| CHAPITRE 
        PREMIER  LE DÉCOR DE LA 
        VIE  1.Maisons et Jardins -------Le 
        voyageur qui débarque en Afrique du Nord est dès ses premiers 
        pas séduit par le charme de la maison arabe . Fromentin; qui passa 
        une année en Algérie, d'octobre 1852 à octobre 1853, 
        est un des auteurs que nous citerons le plus souvent, car il est un de 
        ceux qui surent le mieux rendre avec un égal bonheur par la plume 
        et par le pinceau, tout ce qu'une sensibilité délicate et 
        une sympathie bienveillante peuvent découvrir de beauté 
        en terre d'Afrique. Voici comment il décrit la maison arabe-------" 
        Habitées par le peuple qui les avait bâties et je pourrais 
        dire rêvées, ces demeures étaient une création 
        à la fois des plus poétiques et des plus spirituelles. Ce 
        peuple avait su faire des prisons qui fussent des lieux de délices, 
        et cloîtrer ses femmes dans des couvents impénétrables 
        aux regards et transparents. Pour le jour, une multitude de petites ouvertures, 
        des jardins tendus de jasmin et de vignes ; pour la nuit, des terrasses 
        : quoi de plus malicieux et en même temps de plus prévoyant 
        pour la distraction des prisonnières ? Ces maisons si bien fermées 
        n'ont, pour ainsi dire, pas de clôture. La campagne y pénètre 
        en quelque sorte et les envahit. Le sommet des arbres touche aux fenêtres 
        ; on peut, en étendant le bras, cueillir des feuilles et des fleurs; 
        l'odeur des orangers les enveloppe, et l'intérieur en est tout 
        parfumé.
 -------" 
        Les jardins ressemblent à des joujoux d'art destinés à 
        l'amusement de la femme arabe, cet être singulier dont la vie longue 
        ou courte n'est jamais autre chose qu'une enfance. On n'y voit que petites 
        allées sablées, petits compartiments de marbres creusés 
        de rigoles, où "eau serpente et dessine en courant des arabesques 
        mobiles. Quant aux bains, c'est encore, un séjour imaginépar 
        un mari poète et jaloux. Figure-toi de vastes citernes où 
        l'eau n'a pas plus d'un mètre de niveau, dallées du plus 
        beau marbre blanc et ouvertes par des arceaux sur un horizon vide. Pas 
        un arbre n'atteint à cette hauteur ; quand on est assis dans ces-baignoires 
        aériennes, on ne voit que le ciel et la mer, et l'on n'est vu que 
        par les oiseaux qui passent.
 -------Nous 
        ne comprenons rien, nous autres, aux mystères d'une pareille existence. 
        Nous jouissons de la campagne en nous y promenant : rentrons-nous dans 
        nos maisons, c'est pour nous enfermer ; mais cette vie recluse près 
        d'une fenêtre ouverte, l'immobilité devant un si grand espace, 
        ce luxe intérieur, cette mollesse du climat, le long écoulement 
        dés heures, l'oisiveté des 'habitudes, devant soi, autour 
        de soi, partout, un ciel unique, un pays radieux, la perspective infinie 
        de la mer, tout cela devait développer des rêveries étranges, 
        déranger les forces vitales, en changer le cours, mêler je 
        ne sais quoi d'ineffable au sentiment douloureux d'être captif (1) 
        ".
 -------Le touriste qui trouve aujourd'hui 
        en Afrique du Nord les confortables hôtels de la Compagnie transatlantique 
        n'a pas souvent l'occasion d'habiter une maison arabe. Mais ce plaisir 
        était donné il n'y a pas bien longtemps encore au voyageur 
        qui découvrait le Maroc. Je me rappelle avoir vécu des journées 
        délicieuses à Marrakech en 1921 dans une maison indigène 
        où il n'y avait pas encore de vitres et où les fenêtres 
        de ma chambre, donnant sur un frais patio, étaient fermées 
        seulement de lourds volets, en bois de cèdre. Je les laissais ouverts 
        pour laisser entrer la fraîcheur et la splendeur de la nuit ainsi 
        que tous les chants, toutes les musiques qui s'appelaient et se répondaient 
        le soir sur les terrasses. Au matin j'étais réveillé 
        avec les premiers rayons du soleil par de petits oiseaux familiers qui 
        venaient, sans aucune crainte, pépier jusqu'aux alentours de ma 
        couche. J'ai été également l'hôte (alors et 
        depuis) de ce palais somptueux qu'avait fait construire Ba-Ahmed, vizir 
        et " argentier " peu scrupuleux du sultan Moulay Abd et Aziz 
        (2), palais dont André Chevrillon et Jérôme et Jean 
        Tharaud ont donné les descriptions que l'on va lire. Il est agréable 
        de rapprocher ces pages qui nous offrent différents " éclairages 
        ", de jour et de nuit, des mêmes jardins:
 -------" 
        Une beauté presque persane, celle d'un jardin fermé, plein 
        de nuit bleue et de sombres verdures, dont les pointes s'ordonnent religieusement. 
        Au fond de l'espace sous la lune éclatante et nue, une seule étoile 
        pendait comme une blanche goutte qui tremble et va tomber. Quel accord 
        de cette nuit et de ce lieu profond ! La, même magie flottait aux 
        infinis du ciel et dans le petit creux de ce parfait jardin, seule réalité 
        visible de la terre. Le silence qui l'emplissait, plus sensible par le 
        chant unique de l'eau dans la coupe centrale de marbre, semblait descendre 
        des profondeurs célestes. Quelque chose de l'éternité 
        d'en haut avait passé dans les choses périssables d'en bas.
  -------" 
        Parfums de fleurs montant à flots dans la nuit, arôme amer 
        des orangers. Et toutes les couleurs, aussi, de ces beaux végétaux 
        prisonniers, toutes les couleurs, distinctes comme pendant le jour, seulement 
        baissées d'un degré, affaiblies : ainsi des voix qui chantaient, 
        et maintenant murmurent. Je voyais les jasmins flottants, leurs pâles 
        étoiles suspendues, et par milliers, les boules d'or dans les beaux 
        feuillages vernissés, et le vert si clair des longs cédrats; 
        et même si l'on se laissait couvrir par un bananier, les veinures 
        de ses larges lames transparaissaient à la clarté lunaire. 
        Les zellijs, au pied des arcades, l'infinie broderie multicolore des grandes 
        portes, les chemins de mosaïque des allées, luisaient, se 
        déroulaient en semis géométriques en reliefs de douceur 
        mystérieuse. (3) "-------Et voici le même paysage 
        vu de jour par les Tharaud:
 -------" 
        Qu'il est donc malaisé de peindre avec justesse le charme de l'Orient 
        ! A inventorier ces beautés si familièrement charmantes, 
        si peu étonnées d'être là, si peu surprises 
        de faire ensemble leur concert silencieux, plein de notes divines, si 
        maniéré et si modeste à la fois, on a l'air d'un 
        pédagogue qui cherche à découvrir, sous la lampe, 
        ce qui fait le sortilège de quatre vers aériens d'un poète 
        de la Perse. On dit : les choses sont ainsi ; il y a là une allée, 
        des orangers et des cyprès ; il y a là un jet d'eau, une 
        vasque de marbre, une étoile de zelliges. Mais quand on a dit tout 
        cela' et situé exactement chaque objet, l'oranger n'a plus de parfum, 
        le cyprès ne s'incline plus avec sa grâce adolescente, les 
        oiseaux se sont tus. Les mille étoiles du jasmin ont disparu dans 
        le feuillage, les grandes portes paradisiaques ont refermé avec 
        effroi leurs vantaux d'or et de carmin sur les chambres de silence et 
        d'ombre, qui font penser à des auberges où ne descendraient 
        que des rêves...
 -------" Et comment les mots de chez 
        nous ne s'égareraient-ils pas en parlant des choses d'ici! Ici, 
        toute pompe est familière, toute grandeur coquette, toute beauté 
        un peu mièvre. Avec cela, le naturel a toujours de la dignité. 
