CHAPITRE V
        LE MARÉCHAL 
          BUGEAUD
        
           
            | Thomas-Robert BUGEAUD DE LA PICONNERIE, 
                duc d'IslyNé à Limoges (Haute-Vienne) le 15 octobre 1784
 Député de la Dordogne du 5 juillet 1831 au 23 avril 
                1848
 Gouverneur général de l'Algérie du 29 décembre 
                1840 au 29 juin 1847
 Grand croix de la Légion d'honneur le 9 avril 1843
 Maréchal de France le 31 juillet 1843
 Député de la Charente-Inférieure du 26 novembre 
                au 10 juin 1849
 Décédé à Paris le 10 juin 1849
 | 
        
        ------Le 
          maréchal Bugeaud a laissé un nom aussi étroitement 
          associé au souvenir de la conquête que largement populaire 
          dans l'armée d'Afrique.
          ------Ancien 
          officier de l'Empire, il avait pris part de 1808 à 1814 à 
          la guerre en Espagne et avait été mis en demi-solde en 
          1815 comme colonel. Tous ses efforts pour reprendre du service pendant 
          la Restauration étant restés vains, il s'était 
          consacré à la culture de ses terres en Dordogne, et y 
          avait acquis une sérieuse expérience agricole. La Révolution 
          de 1830 lui avait permis de rentrer dans l'Armée; promu maréchal-de-camp 
          le 2 avril 1831, il avait été élu député 
          de la Dordogne au mois de juillet suivant. Il était investi de 
          la pleine confiance de Louis-Philippe.
          ------Lorsque 
          la malheureuse situation du général d'Arlanges, bloqué 
          en mai 1836 au camp de la Tafna, décida le Gouvernement à 
          envoyer des renforts en Algérie, Bugeaud fut chargé de 
          conduire au camp de la Tafna trois régiments nouveaux.
          ------Âgé 
          alors de cinquante-deux ans, il était dans toute sa force intellectuelle 
          et physique. De haute taille, d'allure vigoureuse, le visage un peu 
          massif et légèrement gravé de petite vérole, 
          le teint fortement coloré, l'il gris clair, le nez légèrement 
          aquilin, le front peu garni de cheveux blanchissants, il avait un aspect 
          franc, simple et bienveillant.
          ------Dès 
          son débarquement à la Tafna, le 6 juin 1836, Bugeaud fit 
          connaître aux colonels et chefs de corps réunis qu'il entendait 
          se débarrasser des lourds convois et même de l'artillerie, 
          alléger les hommes, faire porter les vivres et les munitions 
          par des chevaux et des mulets, les tentes servant de bâts et de 
          sacs.
          ------Il 
          écrivit d'ailleurs, dès le 10 juin, au Ministre : " 
          Il faut, pour commander en Afrique, des hommes 
          vigoureusement trempés 
          au moral comme au physique. Les colonels et les chefs de bataillon un 
          peu âgés, chez qui la vigueur d'esprit et de cur 
          ne soutient pas les forces physiques, devraient être rappelés 
          en France... Ce qu'il faut aussi pour faire la guerre avec succès, 
          ce sont des brigades de mulets militairement organisés, afin 
          de ne pas dépendre des habitants du pays, de pouvoir se porter 
          partout avec légèreté et de ne pas charger les 
          soldats. " Il considérait comme 
          " de la barbarie " de 
          faire porter aux soldats sept à huit jours de vivres, soixante 
          cartouches, des chemises, souliers, marmites, même s'ils étaient 
          choisis robustes et entraînés, " 
          Il faut donc faire les choses largement, concluait-il, ce sera économiser 
          les hommes et l'argent. Il faut être forts, ou s' en aller. "
          ------Bugeaud 
          constatait, dans un second rapport du 24 juin que, pour ce genre de 
          guerre, " les nouveaux régiments 
          étaient détestables ", que les officiers 
          venant à contre-coeur n'étaient bons qu'à démoraliser 
          leurs hommes, et qu'il fallait " des troupes 
          constituées tout exprès ". Ces principes, 
          qui lui apparaissaient si aisément parce qu'il avait fait la 
          guerre de partisans en Espagne, ont été maintes fois oubliés 
          en Afrique du Nord, et ont chaque fois été rappelés 
          par des expériences coûteuses.
          ------Pendant 
          son court séjour de 1836 en Algérie, Bugeaud eut la gloire 
          de battre complètement à la Sikkak, le 6 juillet, Abd 
          el Kader qui avait voulu lui barrer la route de la mer à Tlemcen. 
          Il résuma ses observations dans un Mémoire sur la guerre 
          dans la province d'Oran qui répétait les principes exposés 
          dans ses rapports, et disait en outre: " 
          Il ne faut point trop multiplier les postes fortifiés, qui diminuent 
          les ressources disponibles en hommes, sont coûteux et difficiles 
          à ravitailler, et exposent aux surprises ". Le 
          succès devait être obtenu, suivant lui, par une activité 
          incessante, par un " système de 
          colonnes agissantes ".