        L'abandon n'est jamais vulgaire. Ce qui chez nous jure d'être ensemble, 
        se trouve ici tout naturellement accordé. La grande cour, dallée 
        de marbres blancs et verts, s'entoure d'une galerie de bois d'un bleu 
        déteint, passé, d'une rusticité presque pauvre. De 
        hautes et frêles graminées poussent sur les toits de tuiles 
        veltes qui couvrent les pièces enchantées. L'eau s'échappe 
        des vasques, ruisselle et baigne le marbre majestueux. D'innombrables 
        pigeons vont et viennent sur les dalles chauffées au soleil, et 
        dans ce silence inhabité leur promenade lustrée, noble, 
        familière et roucoulante, est encore ce qui donne le mieux à 
        mon esprit la mesure de la majesté du lieu. (4) "
 -------Tous les jardins ne sont pas 
        cachés dans des palais. En dehors des villes, et spécialement 
        au Maroc, on en rencontre de merveilleux où les jardiniers, m'a-t-on 
        dit - poussent le raffinement jusqu'à grouper les plantes non pas 
        seulement pour l'harmonie des couleurs que les fleurs présentent 
        aux yeux, mais encore pour créer de savantes symphonies de parfums. 
        Voici celui de l'Aguedal à côté
 de Marrakech:
 -------" Mais la merveille de 
        l'Aguedal, c'est le paradis de jardins qui s'étend par derrière, 
        la solitude végétale qu'entoure la solitude enflammée 
        de la plaine, sous l'écran bleuissant des neiges.
 -------" Plus personne dans ce 
        dédale de grands clos qui communiquent entre eux par les brèches 
        et les trouées des vieux murs. Plus rien que le soleil et l'azur, 
        et les peuples de beaux oliviers, et les palmiers surgissants, et l'arôme 
        embaumé des étoiles de cire, entre les rangs et les rangs 
        de clairs feuillages vernis ; et le feu des jeunes fleurs promettant les 
        grenades, et aussi les chants, les trilles, les subites querelles des 
        grives et des merles. Et par-dessous ces changeantes sonorités, 
        partout présente, comme une âme évanouie dans du bonheur, 
        et qui flotte avec les nappes de parfums, la rumeur endormie des invisibles 
        colombes, la même qu'à la Mamounya, mais plus vaste encore, 
        et si faible, régulière qu'on la distingue à peine 
        du silence...
 -------"... Un paradis avant 
        le mal, avant la peur, où ne vit encore que l'innocence des fleurs 
        et des oiseaux. On est si loin des hommes et de soi-même ! On a 
        retrouvé la prime jeunesse du monde ; et quelle paix, quelle sécurité, 
        quel pur oubli de tout ! on oublierait ici la mort, dont l'ombre n'a jamais 
        passé sur ces lieux. Seulement la perfection de la vie, de son 
        moment suprême : jeunes floraisons, trais éclats, beauté, 
        volupté. Et ce divin moment, on dirait qu'il est fixé pour 
        toujours, que cet enchantement, rien ne viendra le dissiper ou le rompre.
 -------" Un matin d'avril ? A 
        l'Aguedal ? Au Maroc ? Non, c'est plutôt l'éternel matin; 
        c'est à jamais le ciel sans tache, les feuillages lustrés, 
        chargés de sèves aromatiques, les fruits d'or, les oliviers 
        pâles de leur écume de fleurs. Et toujours, dans ce calme 
        divin, l'immense, innombrable murmure de l'amour, longuement rythmé 
        comme une respiration d'extase. L'heure est comme suspendue dans un bonheur 
        qui se confond à la lumière. Rien qui parle de la succession 
        des jours.
 -------" Là-bas, entre 
        des bouquets de citronniers, sous des panaches suspendus de dattiers, 
        je vois briller les neiges...
 -------" Un paradis, mais musulman, 
        à cause des trop molles délices du lieu, de ses suggestions 
        de repos et de volupté. On voudrait s'asseoir, en fermant un peu 
        les yeux, pour se pénétrer de silence, de parfums, de pure 
        clarté sans images. Et l'âme islamique aussi peut s'exalter 
        de ces belles ordonnances, exactes et pures comme les parvis et les péristyles 
        d'une mosquée, de l'immense rectangle liquide, au centre de ce 
        domaine : silencieux miroir de la montagne et de la solitude, s'exalter 
        du lustre grave des immortels feuillages, de l'ombre vraiment religieuse 
        de certaines avenues où des oliviers ravinés par le grand 
        âge suspendent leurs grises franges, vous enveloppent de longs rideaux 
        légers, comme pour plus de paix et de mystère. Tout au long 
        de l'avenue, la ligne d'un rapide ruisseau brille en un mince canal de 
        chaux très blanche. Du secret, de l'ombre, de beaux arbres, la 
        rumeur et la fraîcheur d'une eau vive, quel accord musulman ! Voilà 
        bien le luxe et la beauté qu'ont cherchés les émirs 
        dont le rêve s'éternise en Andalousie, aux jardins clos du 
        Generalife et de l'Alhambra. On peut imaginer l'un d'eux, poète, 
        assis là, dans ses plis de mousseline, sur le blanc rebord du ruisseau 
        ; il écrit des vers d'amour riches en métaphores subtiles, 
        en mots dont le vulgaire ne percevra pas tous les sens.
 -------" Justement l'avenue 
        sacrée s'ouvre au loin sur un kiosque qui ,ne semble fait, en cette 
        solitude, que pour la musique et le rêve. A l'autre bout de la voûte 
        ombreuse, il se lève dans le soleil. On voit briller entre ses 
        colonnes son treillis blanc, car il est ajouré comme une jolie 
        cage Sous le dernier arceau des branches, se révèle le bas 
        de sa toiture : un peu de douce poterie turquoise.
 -------" Par un jour d'extrême 
        avril, par un de ces midis où la ville se plombe et s'écrase 
        sous le soleil, où les franges des hautes palmes fondent dans l'aveuglante 
        lumière, j'ai passé sur le parvis qui précède 
        ce pavillon. A l'intérieur, à travers la dentelle du mur, 
        peu à peu dans un riche demi-jour, j'ai vu paraître, au large, 
        obscur cornet du plafond, des entrelacs d'or et de pourpre confuse. Par 
        terre, au milieu de l'hexagone de faïence dont six colonnes marquent 
        les angles sur des tapis aux tons d'or, deux formes humaines s'allongeaient 
        : sans doute de simples jardiniers réfugiés là, à 
        l'heure accablée. Mais ils ne dormaient pas. Mes yeux, s'habituant 
        à cette pénombre, distinguaient leurs yeux demi-ouverts. 
        Ils étaient tournés vers le portique où s'encadrait 
        pour eux une pure vision de poésie arabe : l'obscure et profonde 
        perspective des oliviers entre des clartés vertes, et, tout au 
        milieu, le long filet d'eau courante.
 -------" Ils ne semblaient pas 
        conscients de notre présence. Ils ne remuaient pas, absorbés 
        dans leur kief, goûtant la perfection d'un bonheur que des sultans 
        avaient préparé pour eux-mêmes : délices de 
        l'ombre, à l'heure où la terre et le ciel s'incendient, 
        de l'ombre et du silence parmi des couleurs et lueurs de faïence; 
        paix du beau jardin dont l'image s'inscrit, parfaite et lumineuse, dans 
        le noir d'une arche à contre-jour. Et, sans arrêt, le ruissellement 
        endormeur de l'eau froide et volubile...
 -------" Ce n'était rien 
        que deux jardiniers à l'heure de la sieste. Mais, après 
        avoir longuement erré dans ces jardins déserts, on avait 
        l'impression de rencontrer enfin, au centre de la splendide solitude, 
        l'âme humaine, celle qui avait voulu, ordonné ce royaume 
        du rêve, et qui, maintenant immobile, cachée dans sa retraite 
        d'ombre, ne faisait plus que le refléter. (5) "
 -------En Afrique du Nord la nature 
        au printemps produit sans aide des fleurs à profusion. Ce fut aux 
        yeux de Loti, lorsqu'il visita le Maroc, la grande merveille que cette 
        terre couverte de fleurs, comme un fin tapis de Rabat. Nous ne saurions 
        manquer de citer une page de Louis Bertrand sur les roses de Cherchell, 
        qui donne une juste idée de cette exubérance spontanée
 -------" Ces haies fleuries 
        de roses offraient une autre merveille. Elles étaient tellement 
        alourdies de corolles, de boutons en grappes, qu'on eût dit une 
        double 'file de reposoirs drapés de mousselines et surchargés 
        de bouquets. Derrière les haies, se dressaient les grands panaches 
        des roseaux. Toute l'avenue avait l'air d'être ornée pour 
        le passage d'une procession. Des pétales s'envolaient aux brises. 
        Les touffes et les guirlandes se soulevaient et se gonflaient comme les 
        falbalas d'une robe de bal. Jamais nulle part, - pas même à 
        Tipasa, ni dans les roseraies fameuses de Boufarik, - je n'en avais vu 
        une telle profusion. Il y en avait de toutes formes et de toutes nuances 
        de minuscules comme des bauxias, d'énormes comme des pivoines, 
        de carminées, de roses pâles, de blanches à peine 
        teintées de veinules purpurines. Mais toutes avaient la finesse, 
        la transparence de la gaze, la fragilité, le papillonnement de 
        la neige. Ces fleurs qui semblent faites pour être 'gaspillées, 
        écrasées, foulées aux pieds dans des fêtes 
        ou dans des orgies, il faut les voir comme ici, en buissons exubérants, 
        en jonchées, en amoncellements de gerbes. On a comme une envie 
        amoureuse de les prendre à pleine bouche, de se rouler sur elles. 
        On comprend que la rose est, par excellence, la fleur de volupté, 
        l'emblème cher à Vénus. Ce mois de mai qui lui est 
        consacré est aussi le mois des roses. Or, je me souviens que Cherchell 
        dut être, au temps de sa gloire, très dévote à 
        Vénus, si l'on en juge 'par le nombre des statues de la déesse 
        qu'on a retrouvées dans ses ruines. La ville africaine avait voulu 
        faire honneur à sa patronne. Elle s'était tellement parée 
        de roses que sa ceinture en éclatait et que tout l'air en était 
        embaumé autour d'elle...
 -------" Nous approchions des portes 
        de Cherchell. Je me penchai, une dernière fois, hors de la voiture, 
        afin de m'emplir les yeux de la brillante vision qui allait s'éteindre 
        avec la nuit : la mer sous ses voiles mauves, que nuançait encore 
        un peu de rose, le ciel glauque comme l'eau d'un puits envahi par les 
        mousses, où, dans des profondeurs toujours plus sombres, je voyais 
        trembler les gouttelettes cristallines des premières étoiles. 
        Et je me disais qu'à mon entrée dans l'antique Césarée 
        de Maurétanie, je ne pouvais rêver plus triomphale escorte 
        d'images : c'était toute l'âme païenne et toute la splendeur 
        de l'Afrique latine qui, pour moi, flottaient dans ce beau soir (6)
 
 
 II 
        .- Lieux de réunion : Cafés et bains -------En dehors des 
        demeures où il cache jalousement sa vie privée, mais aime 
        à recevoir ses amis ou ses hôtes, l'indigène nord-africain 
        fréquente quelques lieux de réunion, le café et le 
        bain public-------" 
        Le " café maure " est quelque chose de fort différent 
        de nos estaminets français. On y consomme très peu et on 
        n'y joue qu'assez rarement. C'est avant tout un lieu de conversation, 
        de paresse et de repos, un endroit frais et ombragé pour la fumerie 
        ou le rêve. On y fait la sieste, on y dort, on y accomplit même 
        ses dévotions. L'indigène, une fois accroupi sur ses talons, 
        empaqueté dans son burnous, se considère là comme 
        chez lui. Immobile et taciturne, il regarde couler les heures avec indifférence 
        et béatitude.
 -------" Le café, où 
        je suis entré, a été aménagé tant bien 
        que mal au rez-de-chaussée d'une maison bâtie à l'européenne. 
        C'est une grande salle nue, badigeonnée de chaux, et dont le sol 
        inégal n'a même pas été recouvert de terre 
        battue. Il n'y a d'africain dans la disposition de la pièce que 
        la haute cheminée lambrissée de faïences émaillées, 
        où le kaouadji surveille ses petites burettes de fer-blanc. Des 
        bancs de bois assez larges circulent tout le long des plinthes. L'unique 
        ornement est une boîte à horloge monumentale, toute peinturlurée 
        de fleurs rouges et jaunes, telle qu'on en rencontre encore dans les cuisines 
        de nos fermes. Au milieu, sur une table à trois pieds, une botte 
        de roses trempe dans une grosse cruche de cuivre qui sert à porter 
        l'eau
 -------" La salle est à 
        peu près vide. Quelques individus sommeillent, allongés 
        sur les bancs. Je gagne la cour contiguë, dont l'éclairage 
        un peu cru fait paraître plus sombre la demi-ténèbre 
        où est plongé le café. Une lampe à pétrole 
        est suspendue au treillage qui s'étend d'un mur à l'autre, 
        en manière de plafond et qui est complètement tapissé 
        par des lianes violettes de bougainvilliers. C'est un véritable 
        berceau de verdure, où règne un peu de fraîcheur, 
        grâce à la fontaine encastrée dans le mur et dont 
        la vasque est pleine jusqu'au bord.
 -------" Je m'assieds à 
        l'écart, sur une natte, et, après avoir commandé 
        ma tasse de kaouadji, je regarde autour de moi... La cour n'est guère 
        plus animée que la salle. Deux hommes assis sur leurs talons jouent 
        bravement aux échecs. Le damier est placé par terre, dans 
        le cercle rougeâtre ce la lampe, et je vois les mains brunes et 
        sèches des joueurs qui poussent les figurines de buis sur les cases 
        blanches et noires. Un nègre, accroupi à côté 
        d'eux, leur jette de temps en temps un regard discret, en dilatant les 
        gros globes laiteux de ses prunelles. Enfin j'ai pour unique voisin un 
        grand vieillard maigre qui a l'air comme effondré dans les plis 
        d'un burnous immaculé. Une barbe de patriarche allonge encore son 
        visage osseux et émacié, plus pâle que les mousselines 
        de son turban. D'un doigt soigneux, il tourne lentement les pages d'un 
        magnifique et très ancien manuscrit, dont le vélin jauni 
        est enluminé d'or, de vermillon et d'azur. Il lit, avec un clapotement 
        continu des lèvres, comme un enfant qui épelle, puis il 
        s'interrompt, ferme le livre précieux, et, les yeux fixes, enfiévrés 
        et luisants d'extase, il marmotte une prière, se dresse ;de toute 
        sa hauteur sur ses genoux, s'abat brusquement dans une totale prosternation 
        et se relève, le front noirci de poussière.
 -------" Personne ne prend garde 
        à la gesticulation du dévot personnage. Pas une parole ne 
        s'échange entre les quatre hommes qui sont là. Je ne perçois 
        que le bruit ténu du filet d'eau qui s'égoutte dans la vasque 
        de la fontaine, le murmure de la prière sur les lèvres du 
        vieux et, parfois, le claquement des sandales du kaouadji qui vient enlever 
        les burettes vides, éparses autour des joueurs. Plus que le café 
        parfumé qui se dépose au fond de ma tasse, je savoure ce 
        calme et ce recueillement, je jouis du spectacle qui m'environne, - ces 
        hommes impassibles et beaux sous leurs draperies blanches, cette cour 
        rafraîchie d'eau vive, ce rideau de fleurs violettes qui la recouvre 
        toute, comme un riche vélum sur la cella d'un temple... (7) "
 -------Quant au bain maure, pénétrons-y 
        avec le meilleur des guides:
 -------" J'y entrai, un soir, 
        vers onze heures, car les bains ne sont ouverts aux hommes que la nuit. 