          ------Reparti 
          pour la France dés le 30 juillet et nommé lieutenant-général, 
          il fut, en 1837, chargé d'une nouvelle mission en Algérie. 
          Le Gouvernement voulait la paix dans l'ouest avec Abd el Kader avant 
          d'entreprendre la seconde expédition de Constantine. Bugeaud 
          devait obtenir cette paix, sans avoir à en référer 
          au nouveau Gouverneur, le général de Damrémont. 
          Débarqué le 5 avril 1837 à Oran, il fit des préparatifs 
          pour une nouvelle campagne, mais conclut, dés le 30 mai, le traité 
          de la Tafna avec Abd el Kader ; il avait accordé pleine confiance 
          à son adversaire, écrivant au ministre des Affaires Étrangères 
          : " Je me rends garant de l'Émir, 
          et je prouve la foi que j'ai dans sa parole par la grande responsabilité 
          que j'assume sur ma tête. "
          ------Ce 
          traité de la Tafna, qui lui fut souvent reproché par la 
          suite, était peu avantageux pour la France. Il donnait à 
          Abd el Kader un territoire comprenant les provinces d'Oran et d'Alger, 
          sauf les ports et une faible zone réservée à la 
          colonisation. Il étendait la puissance d'Abd el Kader dans le 
          but d'obtenir une plus grande sécurité commerciale et 
          agricole; mais il n'envisageait pas assez le danger de cette puissance. 
          D'ailleurs, le texte arabe, le seul sur lequel Abd el Kader avait apposé 
          son cachet, n'était même pas conforme au texte français 
          ; la partie de l'article 1er si importante, rédigée : 
          " L'émir Abd el Kader reconnaît 
          la souveraineté de la France en Afrique " était 
          traduite : " Le Commandeur des croyants 
          sait que le Sultan est grand ", phrase vide de sens. 
          La faute en était aux deux interprètes, l'un Syrien, ignorant 
          la langue française, l'autre, Juif, de mauvaise foi !
          ------Si 
          Bugeaud faisait de larges concessions territoriales à l'Émir, 
          c'est que, à ce moment, il ne croyait pas à l'avenir de 
          l'Afrique, et estimait préférable de développer 
          des régions de la Métropole encore mal exploitées 
          et mal outillées. Il avait d'ailleurs été trompé 
          par Abd el Kader, dont il comptait faire un instrument de la France, 
          tandis que l'Émir ne voyait, dans ce traité, qu'une trêve 
          lui permettant d'organiser ses forces pour reprendre au moment opportun 
          une campagne décisive contre les Chrétiens.
        ------Comme 
          il doublait son grade de général des fonctions de député, 
          il défendit en 1838, à la tribune de la Chambre, le traité 
          qu'il avait conclu. Il estimait qu'un arrangement de cette sorte était 
          préférable à des colonnes coûteuses en argent 
          et en hommes, qui, après avoir consommé leurs vivres et 
          brûlé les moissons des Indigènes, revenaient à 
          leur point de départ sans autres résultats : " Vous 
          n'avez pas encore de système, déclarait-il ; je vous ai 
          donné, par le traité, du temps pour juger; et quand ce 
          ne serait que cela, ce serait déjà un très grand 
          service. " Il exposait son système à lui 
          : au lieu de 30.000 ou 40.000 hommes en Algérie, il en fallait 
          100.000 répartis par colonnes de 10.000 hommes, 3.000 au dépôt, 
          7.000 pour parcourir le pays; ces colonnes devaient avoir des bases 
          de ravitaillement correspondantes sur le littoral. Si la France désirait 
          la guerre, l'Émir lui fournirait, affirmait-il, l'occasion de 
          rompre le traité. 
          ------Cette 
          affirmation se réalisa, puisqu'en novembre 1839 Abd el Kader 
          reprit les hostilités, en lançant ses partisans à 
          l'attaque des postes français. Alors Bugeaud monta à la 
          tribune de la Chambre, le 15 janvier 1840, pour exprimer toute sa pensée 
          : " L'occupation restreinte, déclara-t-il, 
          me paraît une chimère. Cependant, c'est sur cette idée 
          qu'avait été fait le traité de la Tafna. Eh bien, 
          c'est une chimère!... et une chimère dangereuse. Tant 
          que vous resterez dans votre petite zone, vous n'attaquerez pas votre 
          adversaire au cur. " Il ne voyait que trois partis 
          à prendre : l'abandon, que " la 
          France officielle ne voudrait pas " ; l'occupation maritime 
          de " quelques Gibraltars qui absorberait des effectifs disproportionnés 
          avec le but à atteindre; la conquête absolue, qui s'obtiendrait 
          par la destruction de la puissance d'Abd el Kader, grâce à 
          des colonnes empêchant les tribus de semer, de récolter 
          et de pâturer, jusqu'à ce qu'elles se soumettent.