        Je soulevai le carré d'étoffe qui masquait la porte, au 
        fond du vestibule, et je me trouvai dans un assez vaste patio dont l'atmosphère 
        un peu lourde m'oppressa d'abord. A la lueur des lampes à huile, 
        je ne distinguai qu'un amas de blancheurs, puis mes
 yeux s'étant accoutumés à la pénombre, je 
        précisai les
 silhouettes des gens qui étaient là et l'architecture du 
        local.C'était un patio tout en marbre blanc. Au centre, au milieu 
        de l'impluvium, où l'on descend par quelques marches, se déploie 
        un bassin circulaire, surmonté d'une vasque où s'égouttait 
        un jet d'eau. Des linges mouillés pendaient tout le long de la 
        margelle. A côté un individu nu jusqu'à la ceinture, 
        les reins entourés d'une espèce de pagne, foulait d'autres 
        linges qu'il piétinait en cadence, comme un vendangeur dans une 
        cuve...
 -------" Très exhaussée 
        au-dessus du bassin, une galerie à colonnes torses encadre tout 
        le patio. Des indigènes couchés y dormaient; d'autres jouaient 
        aux dames, ou fumaient des cigarettes, en buvant du thé ou du café 
        dans de petites tasses peintes de couleurs crues.
 -------" Le foulon, interrompant 
        sa besogne, me conduisit dans la galerie, m'assigna une natte et me convia 
        à me déshabiller. Les pas du foulon s'amortissaient sur 
        le marbre onctueux. Il glissait comme une ombre. Aucun bruit dans le patio, 
        sinon, de temps en temps, une rumeur de paroles échangées 
        à voix basse. On se serait cru dans une mosquée, à 
        l'heure de la prière nocturne.
 -------" Je me dévêtis, 
        un peu gêné par la présence de tous ces Africains. 
        Quand je fus prêt, le foulon me noua une serviette autour des hanches, 
        puis il alla quérir le baigneur, - un adolescent, pâle et 
        mince comme un cierge de cire, et plus trempé, plus ruisselant 
        qu'une naïade. Le torse nu, la peau bronzée et distendue par 
        les côtes saillantes, un simple torchon ficelé à la 
        taille, l'esclave s'agenouilla, m'attacha aux pieds des sandales de bois 
        blanc, et, me soutenant par les aisselles (car je risquais de tomber à 
        chaque pas sur les dalles du patio toutes grasses d'eau savonneuse), il 
        m'entraîna vers l'étuve, dont la porte de chêne retomba 
        lourdement derrière nous
 -------" Une chaleur humide, suffocante, 
        me coupa la respiration. Je me sentais défaillir, un flot de sueur 
        m'inonda soudain de la tête aux pieds. Mais d'un mouvement brusque, 
        mon guide me renversa
 m'étendit sur une plate-forme rectangulaire recouverte d'une plaque 
        de marbre noir : elle était chauffée à l'intérieur. 
        Il me sembla qu'elle me brûlait. Je me relevai vivement, mais le 
        baigneur me força à me recoucher, pesa sur tout mon corps 
        de façon à ce que le contact fut complet entre le marbre 
        et ma chair.
 " Reste là! - me commanda-t-il, - ne bouge pas avant que je 
        vienne!...
 ------" Je ne 
        bougeais plus. J'étais comme anéanti. Je me liquéfiais 
        par tous mes pores. La sueur de mon front m' emplissait les orbites et 
        m'aveuglait. Quand la plaque me brûlait, ma peau adhérait 
        à la pierre rendue visqueuse par toutes les graisses humaines qui 
        s'étaient figées là. Puis, peu à peu, je m'habituai 
        à ce supplice. Je goûtai une sorte d'évanouissement 
        voluptueux. Ma conscience divaguait : où étais-je? Les sensations 
        que j'éprouvais étaient si nouvelles ! Elles entraînaient 
        mon imagination vers des époques et des choses si lointaines!... 
        À travers les buées tièdes qui remplissaient l'étuve, 
        je promenais mesregards autour de moi. Dans le fond tremblait le halo d'une lampe, et 
        je distinguais le sautillement rythmé de l'esclave qui, aidé 
        d'un compagnon, foulait un paquet de linges. Je les voyais obliquement, 
        car je ne remuais pas ma tête, et mes yeux revenaient toujours avec 
        lassitude vers les ténèbres de la voûte, où 
        ils se perdaient dans le noir. De temps en temps, une goutte froide, qui 
        s'en détachait, tombait sur ma joue et me forçait à 
        fermer les paupières. Une invincible torpeur m'envahissait...
 -------" Tout à coup, 
        les deux esclaves, ayant fini leur besogne, m'empoignèrent, l'un 
        par les épaules, l'autre par les jambes, et, sans la moindre douceur, 
        ils me déposèrent dans un coin de l'étuve, au bord 
        d'une rigole, où coulaient un robinet d'eau chaude et un robinet 
        d'eau froide. Ils me firent coucher à plat ventre, le nez contre 
        le pavé, puis, saisissant une poignée d'étoupes qu'ils 
        trempèrent dans du savon liquide, ils se mirent à me frotter 
        si vigoureusement que j'en criais. Ils s'interrompaient pour me jeter 
        des gobelets d'eau tiède sur tout le corps, et ils recommençaient 
        leur friction frénétique. Après cela, ils me donnèrent 
        trois petites claques sur les omoplates, et, avec la paume de leurs mains 
        en guise de strigile, ils entreprirent de me racler l'épiderme. 
        On me nettoya, on me retourna dans tous les sens. Parfois, le grand maigre 
        s'arrêtait et il agitait au-dessus de ma tête ses mains savonneuses.
 -------" - Regarde comme tu étais 
        sale!... Regarde ta peau, ta sale peau !...
 -------" Je ne m'offensais nullement 
        de ces familiarités, sachant que c'était un simple artifice 
        pour obtenir un salaire plus élevé.
 -------" Quand ils se furent 
        fatigués à ce jeu, ils m'arrosèrent d'eau froide 
        répandue à pleins gobelets, et ce me fut une sensation délicieuse, 
        qui me ranima un peu. Alors ils s'attelèrent tous les deux à 
        mes bras et à mes jambes, il me les tirèrent, ils m'écartelèrent. 
        Ils me firent craquer chaque articulation, et, me tenaillant les muscles 
        entre leurs doigts serrés, comme des étaux, ils me les tordirent, 
        ils en exprimèrent les dernières gouttes de sueur. Enfin 
        on me rinça à l'eau froide, on me remit sur pieds, on m'essuya, 
        on m'attacha une serviette autour des reins, une autre sur la tête, 
        et, me soutenant par les aisselles, les deux esclaves m'emportèrent 
        vers le patio. Je ne pouvais plus me traîner, j'étais exténué. 
        Ainsi enveloppé dans mes linges, inerte et les membres raidis, 
        j'étais comme un mort qu' on va mettre au cercueil, après 
        la toilette funèbre.
 -------" Sous la galerie du patio, 
        un matelas recouvert d'un drap m'avait été préparé 
        par le foulon.. Il m'engagea à m'y reposer jusqu'à l'aube, 
        m'apporta des cigarettes, une tasse de thé, et s'en alla.
 -------" Une fois étendu 
        sur les draps frais u matelas, je goûtai un bien-être inexprimable, 
        - quelque chose comme le réveil de la vie, au début d'une 
        convalescence. Mon corps était brisé, mais je constatais, 
        en moi, une lucidité d'esprit extraordinaire, une agilité, 
        une acuité surprenante des sens, cette espèce de libération 
        de la matière qu'on éprouve
 dans les rêves. C'était un état voluptueux et candide. 
        J'habitais un monde étrange et silencieux. Le murmure du jet d'eau 
        dans la vasque, la respiration des dormeurs couchés à côté 
        de moi ne faisaient que rythmer ce silence. La blanche colonnade du patio 
        brillait doucement à la clarté des veilleuses, et, tout 
        le long des murs, les corps disséminés formaient des entassements 
        plus sombres. Des apparences fantômales se levaient par instants, 
        semblaient flotter sous les arcades. Et l'air tiède était 
        tout chargé de parfums : odeurs de cigarettes musquées, 
        de cumin,. de sental, et de girofle... (8) "
 -------Avant de quitter les villes 
        où la civilisation moderne fait passer ses tramways, lance ses 
        automobiles, donnons un souvenir ému à l'Alger d'autrefois 
        et aux étranges petites voitures qu'on y voyait circuler, à 
        l'époque de Fromentin et, nous disait un jeune ministre, - on peut 
        être un jeune ministre et avoir encore de tels souvenirs - il y 
        a une quarantaine d'années encore. Elles portaient des
 noms symboliques : Hirondelle, Gazelle, Zéphyr, Vole-au-vent (quelquefois 
        avec d'amusantes fautes d'orthographe).
 -------Le voiturin d'Alger est une 
        voiture à claire-voie, faite exprès pour le Midi, qui vous 
        abrite à peu près comme un parasol et vous évente 
        avec des rideaux toujours agités. Ces carrioles, aujourd'hui très 
        nombreuses, surtout dans la banlieue que j'habite, sont aussi peu suspendues 
        que possible, vont horriblement vite, et, chose incroyable, ne versent 
        jamais. Ce sont de petits omnibus au coffre large
 assis sur des roues grêles, menés par de petites rosses barbes 
        à tous crins, efflanquées, haletantes, ayant la maigreur, 
        la coupe aiguë et la vive allure des hirondelles. On les appelle 
        des " corricolos ". Jamais nom ne fut plus exact; car elles 
        vont toujours au galop, courant sur un lit de de poussière, volant 
        comme un char mythologique au milieu d'un nuage, avec un bruit aérien 
        tout particulier de grelots,
 claquements de vitre et de coups de fouet. On dirait que chaque voiture 
        porte un message. Que le cocher soit Provençal, Espagnol ou Maure, 
        la vitesse est la même ; la seule chose qui varie, ce sont les procédés 
        pour l'obtenir. Le Provençal aiguillonne son attelage avec des 
        blasphèmes, l'Espagnol le harcèle à coups de lanières, 
        le Maure l'épouvante avec un cri du gosier effrayant. Lucrative 
        ou non, cette industrie pleine de verve a pour effet le plus certain de 
        mettre également tous les voituriers de bonne humeur.
 
 |  | -------" 
        C'était Slimen en personne qui me conduisait dans son voiturin 
        peint en jaune clair, et appelé la Gazelle .Slimen est un jeune 
        Maure qui se civilise. Il parle français, regarde effrontément 
        les étrangères et s'arrête aux cabarets pour y boire 
        du vin. Il était frais rasé, dispos, joyeux, tout habillé 
        des couleurs de l'aurore, culotte blanche, veste gris-perle, écharpe 
        rose, et portait, comme une femme au bal, une fleur de grenadier piquée 
        près de l'oreille. Menant son équipage d'une main, de l'autre 
        il fumait une cigarette, et chaque fois qu'il ouvrait la bouche pour exciter 
        ses bêtes, des bouffées odorantes lui sortaient des lèvres. 
        J'avais pour voisin de droite un vieux Maure à figure courtoise, 
        qui rentrait honnêtement de son jardin avec une récolte d'oignons 
        et d'oranges mêlés confusément dans un cabas de paille. 
        En face de moi, un nègre maçon, éclaboussé 
        de chaux vive, se dandinait au cahot des roues, souriant à des 
        idées joyeuses qui lui remontaient à tout propos dans l'esprit. 
        Au fond trois Mauresques de mine évaporée babillaient sous 
        leurs masques blancs ; elles sentaient le musc et la pâtisserie, 
        et leurs haïks s'échappaient par les fenêtres comme 
        de légers papillons. (9)  III. 
        - Les Tentes -------Abandonnons 
        les cités et lançons-nous vers le Sud. Vous connaîtrez 
        maintenant l'attachement que l'on peut avoir pour la tente, cet abri qui 
        offrira l'ombre à vos yeux, le repos à vos membres rompus 
        par les longues chevauchées ou les lentes étapes à 
        dos de méhari. Un grand voyageur, qui était un causeur délicieux, 
        riche d'anecdotes pittoresques et vécues, Hugues Le Roux a su rendre 
        l'attrait decette demeure de nomades
 -------" Au 
        centre du campement on a dressé, pour nous recevoir, la " 
        tente des hôtes ". Au dehors, elle est blanche et parsemée 
        de vases d'un dessin hiératique, coloriés en bleu, qui, 
        du sommet à la base, en cercles toujours plus étroits, décorent 
        la blancheur de la toile. A l'intérieur, c'est une alternance symétrique 
        de bandes rouges et vertes. Des tapis anciens recouvrent entièrement 
        le sol. La tente est meublée de divans bas. Sur ces divans sont 
        étendues des étoffes légèrement ouatées 
        ; ce sont des morceaux de soieries claires, bleues-pâles ou jaunes-pâles, 
        à fleurs, entourés de bandes plus foncées ; les soieries 
        jaunes sont relevées de rose, les bleues de ponceau vif. Et il 
        y a partout une profusion de traversins et de tabourets multicolores. 
        En sortant de la plaine où les yeux, pendant des heures, se sont 
        habitués à la monotonie de la terre brûlée, 
        cette chanson de couleurs claires, rencontrée en plein désert, 
        ravit comme une boisson fraîche.
 -------"Et 
        l'on goûte aussi sous cette tente la douceur de l'abri, car dehors, 
        le vent est très vif. Il s'abat tout d'un coup, en rafale, sur 
        le campement de l'agha. Il s'engouffre sous la tente. Il va l'arracher 
        à ses pieux. Mais un cri d' alarme a été poussé, 
        les cavaliers ont vu venir cette trombe ; à chaque cordage, il 
        y a un homme qui tire, s'arc-boute. A cette minute, la tente
 a l' air d' un ballon qui se balance pour s' enlever. Puis la colonne 
        de poussière court vers les montagnes. L'ordre se rétablit. 
        (10) "
 IV. 
        - Sur les Hauts-Plateaux -------Quelquefois 
        l'ordre ne se rétablit pas aussi vite. Sur les hauts plateaux et 
        plus encore dans les régions de dunes (erg) qui les bordent au 
        sud, le vent de sable fait passer au voyageur des heures pénibles. 
        Guy de Maupassant, qui fit séjour en Algérie dans le second 
        semestre de 1881 et accomplit une tournée dans la région 
        de Dielfa avec des officiers de Boghar, nous a laissé une exacte 
        description dune tempête de sable-------" 
        Un jour, après une marche de dix heures dans la poussière 
        brûlante, comme nous venions d'arriver au campement, auprès 
        d'un puits d'eau bourbeuse et saumâtre qui nous parut cependant 
        exquise, le lieutenant me secoua soudain au moment où j'allais 
        me reposer sous la tente, et me dit, en me montrant l'extrême horizon 
        vers le sud : " Ne voyez - vous rien là-bas? "
 -------Après 
        avoir regardé, je répondis : " Si, un tout petit nuage 
        gris. "
 -------" 
        Alors le lieutenant sourit : " Eh bien, asseyez-vous là et 
        continuez à regarder ce nuage. "
 -------Surpris 
        je demandai pourquoi. Mon compagnon reprit:
 -------" 
        Si je ne me trompe, c'est un ouragan de sable qui nous . " arrive. 
        "
 -------" 
        Il était environ quatre heures et la chaleur se maintenait encore 
        à quarante-huit degrés sous la tente. L'air semblait dormir 
        sous l'oblique et intolérable flamme du soleil. Aucun souffle, 
        aucun bruit, sauf le mouvement des mâchoires de nos chevaux entravés, 
        qui mangeaient l'orge, et les vagues chuchotements des Arabes qui, cent 
        pas plus loin, préparaient notre repas.
 -------" 
        On eût dit cependant qu'il y avait autour de nous une autre chaleur 
        que celle du ciel, plus concentrée, plus suffocante, comme celle 
        qui vous oppresse quand on se trouve dans le voisinage d'un incendie considérable. 