          ------Il 
          combattait de toutes ses forces le système des postes fortifiés 
          employés par le maréchal Valée : " 
          Que diriez-vous, déclarait-il en mai 1840, d'un amiral qui, chargé 
          de dominer la Méditerranée, amarrerait ses vaisseaux en 
          grand nombre sur quelques points de la côte et ne bougerait pas 
          de là? Vous avez fait la même chose. Vous avez réparti 
          la plus grande partie de vos forces sur la côte, et vous ne pouvez 
          de là dominer l'intérieur. Entre l'occupation restreinte 
          par les postes retranchés et la mobilité, il y a toute 
          la différence qui existe entre la portée du fusil et la 
          portée des jambes. Les postes retranchés commandent seulement 
          à portée de fusil, tandis que la mobilité commande 
          le pays à quinze ou vingt lieues. Il faut donc être avare 
          de retranchements, et n'établir un poste que quand la nécessité 
          en est dix fois démontrée. "
          ------La 
          guerre en Afrique semblait d'ailleurs à Bugeaud tout à 
          fait inutile si elle n'avait pas pour but de coloniser le pays. Il critiquait 
          amèrement " dix ans de sacrifices 
          infructueux ", et il ajoutait : " 
          Cherchez des colons partout; prenez-les dans les villes, dans les campagnes, 
          chez nos voisins, car il en faudra 150.000 dans peu d'années. 
          On me dira : C'est bien cher! Comment, il faut leur fournir des terres, 
          des armes et des vivres ? - Oui, Messieurs, vous le devez, si vous voulez 
          rester en Afrique; et c'est beaucoup moins cher que ce que vous faites. 
          "
          ------Lorsque 
          le rappel de Valée fut décidé en décembre 
          1840, Bugeaud fut désigné pour le remplacer. Il avait 
          pour lui Louis-Philippe; mais il avait par contre beaucoup d'ennemis 
          chez les légitimistes, chez les républicains 
          et chez les orléanistes eux-mêmes; il avait tellement critiqué 
          l'occupation de l'Algérie qu'il était suspect à 
          ceux qui désiraient en finir. Cependant, il avait exposé, 
          en mai 1840 à la Chambre, le programme d'action qu'il préconisait, 
          en disant : " II faut soumettre Abd el 
          Kader; il faut le détruire, car sans cela vous n'arriverez à 
          rien. Sa capacité, sa finesse, sa duplicité, le rendent 
          fort dangereux. Il faut lui faire une guerre acharnée : mais 
          pour cela, il faut de grandes forces et beaucoup de persévérance. 
          " Le signataire du traité de la Tafna avait donc 
          considérablement évolué, et il allait remplir de 
          bout en bout, comme gouverneur, le programme ainsi exposé.
          -------Le jour même de son arrivée 
          à Alger, le 22 février 1841, Bugeaud adressa une proclamation 
          aux habitants de l'Algérie, et une à l'armée.
          -------Aux habitants, il exposait qu'il 
          avait été l'adversaire de la conquête absolue en 
          raison des moyens humains et financiers qu'elle exigeait, mais qu'il 
          s'y consacrerait désormais tout entier : " 
          La conquête, ajoutait-il, serait stérile sans la colonisation, 
          " Plus de fermes isolées difficiles à 
          protéger, mais des villages organisés défensivement, 
          ayant pour but de faire rendre à la terre tout ce qu'elle pouvait 
          donner; appel aux capitaux; appel aux colons; tel était son programme,
          -------A l'armée, il disait que 
          son but n'était pas de faire fuir les Arabes, mais de les soumettre, 
          et que, tout en demandant un sérieux effort aux troupes, il serait 
          " attentif à ménager leurs 
          forces et leur santé ".
          -------Ces proclamations pleines de franchise 
          et de bon sens furent bien accueillies par ceux à qui elles s'adressaient. 
          La guerre qu'entreprit Bugeaud fut toute différente de celle 
          menée jusque-là; elle consista à occuper ou à 
          créer de grands postes ou des villes, d'où les colonnes 
          allégées et par suite mobiles rayonnèrent, allant 
          frapper dans leurs intérêts matériels les tribus 
          récalcitrantes. Par contre, les chapelets de camps inutiles installés 
          par le maréchal Valée furent évacués. Les 
          " razzia " consistant 
          à aller piller les tribus dissidentes, en leur enlevant troupeaux, 
          récoltes et otages, furent empruntées aux procédés 
          de guerre locaux, à défaut d'autre moyen d'atteindre un 
          ennemi qui se dérobait; elles furent d'ailleurs beaucoup plus 
          humaines que celles des Turcs ou d'Abd el Kader.
          -------Tandis que Bugeaud allait dans la 
          province d'Oran en mai, détruire Tagdempt, où Abd el Kader 
          avait installé ses fabriques et ses magasins, puis occuper Mascara 
          par une garnison, le général Baraguey d'Hilliers faisait 
          tomber, dans la province d'Alger, Boghar et Taza. En juin Bugeaud, organisant 
          ses bataillons en faucheurs et batteurs, fit récolter le blé 
          de la tribu d'Abd el Kader aux environs de Mascara et l'emmagasina pour 
          l'alimentation de ses troupes. En automne, il détruisit la maison 
          et l'établissement religieux du père d'Abd el Kader, puis 
          la ville de Saïda. Ainsi, l'Émir voyait tomber successivement 
          toutes ses villes, mais continuait à se dérober, dans 
          l'espoir d'une revanche occasionnelle.