        Ce n'étaient point ces souffles ardents, brusques et répétés, 
        ces caresses, de feu qui annoncent et précèdent le sirocco, 
        mais un échauffement mystérieux de tous les atomes de tout 
        ce qui existe.
 -------" 
        Je regardais le nuage qui grandissait rapidement, mais à la façon 
        de tous les nuages. Il était maintenant d'un brun sale et montait 
        très haut dans l'espace. Puis il se développa en large, 
        ainsi que nos orages du Nord. En vérité, il ne me semblait 
        présenter absolument rien de particulier.
 -------" 
        Enfin, il barra tout le Sud. Sa base était d'un noir opaque, son 
        sommet cuivré paraissait transparent.
 -------" 
        Un grand remuement derrière moi me fit me retourner. Les Arabes 
        avaient fermé notre tente, et ils en chargeaient les bords de lourdes 
        pierres. Chacun courait, appelait, se démenait avec cette allure 
        effarée qu'on voit dans un camp au moment d'une attaque.
 -------" 
        Il me sembla soudain que le jour baissait ; je levai les yeux vers le 
        soleil. Il était couvert d'un voile jaune et ne paraissait plus 
        être qu'une tache pâle et ronde s'effaçant rapidement.
 -------" 
        Alors je vis un surprenant spectacle. Tout l'horizon vers le sud avait 
        disparu, et une masse . nébuleuse, qui montait jusqu'au zénith, 
        venait vers nous, mangeant les objets, raccourcissant à chaque 
        seconde les limites de la vue, noyant tout.
 -------" 
        Instinctivement je me reculai vers la tente. Il était temps. L'ouragan, 
        comme une muraille jaune et démesurée, nous touchait. Il 
        arrivait, ce mur, avec la rapidité d'un train lancé ; et 
        soudain il nous enveloppa dans un tourbillon furieux de sable et de vent, 
        dans une tempête de terre impalpable, brûlante, bruissante, 
        aveuglante et suffocante.
 -------" 
        Notre tente, maintenue par des pierres énormes, fut secouée 
        comme une voile, mais résista. Celle de nos spahis, moins assujettie, 
        palpita quelques secondes, parcourue par de grands frissons de toile; 
        puis soudain, arrachée de terre, s'envola et disparut aussitôt 
        dans la nuit de poussière mouvante qui nous entourait à 
        travers ces ténèbres
 -------On 
        ne voyait plus rien à dix pas à travers ces ténèbres 
        de sable. On respirait du sable, on buvait du sable. Les yeux en étaient 
        remplis, les cheveux en étaient poudrés; il se glissait 
        par le cou, par les manches, jusque dans nos bottes.
 -------Ce 
        fut ainsi toute la nuit. Une soif ardente nous torturait. Mais l'eau, 
        le lait le café, tout était plein de sable qui craquait 
        sous notre dent. Le mouton rôti en était poivré ; 
        le kouskous semblait fait uniquement de fins graviers roulés ; 
        la farine du pain n'était plus que de la pierre pilée menu.
 -------Un 
        gros scorpion vint nous voir. Ce temps, qui plaît à ces bêtes, 
        les fait toutes sortir de leurs trous. -------Les 
        chiens du douar voisin ne hurlèrent pas ce soir-là.
 -------Puis, 
        au matin, tout était fini ; et le grand tyran meurtrier de l'Afrique, 
        le soleil, se leva, superbe, sur un horizon clair" (11)
 V. 
        - Dans les Dunes -------Au Sud des 
        hauts plateaux commencent les dunes (l'erg) qui arrêtèrent 
        longtemps tous les voyageurs européens et leur firent répéter 
        cette erreur grossière que le Sahara n'était que vagues 
        de sable. -------Plusieurs 
        couloirs traversent du Nord au sudcette zone de dunes.J'ai personnellement suivi, pour aller d'Alger au 
        Niger, celui qui du M'zab (Ghardaïa) permet d'atteindre El Goléa 
        et voici comment m'apparurent les dunes
 -------" 
        Par de larges plaines entre les plateaux tabulaires que les vents effritent, 
        et surtout les grandes forces alternées et éternelles de 
        la chaleur et du froid, nous nous dirigeons vers le sud. Quelques troupeaux 
        de gazelles nous fuient de loin.Nous rencontrons les premières 
        dunes.
 -------" 
        Elles n'ont l'air de rien, les sournoises. Pas plus hautes que celles 
        où jouent les enfants sur les plages ; mais allez passer là-dedans 
        avec des voitures qui pèsent près de cinq tonnes en ordre 
        de marche ! Alors commence la lutte du grain de sable et du moteur.
 -------" 
        D'une part, cette merveille de l'intelligence humaine, le moteur, cet 
        être vivant dont les pistons battent comme un cur, cet être 
        qui respire, qui au moment de la lutte s'échauffe, s'énerve, 
        s'emballe comme un ouvrier surmené, et d'autre part le grain de 
        sable, cette particule infime de la matière inerte, ce résidu 
        passif de la lutte des éléments contre la roche, cet infiniment 
        petit de la matière en face de la somme infinie d'intelligence, 
        de science, d'expérience humaine que totalise un moteur. Quelle 
        antithèse pour le père Hugo, s'il eût fait partie 
        de la mission ! Elle nous eût valu au moins cinq cents alexandrins 
        grandiloquents... Mais pendant leur méditation la voiture n'eût 
        pas avancé.
 -------" 
        Chacun met la main à la pâte ; des palans sont glissés 
        sous les quatre roues motrices qui tournaient folles et creusaient leur 
        lit sans progresser, des treillis métalliques sont déroulés 
        où les pneus " prennent " bien ; on pousse à l'arrière 
        du bras et de l'épaule dans le halètement chaud du tuyau 
        d'échappement et l'on arrive au faîte avec, dans les yeux, 
        la fierté d'une victoire.
 -------" 
        Le capitaine Lehuraux regarde avec sympathie les " pékins 
        " qu'on lui a confiés: pour être pourvus de mandats 
        électifs ou de titres universitaires, ils ne sont pas trop empotés, 
        ça ira ! et l'on repart déjeuner à Djafou, à 
        l'ombre des voitures.
 -------" 
        Mais il ne faut pas seulement médire de la dune, et l'après-midi 
        nous comprenons qu'elle ait ses poètes, presque ses amants. Elle 
        a des formes de femme, tantôt elle recouvre l'épaule d'une 
        colline rocheuse d'une chair lumineuse et blonde, tantôt elle s'étale, 
        impudique, comme un jeune buste aux lignes pures ; le vent la sculpte 
        de sa caresse légère, comme le ciseau du statuaire fait 
        jaillir du marbre des torses fermes et doux ; le vent joue avec elle en 
        artiste amoureux : au creux d'une épaule il dessine ces deux petits 
        plis qu'aimait M. Ingres, il termine un dos par ce V qu' adorait le grand 
        Léonard. La dune permet tous les rêves, tous les souvenirs. 
        C'est une maîtresse à la chair fine et tiède près 
        de qui le repos est encore une volupté. (12) "
 VI. 
        - Dans les Oasis et les Palmiers -------En bordure 
        Nord et Sud de la région des dunes, existent des oasis, partout 
        où l'homme est parvenu à atteindre ou à faire jaillir 
        les eaux. Dans le M'zab ce sont des puits si profonds qu'il convient d'employer 
        des ânes pour tirer, au moyen d'une poulie, la longue corde qui 
        remonte les outres pleines. À El Goléa et dans le R'hir 
        ce sont des puits artésiens, forés par les Français, 
        qui donnent l'eau génératrice de toute richesse. Il est 
        difficile d'imaginer la splendeur dé végétation d'une 
        oasis : Jérôme et Jean Tharaud ont su nous en donner une 
        idée fort exacte dans la description que l'on va lire-------" 
        Après mille détours je découvre enfin le sentier 
        qui descend à l'oasis. Il faut avoir parcouru, sous un soleil torride, 
        d'immenses étendues pierreuses, et traversé en plein midi 
        les ruelles de ce village embrasé, pour sentir le bonheur de se 
        trouver tout à coup dans une vasque de fraîcheur et d'ombre. 
        Ici plus de maisons, un dédale de petits murs de terre sèche, 
        des milliers de vergers secrets : on est dans la forêt des dattiers. 
        A dix mètres au-dessus du sol, leurs palmes recourbées se 
        joignent et forment un dais verdoyant entre le ciel en feu et la tiède 
        humidité de la terre. Sous les taillis de lauriers-roses, une traîne 
        embaumée. Dans son ravin de sable rouge, la rivière, presque 
        desséchée par les canaux qui l'épuisent, glisse en 
        minces filets de lumière parmi les masses fleuries. Un cavalier 
        en burnous blanc, monté sur un cheval azuré, vole de rocher 
        en rocher au milieu de ce bouquet, et sous les pieds de sa monture l'eau 
        jaillit en étincelles. Des formes blanches, jaunes ou bleues, toutes 
        couvertes de bosses, où il est vraiment malaisé de deviner 
        une femme, descendent du village dans l'ombre verte des sentiers. Sitôt 
        arrivées au bord de l'oued et débarrassées de leurs 
        fardeaux, battoirs, linges, marmites, larges plats de bois, enfants même, 
        elles retroussent leurs draperies et piétinent leur linge en cadence, 
        ou bien elles le battent à deux mains, avec une crosse de palmier, 
        d'un geste large et pareil à celui d'un exécuteur. Au milieu 
        des lauriers les enfants s'ébattent dans l'eau. La rivière 
        trop peu profonde pour qu'ils s'y plongent tout entiers, le bain n'est 
        plus qu'un jeu, une bataille où ils s'éclaboussent à 
        plaisir ; le moindre bruit met en fuite ces gracieux oiseaux sauvages.
 -------" 
        Dans les innombrables jardins prisonniers des petits murs de terre sèche, 
        pas de fleurs, rien que des verdures. Elles vous arrêtent au passage 
        ; il faut courber la tête sous les vignes en berceau pour éviter 
        les grappes qui vous frappent au visage, ou l'énorme concombre 
        qui se suspend au grenadier. Le sol disparaît sous les felfels, 
        les poivrons, les melons d'eau, mille plantes familières ou inconnues 
        ; un puissant parfum de menthe s'exhale de la terre mouillée ; 
        le vert-bleu du figuier se marie au vert foncé de l'abricotier 
        vivace; l'oranger et le citronnier mêlent leurs feuilles au laurier 
        noir; et jaillissant de ce peuple pressé, les grands dattiers s'élancent 
        et laissent retomber leurs longues palmes d'un gris-bleu.
 -------" 
        Quels soins il a fallu pour maintenir sous un ciel implacable cette végétation 
        luxuriante ! A deux pas le désert, le grand pays brûlé 
        où rien ne bouge que la lumière qui, tremble, où 
        rien ne fleurit que le thym. Comme on comprend, sous ces verdures, le 
        désordre passionné de la poésie arabe et son éternelle 
        promesse de paradis verdoyants ! Le bonheur d'une race respire au milieu 
        de ces vergers ; on croit le toucher de la . main, on croit l'entendre 
        qui murmure dans cette eau diligemment distribuée, qui s'en va 
        répandant partout son mystère de fraîche vie. Elle 
        est l'âme , du lieu, et dans tous ces jardins que pas un souffle 
        n'anime, la seule chose mouvante. Elle entre par un trou de mur, va boucher 
        chaque plante, la caresse un moment, répand dans chaque enclos 
        sa fraîcheur et son léger bruit, et puis soudain disparaît 
        : une main parcimonieuse vient de lui barrer le passage avec une motte 
        de boue, et l'eau a pris sa course du côté d'un autre verger. 
        Ainsi de muraille en muraille et de jardin en jardin, elle glisse à 
        travers l'oasis, tantôt dans un sentier et toute brillante de lumière, 
        tantôt sous les ombrages et ne se révélant qu'à 
        son bruit. Et rien comme cette eau courante à travers ces jardins 
        de sable ne donne une pareille idée de richesse et d'économie, 
        de stérilité et d'abondance. Les plaines fortunées 
        de Beauce semblent moins riches que cette fraîche oasis ; le Limousin 
        tout bruissant de sources, moins mouillé que cette terre qu'un 
        mince filet d'eau arrose; et nulle forêt n'est plus profonde que 
        ce bouquet d'arbres au désert.
 -------" 
        Sous cette verte lumière, dans cette humidité chaude, le 
        corps s'abandonne et glisse à une active langueur ; une ingrate 
        pitié vous saisit pour les malheureux exilés d'une si voluptueuse 
        nature, un besoin de nommer ici tous ceux qu'on a aimés ailleurs. 
        Pour qui a été fait ce bouquet ? Pour qui 
        roucoulent ces tourterelles ? Pour quelles amours sont suspendues ces 
        grenades entrouvertes, et ces grappes de raisin noir, et ces dattes d'un 
        jaune éclatant qui sortent du cur des palmiers ? On est une 
        âme qui se défait, les pensées sont des fruits qui 
        tombent, des gouttes d'eau qui s'égouttent, un chapelet qui se 
        détache, un collier qui se dénoue. (13) "
 -------Dans 
        une oasis, ce qui surprend le plus le voyageur européen, c'est 
        de voir que toute cette admirable végétation, en plusieurs 
        étages superposés, naît du sable réputé 
        infertile dans nos contrées de terres grasses. L'alliance de l'eau 
        et du soleil suffit à assurer la fécondité. La qualité 
        de la terre n'a aucune importance. Au ras du sol ce sont des melons, des 
        pastèques, des concombres, des légumes. Puis une voûte 
        dense d'orangers, de mandariniers, de citronniers, avec leurs fruits d'or 
        et de cuivre, le souple jasmin aux étoiles blanches qui enlace 
        les troncs, ou les roses roses aux pétales légers comme 
        des églantines. Au-dessus ce sont les fusées et les bouquets 
        des palmes, aux lourdes grappes de fruits blonds, serrés comme 
        des essaims d'abeilles. C'est à juste titre que des savants et 
        des amis éclairés de l'Algérie ont tenu en janvier-février 
        1930 ut, congrès de la Rose et de l'Oranger à El Goléa. 
        Mais le roi de l'oasis, c'est le palmier, chanté par tous les poètes 
        arabes et qui a inspiré à Louis Bertrand les lignes qui 
        suivent, ferventes comme une prière
 -------" 
        Le bel arbre qu'un palmier ! Comme il s'élance ! Comme il plane 
        ! Comme l'air joue librement entre ses branches ! Et .quel jet de sève 
        puissante, - une sève qui résiste à l'oppression 
        d'un tel soleil et dont la vigueur semble d'autant plus miraculeuse qu'autour 
        de lui il n'y a que le vide et la stérilité ! Un beau palmier 
        vaut un jardin. C'est tout un monde. Des arbres fruitiers croissent sous 
        son ombre ; des tribus de lézards et d'ouranes l'habitent; des 
        tourterelles nichent au creux de ses écailles ; des bandes d'oiseaux 
        y chantent continuellement, même aux heures les plus chaudes du 
        jour. Il est plein de ramages et de parfums, de lumières et de 
        couleurs. Il est la chanson vivante de ces solitudes. Sans cesse, il vibre 
        comme une grande Ivre aérienne. Tantôt ses feuilles crépitantes 
        imitent les gouttelettes d'une ondée, et, dans cette aridité 
        implacable de la terre, il donne au Bédouin altéré 
        la sensation de la pluie ' rafraîchissante ; à d'autres moments, 
        il module sur une note ténue et plaintive les souffles les plus 
        insaisissables de la brise. Parfois, lorsque le simoun l'assaille et rebrousse 
        les larges éventails de ses bras, il sonne tout entier jusqu'à 
        la racine : c'est le fracas d'un navire dont les antennes gémissent 
        et dont les voiles tendues s'arrachent et grondent sous les coups de l'ouragan... 