          Bugeaud résolut de l'atteindre et de ne laisser aucun répit 
          aux tribus qui lui étaient soumises. Il donna ainsi à 
          la guerre, en 1842, le caractère nouveau qui a été 
          qualifié " jeu de barres ". La Moricière dans 
          la province d'Oran, Changarnier dans la province d'Alger fournirent 
          un effort considérable contre les lieutenants de l'Émir, 
          qui se trouvèrent peu à peu chassés des gouvernements 
          qui leur avaient été attribués. Calquant alors 
          les procédés d'Abd el Kader, Bugeaud créa des divisions 
          administratives et mit à leur tête des chefs indigènes 
          choisis par la France.
          -------Il pensait d'ailleurs à utiliser 
          les moyens politiques pour favoriser la pacification. Sachant que, d'après 
          les interprétateurs du Coran, des Musulmans ne pouvaient accepter 
          volontairement la domination des infidèles, il avait envoyé 
          en Orient Léon Roches, qui avait été pendant plusieurs 
          années secrétaire d'Abd el Kader, pour obtenir une fettoua, 
          c'est-à-dire une décision des savants de l'Islam, expliquant 
          que cette acceptation était possible.
           -------La fettoua 
          qu'avait obtenue Léon Roches était ainsi rédigée 
          : " Quand un peuple musulman, dont le 
          territoire a été envahi par les Infidèles, les 
          a combattus aussi longtemps qu'il a conservé l'espoir de les 
          en chasser, et quand il est certain que la continuation de la guerre 
          ne peut amener que misère, ruine et mort pour les Musulmans, 
          sans aucune chance de vaincre les Infidèles, ce peuple, tout 
          en conservant l'espoir de l'aide de Dieu, peut accepter de vivre sous 
          leur domination à la condition expresse qu'ils conserveront le 
          libre exercice de leur religion et que leurs femmes et leurs filles 
          seront respectées. " On comprend l'importance 
          de cette décision, pour ceux que seul le devoir impérieux 
          de la Guerre Sainte retenait sous la bannière d'Abd el Kader.
          -------Pour frapper l'esprit des Indigènes, 
          Bugeaud se fit d'ailleurs à cette époque graver un cachet 
          portant l'inscription suivante : " La 
          terre appartient à Dieu, et il la donne en héritage à 
          ceux qu'il a choisis ", verset tiré du Coran, 
          et bien fait pour impressionner les Musulmans qui recevaient ses lettres.
          -------A un ancien lieutenant d'Abd el 
          Kader auquel il donnait solennellement l'investiture à Alger, 
          en octobre 1842, il disait clans son allocution : " La 
          France veut vous gouverner pour que vous prospériez. Elle veut 
          que chacun puisse jouir paisiblement du fruit de son travail et s'enrichir 
          sans crainte d'être dépouillé. Elle respecte vos 
          murs ; elle fait observer votre religion; elle choisit parmi vous 
          un chef capable de vous commander. Si vous êtes fidèles 
          à vos promesses, la France est grande et puissante et vous deviendrez 
          grands et puissants avec elle. Si vous oubliez votre engagement d'aujourd'hui, 
          malheur! "
          -------La création de camps destinés 
          à surveiller le pays marqua en 1843 une étape importante 
          dans l'uvre de Bugeaud. Le camp d'El Asnam, qui reçut bientôt 
          le nom d'Orléansville, fut la base d'où il partit pour 
          aller occuper le port de Ténès. La prise de la Smala au 
          mois de mai, puis la défaite et la mort, au mois de novembre 
          suivant, du plus brave et du plus fidèle lieutenant de l'Émir, 
          Ben Allal, avec les restes des bataillons réguliers, portèrent 
          des coups terribles au prestige d'Abd el Kader. L'Émir avait 
          été obligé d'aller établir sa " deïra 
          ", restes très amoindris de la Smala dans la zone saharienne 
          des Chotts (lacs salés), voisine du Maroc.
          -------Bugeaud, élevé successivement 
          cette année-là, aux dignités de grand-croix et 
          de maréchal de France, estimait que son ennemi était vaincu. 
          Dans un discours prononcé le 25 novembre 1843 à Alger, 
          à l'occasion d'un banquet offert au duc d'Aumale, il s'exprimait 
          ainsi : " Je vous dis hardiment que toute 
          guerre sérieuse est finie. Abd el Kader pourra bien encore, avec 
          la poignée de cavaliers qui lui restent, exécuter quelques 
          coups de mains sur les Arabes soumis de la frontière, mais il 
          ne peut rien tenter d'important. Et comment pourrait-il reconstituer 
          une petite armée ? Il a perdu partout l'impôt et le recrutement 
          ; le pays est organisé par nous et pour nous; partout on nous 
          paie les contributions, on obéit à nos ordres. 
          "
          -------Abd el Kader n'avait cependant pas 
          renoncé à la lutte comprenant qu'il ne pouvait plus rien 
          contre Bugeaud sans l'appui du Maroc, il chercha à amener le 
          Sultan à la guerre; à cet effet, il exécuta dans 
          l'ouest de la province d'Oran des razzia. La Moricière fut forcé 
          d'installer un camp à Lalla-Maghrnia, d'où grosse émotion 
          parmi les Marocains, et attentats de la part des cavaliers d'Oudjda. 
          Bugeaud fit la démonstration de sa force en allant le 19 juin 
          occuper Oudida, et revint ensuite dans ses bivouacs de Lalla-Maghrnia.
          -------Les agressions des Marocains continuant, 
          une expédition devint inévitable. Le Gouvernement français, 
          craignant de provoquer de graves complications avec l'Angleterre, ne 
          la souhaitait pas, et le laissait entendre au maréchal Bugeaud 
          et au prince de Joinville, commandant d'une escadre croisant devant 
          les ports marocains. Mais Bugeaud écrivit à Joinville 
          que l'honneur de la France importait plus que les susceptibilités 
          britanniques, si bien que le jeune prince alla bombarder Tanger le 6 
          août et se dirigea sur Mogador pour lui faire subir le même 
          sort.
          Bugeaud, qui avait en face de lui l'armée marocaine, forte de 
          6.000 cavaliers réguliers, 1.200 fantassins et environ 50.000 
          cavaliers des tribus, sous les ordres du fils du Sultan, eût préféré 
          attendre l'attaque, en raison de la grosse chaleur; mais l'attitude 
          passive trop longtemps adoptée vis-à-vis d'adversaires 
          agressifs risquait de décourager les tribus soumises, et il décida 
          de marcher contre les Marocains.
          Le 12 août, Bugeaud écrivit au prince de Joinville: " 
          Mon Prince, vous avez tiré sur moi une 
          lettre de change, je vous promets d'y faire honneur; demain j'exécute 
          une manuvre qui me rapprochera, à son insu, de l'armée 
          du fils de l'Empereur, et après-demain, je la mets en déroute. 
          "
          -------Dans la soirée, il s'était 
          étendu sur son lit de camp, lorsqu'on vint lui demander de venir 
          jusqu'à un punch offert aux officiers de deux régiments 
          de cavalerie arrivant en renfort. Il n'eut qu'à changer son fameux 
          " casque à mèche 
          ", son bonnet de coton rendu légendaire par la chanson, 
          contre son képi, pour aller à un jardin pourvu d'allées 
          et de portiques qui avait été improvisé avec des 
          lauriers-roses sur les bords de l'oued Isly, et qui était illuminé 
          de lanternes de papier. Au milieu des officiers réunis, il s'écria 
          de sa voix forte : " Après-demain, 
          mes amis, sera une grande journée, je vous en donne ma parole. 
          Avec notre petite armée de 6.500 baïonnettes et l.500 chevaux, 
          je vais attaquer l'armée du prince marocain qui, d'après 
          mes renseignements, s'élève à 60.000 cavaliers... 
          Moi j'ai une armée, lui n'a qu'une cohue. Je vais vous prédire 
          ce qui se passera. Je donne à la petite armée la forme 
          d'une hure de sanglier. La défense de droite, c'est La Moricière 
          ; la défense de gauche, c'est Bedeau 
          ; le museau, c'est Pélissier, et moi je suis entre les deux oreilles. 
          Qui pourra arrêter notre force de pénétration ? 
          Ah! mes amis, nous entrerons dans l'armée marocaine comme un 
          couteau dans du beurre. Je n'ai qu'une crainte, c'est que, prévoyant 
          une défaite, ils ne se dérobent pas à nos coups. 
          "
          -------Tout se passa, le 14 août, 
          comme le maréchal l'avait dit. L'armée française 
          s'avança en bon ordre, harcelée par des charges incessantes 
          de cavaliers marocains que les fantassins des " défenses 
          " recevaient par des décharges à bonne portée; 
          elle était semblable, selon un cavalier indigène, à 
          " un lion entouré par cent mille 
          chacals ". Au moment opportun, Bugeaud lança 
          en avant sa cavalerie, Yusuf en tête, la faisant suivre de près 
          par l'infanterie. Le camp marocain, laissé dressé en raison 
          de la certitude du succès, fut enlevé : l'artillerie, 
          les tentes du fils du Sultan et celles des chefs, les provisions de 
          guerre et de bouche, restèrent entre les mains des Français.
          -------Le colonel Morris poursuivit l'ennemi 
          avec ses chasseurs si ardemment qu'il se trouva en difficulté, 
          et dut être dégagé par l'intervention des bataillons 
          de Bedeau. A midi, la poursuite cessa. Bugeaud put prendre possession 
          de la tente du fils du Sultan, que Yusuf lui avait fait réserver, 
          et auprès de laquelle il avait groupé 18 drapeaux, 11 
          pièces d'artillerie, le parasol de commandement du fils du Sultan 
          et d'autres trophées. Le fils du Sultan s'était enfui 
          jusqu'à Taza.