        Le palmier est une plante sacrée ! Depuis les temps les plus reculés, 
        pour les fellahs d'Egypte, comme pour les nomades du Sahara, il est l'arbre 
        de la vie et il est l'arbre de la mort. Ses dattes sont si nourrissantes 
        que, chez ces races frugales, elles remplacent tout autre aliment. Son 
        écorce transparente a reçu, avec les antiques hiéroglyphes, 
        les premiers bégaiements de la pensée humaine, son bois 
        a fourni les cercueils des hypogées, ses essences ont parfumé 
        les bandelettes des momies; et c'est dans son tronc desséché 
        que fut creusée la barque funéraire d'Isis... Le palmier 
        est presque une personne divine. Aujourd'hui encore, les hommes du Sud 
        ont pour lui des soins filiaux qui ressemblent aux vestiges d'un culte 
        oublié.
 -------" 
        Comment s'étonner de cette idolâtrie du nomade puisque le 
        palmier est son bienfaiteur et son nourricier ? Et comment ne pas voir 
        dans cet arbre tout le désert résumé comme en un 
        symbole, puisque nul n'y peut vivre, excepté lui? (14)
 VII. 
        - Dans le Désert -------Après 
        les dunes et les oasis, c'est le désert, le vrai, celui ,qui n'est 
        que pierraille, rocaille, le Reg, disent les nomades, par opposition à 
        l'Erg des dunes, celui que l'on appelle, en plusieurs endroits du Sahara, 
        le Tanezrouft, (il y a plusieurs Tanezroufts), le pays de la peur et de 
        la soif. J'ai traversé celui qui s'étend entre le Hoggar 
        et l'Adrar des Iforas, Un de mes compagnons de route, M. E.-F. Gautier, 
        le véritable maître ès-sciences sahariennes de notre 
        temps, a ,décrit comme suit, après les avoir parcourues 
        maintes fois, ces terribles régions où 
        la pierre elle-même semble souffrir, où elle éclate 
        sous les influences alternées du grand soleil etdu refroidissement nocturne
 -------" 
        Le grand danger du désert, c'est la mort de soif. Elle n'est pas 
        dans la réalité aussi terrible qu'on l'imaginerait. Chez 
        l'agonisant de soif la conscience parait disparaître longtemps avant 
        la vie. Quelques méharistes indigènes, dit Laperrine, n'avaient 
        plus d'eau depuis la veille au matin, et par un faux amour-propre de Sahariens, 
        hantés par les légendes de tel ou tel pillard fameux qui 
        restait des deux et trois jours sans boire comme son méhari, ils 
        ne s'étaient pas plaints. Mais l'après-midi, les assoiffés 
        s'évanouirent ; on les ranima en les faisant boire par petites 
        gorgées, et en leur faisant des injections sous-cutanées 
        de caféine. Nous avons là-dessus le témoignage de 
        cet observateur excellent qu'était Barth : il a été 
        retrouvé agonisant de soif au Sahara tripolitain par ses compagnons 
        qui le ranimèrent. Sa sensation dominante était l'impuissance 
        de bouger, une atonie à demi inconsciente. C'est la forme courante 
        de la mort au Sahara. Ainsi a fini le général Laperrine 
        à la suite d'une panne d'avion. II n'est pas très rare de 
        trouver au bord de ces sentiers sahariens, si peu passagers, des morts 
        de soif, attendant depuis un mois ou deux l'aumône d'une sépulture, 
        à demi-momifiés par l'air sec du désert. Mrs Rosita 
        Fdrbes a vusur la route de Koufra " un groupe de squelettes encore 
        frais, restes évidents d'une caravane morte de soif ". Ceux 
        qui meurent loin des sentiers ne sont jamais retrouvés et sont 
        portés disparus.
 -------" 
        Il faut se représenter l'emprise sur l'imagination humaine de ce 
        danger éternellement présent. Songez au départ de 
        la caravane qui s'engage sur une route où elle sait que tant d'autres 
        avant elle ont trouvé la mort et qui s'entend faire des recommandations 
        de ce genre : " Gardez " l'étoile polaire bien en face 
        de votre il droit et marchez " tout le jour jusqu'à 
        ce que vous ayez repéré l'étoile du " soir " 
        avec ce conseil additionnel : " Surtout ne déviez " pas 
        trop à l'ouest, parce que vous iriez au diable. " Représentez-vous 
        le cheminement interminable à travers le reg uniforme, jour après 
        jour, lorsqu'on guette le mirage : parce que le mirage relève l'horizon 
        et permettra peut-être d'apercevoir de plus loin un amer, donnant 
        la direction. Songez à l'impression du voyageur lorsqu'il reste 
        un demi-litre d'eau pour dix-sept personnes que le guide a manifestement 
        perdu la piste, et que les membres les moins raisonnables de la caravane 
        regardent ce guide de travers en caressant la crosse de leur fusil. "
 -------Les 
        indigènes sahariens, dans ces moments critiques, savent le danger 
        de l'émotion; et ils le personnifient dans une de leurs légendes. 
        Le désert a ses voix : les écarts brusques de la nuit au 
        jour font parfois éclater avec bruit, ou crisser, les roches désertiques. 
        C'est ainsi que, au dire des anciens, le colosse de Memnon saluait le 
        jour, quand ses premiers rayons le frappaient. La dune aussi parle certains 
        jours dans certaines dunes, sous l'influence du vent, ou sous la simple 
        pression d'un pas humain, il y a des ébranlements, des frémissements 
        ; les milliards de grains de sable frottant légèrement l'un 
        contre l'autre font un ronflement étrange assez analogue à 
        un roulement de tambour. Ces bruits mystérieux sont pour les indigènes 
        l'éclat de rire d'un djinn, qu'ils appellent Roui, et qui est l'ange 
        noir des voyageurs égarés. Lorsque le voyageur a perdu la 
        piste, lorsque l'épuisement de la fatigue, l'atonie de la soif 
        et l'angoisse du danger commencent à troubler son il et à 
        paralyser son cerveau, alors il croit entendre l'éclat de rire 
        de Roul. (15) "
 
 
 (1) FROMENTIN. - Une 
        année dans le Sahel. Paris, Plon, éd. 1925, in-18, p. 73 
        à 75.(2) Walter B. HARRIS a raconté dans Le Maroc disparu, Paris, Plon, 
        1929, in-18, p. 35-38, la mort de ce personnage.
 (3) André CHEVRILLON. - Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy, 
        Paris, 1922, in-18, p. 239 et 240.
 (4) Jérôme et jean THARAUD. - Marrakech ou les Seigneurs 
        de l'Atlas. Paris, Plon, 1920, in-16, p. 77-78-79.
 (5) André CHEVRILLON. - Marrakech dans les palmes. Calmann-Lévy, 
        Paris, 1922, in-18,-p. 134, 135, 136, 137, 138 et 139.
 (6) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris, Albin Michel, in-16, 
        p. 166 et 167.
 (7) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris, A1bin Michel, in-l8, 
        p. 169 à 172.
 (8) Louis BERTRAND. - Le jardin de la mort. Paris, Albin Michel, in-18, 
        p. 210 à 215.
 (9). FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Plon, éd. 
        1925, in-18, p. 32 à 34.
 (10 ) Hugues LEROUX. - Au Sahara. Paris, Marpon et Flammarion, 1891, in-16, 
        p.120 et 121.
 (11) .MAUPASSANT. - Au Soleil. Paris, éd. Cosnard, 1928, in-80, 
        p. 102, 103, 104 et 105
 (12) Pierre DELONCLE. - La Caravane aux éperons verts. Paris, Plon, 
        1927, in-I8, p. 28 à 31
 (13) THARAUD (). et J.). - La féte arabe. Paris, Pion. 1922, in-18, 
        p. 14 à 20.
 (14) Louis BERTRAND. - Le Jardin de la mort. Paris, Albin Michel, in-16, 
        p. 125 et 126.
 (15). E.-F. GAUTIER. - Le Sahara. Paris, Payot, 1923. in-16, p. 93 à 
        95.
 |