          
        -------La victoire de l'Isly 
          eut un immense retentissement, et est restée le grand titre de 
          gloire de Bugeaud, quoiqu'il en ait bien d'autres. Elle amena le traité 
          de Tanger, signé le 10 septembre 1844, mettant Abd el Kader hors 
          la loi au Maroc comme en Algérie. Bugeaud reçut de Louis-Philippe, 
          dès le 18 septembre, le titre de duc d'Isly; de la population 
          algérienne, une épée d'honneur; d'amis connus et 
          inconnus, d'innombrables lettres de félicitations. Il se rendit 
          en France où il fut fêté partout.
        -------Pendant ce séjour, 
          le grand souci de Bugeaud fut de montrer comment cette Algérie, 
          qu'il considérait comme pacifiée, devait être une 
          richesse nouvelle pour la France : " Il 
          est essentiel, déclarait-il à un banquet offert par le 
          commerce de Marseille, que vous connaissiez bien toute l'importance 
          du marché dont Marseille est le principal entrepôt... Le 
          champ qui s'ouvre devant vous rapporte déjà vingt millions 
          au trésor ! Il y a là un avenir immense qu' à mon 
          âge il ne me sera peut-être pas donné de voir... 
          " A la Chambre des Députés, il prononça 
          le 24 janvier 1845 un grand discours où il défendit ses 
          principes d'administration et de colonisation, où il exposa l'uvre 
          de l'armée d'Afrique et justifia la nécessité du 
          maintien de ses effectifs. Il montra que c'était au prix de marches 
          épuisantes et de privations continuelles que cette armée 
          avait pu obtenir les résultats acquis, remplaçant grâce 
          à sa mobilité l'effectif double qu'aurait exigé 
          l'occupation de postes plus nombreux.
          --------Les 
          razzia, qui lui étaient reprochées, n'étaient-elles 
          pas, déclara-t-il, le seul moyen de terminer la guerre ? Il expliqua 
          la différence entre la guerre européenne, où il 
          est possible d'atteindre les capitales, d'intercepter les grandes routes 
          terrestres ou fluviales, et la guerre africaine, où on ne peut 
          atteindre que l'intérêt agricole, les moutons, les bufs, 
          la population nomade sans villes ni villages.
          ------L'armée remplissait d'ailleurs, 
          ajouta-t-il, bien d'autres rôles que celui d'instrument de guerre. 
          Les soldats rentrant de colonne n'avaient que trois jours de repos pour 
          réparer leurs effets, après quoi ils travaillaient aux 
          routes, aux ponts, aux bâtiments, à tous les grands travaux 
          d'utilité publique. " C'est l'armée, 
          déclara-t-il, qui vous a fourni des bras nombreux et à 
          bon marché, et sans elle vous n'exécuteriez pas ces travaux, 
          car d'abord vous ne voteriez jamais les sommes nécessaires pour 
          les faire faire par des bras civils. " Il calculait 
          le prix d'un terrassier, d'un ouvrier d'art, d'un maçon, d'un 
          menuisier, et montrait que les soldats travaillaient gratuitement pour 
          les remplacer :" L'armée a ouvert 
          depuis deux ans cinq cents lieues de routes, elle a fait seize ponts, 
          une multitude d'édifices militaires sur tous les points, elle 
          a fondé plusieurs villages, elle a créé en un mot 
          tous les grands travaux d'utilité, car il n'y a qu'elle qui en 
          fait: Ce n'est pas tout! elle porte le secours de son budget au mouvement 
          colonisateur et commercial. "
          -------En ouvrant des routes, l'armée 
          ne faisait pas seulement, d'après lui, uvre utile au point 
          de vue stratégique, elle ouvrait des voies commerciales. Si elle 
          était allée à Biskra et chez les Ouled-Naïl, 
          c'était dans ce double but : " Nous avons marché, 
          expliquait le Maréchal, l'épée dans une main et 
          le mètre dans l'autre. Depuis ces expéditions, il y a 
          eu un progrès énorme dans le commerce de l'Algérie. 
          Le mouvement du commerce d'Alger s'est élevé en 1844 à 
          80 millions; je n'ai pas pu suivre nos tissus dans leur 
          marche, mais je ne serais pas étonné 
          que plusieurs fussent allés jusqu'à Tombouctou. "
          -------Bugeaud expliqua aussi à 
          la Chambre que l'occupation restreinte, à laquelle il avait cru 
          jadis, était irréalisable; il démontra cette vérité, 
          si souvent méconnue depuis, qu'il est impossible de faire la 
          conquête partielle d'un pays, et que par " la 
          force des choses ", il faut soumettre les régions 
          en bordure, parce que même si leurs populations ne sont pas agressives, 
          elles donnent refuge à tous les ennemis des régions soumises. 
          Enfin, il expliqua les avantages du régime militaire tant que 
          le pays n'était: pas complètement pacifié et donna 
          un exposé de la " colonisation militaire " telle qu'il 
          l'entendait, au moyen de soldats allant se marier en France et revenant 
          s'établir en - Algérie avec l'aide de l'État et 
          de l'armée.
          -------L'ère de la colonisation 
          et du commerce paraissait si bien ouverte que le maréchal fut 
          reçu à Paris par les négociants peu avant son départ 
          pour Alger, dans un grand banquet donné au Palais de la Bourse; 
          le duc de Nemours, le prince de Joinville, le duc d'Aumale et le duc 
          de Montpensier y assistaient, ainsi que le ministre du Commerce et le 
          gouverneur de la Banque.
          -------A son retour à Alger, le 
          29 mars 1845, Bugeaud adressa aux " citoyens 
          et soldats de l'Algérie " une proclamation où 
          il leur parla de l'exportation des tissus français dans l'intérieur 
          de l'Afrique, qu'il comptait accroître en ouvrant de nouvelles 
          routes dans le Sud. Mais presque aussitôt commença une 
          agitation insurrectionnelle fomentée par un marabout surnommé 
          Bou Maza (l'homme à la chèvre), qui l'obligea. à 
          lancer des colonnes contre les tribus.
          -------Cependant, c'est à la colonisation 
          militaire que Bugeaud pensait avant tout. Comme le Gouvernement ne paraissait 
          pas favoriser ses projets, il s'embarqua le 4 septembre pour la France, 
          afin d'aller les défendre. Les délégués 
          de la population civile d'Alger se réunirent ce jour-là 
          au Palais du Gouvernement pour lui présenter une adresse, et 
          lui donnèrent ainsi l'occasion de leur exprimer toute sa pensée. 
          Il avait voulu avant tout, expliqua-t-il, leur donner la sécurité, 
          sans laquelle toute colonisation était impossible; il avait ensuite 
          fondé des postes autour desquels la population civile était 
          venue se grouper et il avait créé des routes pour les 
          desservir; il avait été obligé de s'absenter beaucoup 
          d'Alger pour diriger les colonnes ou les travaux, mais il estimait " 
          mieux servir ainsi les intérêts civils qu'en se laissant 
          absorber par les détails minutieux de l'administration ". 
          Il disait encore aux colons : " Je vous 
          rends tout l'amour que vous m'accordez, et bien que je ne possède 
          pas une obole en Algérie, je défendrai cette terre comme 
          si j'y avais consacré toute ma fortune et toutes mes affections. 
          " 
          -------Il concluait avec sincérité qu'il conserverait 
          leur adresse comme un titre de noblesse à côté de 
          brevet de duc d'Isly.
          -------Au moment même où Bugeaud 
          s'éloignait ainsi, laissant l'intérim à La Moricière, 
          l'agitation entretenue par les émissaires d'Abd el Kader s'accentua, 
          et Abd el Kader lui-même, passant la frontière du Maroc, 
          anéantit presque entièrement la petite colonne du lieutenant-colonel 
          de Montagnac près de Sidi-Brahim, puis fit prisonnier le détachement 
          du lieutenant Marin près d'Aïn-Temouchent. L'insurrection 
          gagna rapidement du terrain, et la situation devint grave.
          ---------Bugeaud revint en hâte, 
          déclarant que les échecs subis étaient dus à 
          des infractions aux principes qu'il avait posés et même 
          aux ordres qu'il avait donnés; il décida d'empêcher 
          Abd el Kader de rejoindre les divers insurgés de l'Est, afin 
          qu'il ne pût pas prendre la direction d'une insurrection générale. 
          Dix-huit colonnes sillonnèrent le pays en tous sens, dans des 
          conditions si pénibles que deux de leurs chefs moururent d'épuisement; 
          elles parvinrent du moins, en traquant Abd el Kader, à le rejeter 
          définitivement vers le sud-ouest.
          -------Dans cette lutte décisive, 
          Bugeaud et Abd el Kader avaient l'un et l'autre déployé 
          toute leur énergie. Le capitaine Trochu, aide de camp du Maréchal, 
          écrivait plus tard, en l'évoquant, ces lignes émues 
          sur son ancien chef : " Quand il rentra 
          dans Alger (le 18 mars 1846) avec une capote militaire usée jusqu'à 
          la corde, entouré d'un état-major dont les habits étaient 
          en lambeaux, marchant à la tête d'une colonne de soldats 
          bronzés, amaigris, à figures résolues et portant 
          fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de la population fut 
          au comble. Le vieux Maréchal en jouit pleinement. C'est qu'il 
          venait d'apercevoir, de très près, le cheveu auquel la 
          Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes 
          carrières, à un âge (soixante-deux ans) où, 
          quand ce cheveu est rompu, il est difficile de le renouer. "
          -------Le Maréchal savait que le 
          Gouvernement était disposé à instituer en Algérie 
          une administration civile et à réduire l'armée, 
          et s'opposait vivement à ces mesures. Il voulait mettre en pratique 
          son projet de colonisation militaire : au cours d'un séjour en 
          France, de juillet à décembre 1846, il en entretint Louis-Philippe 
          et Guizot, et obtint d'eux la promesse qu'un crédit d'essai' 
          serait demandé aux Chambres. Apprenant a la fin de décembre 
          que le crédit avait été ajourné, il écrivit 
          à Louis-Philippe une lettre pressante et lui envoya, ainsi qu'à 
          Guizot, un mémoire sur la colonisation.
        -------Ses démarches 
          eurent peu d'effet. Constatant, au début de mars, par le projet 
          de loi sur la colonisation; que le système préconisé 
          par La Moricière triomphait du sien, il écrivit à 
          Guizot : " Je suis déjà 
          un peu vieux pour la rude besogne d'Afrique, et vous savez que si je 
          tiens à conserver le gouvernement après avoir résolu 
          les questions de guerre et de domination des Arabes, c'est uniquement 
          pour faire entrer le pays, avant de me retirer, dans une voie de colonisation 
          qui puisse perpétuer notre conquête et délivrer 
          la France du grand fardeau qu'elle supporte. " Comme 
          il ne pouvait faire adopter ses idées à ce sujet, il préférait 
          résigner les fonctions dé gouverneur qu'il exerçait 
          depuis six ans.
        -------Il eut encore la 
          satisfaction au mois d'avril de voir l'agitateur Bou Maza se rendre 
          au colonel de Saint-Arnaud; puis, au mois de mai, il alla soumettre 
          la partie de la grande Kabylie qui restait une menace pour la paix, 
          malgré l'ordre reçu du Ministre, au dernier moment, de 
          renoncer à cette expédition. Après ce dernier fait 
          d'armes, il décida de partir.
          Bugeaud a été célébré surtout pour 
          ses campagnes victorieuses contre Abd el Kader et les tribus; et cependant 
          c'est à son oeuvre colonisatrice que le vieil agriculteur attachait 
          personnellement le plus grand prix.
          -------Avant de s'embarquer pour la France, 
          le 5 juin 1847, il résumait lui-même cette uvre depuis 
          1841 dans une proclamation qu'il adressait aux colons : " 
          Voyez les routes, les ponts, les édifices de toute nature, les 
          barrages, les conduites d'eau, les villages qui ont surgi, et dites 
          si nous n'avons pas fait en colonisation, au milieu d'une guerre ardue, 
          plus qu'on n'avait le droit d'attendre en raison des moyens exigus mis 
          à notre disposition. Mais, ce qui est colonisateur et administratif 
          au-dessus de tout, c'est la sécurité. "
          -------II 
          leur montrait comment les Indigènes assuraient eux mêmes 
          cette sécurité, en exerçant la police et en accueillant 
          les voyageurs. Quant au commerce, s'il était encore peu important, 
          c'est parce qu'il avait été contrarié par la guerre 
          et par le peu de besoins des Indigènes; mais il était 
          appelé, pensait-il, à " grandir tous les jours par 
          les bienfaits de la pacification ".
        -------Il prêchait 
          paternellement la patience à ceux qui désiraient voir 
          importer immédiatement les institutions civiles et politiques 
          de la France dans un pays où l'élément européen 
          occupait encore une si petite place dans le chiffre de la population 
          et dans la superficie territoriale. Il leur indiquait que des réformes 
          plus pratiques étaient un large système de colonisation 
          civile et militaire, une augmentation de crédits pour les travaux 
          publics et une décentralisation enlevant à Paris un grand 
          nombre des questions qui s'y traitaient: " Plus 
          tard, concluait-il, quand vous aurez grandi, quand votre société 
          sera assise sur de larges bases, quand vous aurez assez d'aisance pour 
          payer des impôts, le moment sera venu de demander des institutions 
          en harmonie avec votre état social. "
          -------En lisant avec le recul du temps 
          ces conseils si sages et si judicieux, on constate que les conceptions 
          du Maréchal, méconnues et combattues à son époque, 
          étaient les vraies, et qu'elles ont été depuis 
          lors réalisées progressivement, à leur heure.
        -------Dans la proclamation 
          adressée à l'armée, Bugeaud résumait les 
          glorieuses campagnes par lesquelles elle avait rejeté Abd el 
          Kader hors de l'Algérie, vaincu l'armée marocaine et soumis 
          les tribus; il célébrait l'établissement de " 
          sa puissance morale qui gardait les routes 
          et protégeait la colonisation sans exiger sa présence 
          constante ". Mais ce qu'il louait surtout chez ses troupes, 
          c'était d'avoir compris que leur tâche était multiple, 
          " qu'il ne suffisait pas de combattre 
          et de conquérir, qu'il fallait encore travailler pour utiliser 
          la conquête ". -------Son 
          exposé à cet égard constituait un plaidoyer pour 
          sa colonisation militaire : " Vous avez 
          trouvé glorieux, écrivait-il, de savoir manier, tour â 
          tour, les armes et les instruments de travail; vous avez fondé 
          presque toutes les routes qui existent ; vous avez construit des ponts 
          et une multitude d'édifices militaires; vous avez créé 
          des villages et des fermes pour les colons civils; vous avez défriché 
          les terres des cultivateurs trop faibles encore pour les défricher 
          eux-mêmes ; vous avez créé des prairies, vous avez 
          semé des champs, et vous les avez récoltés. Vous 
          avez montré, par là, que vous étiez dignes d'avoir 
          une bonne part dans le sol conquis, et que vous sauriez aussi bien le 
          cultiver que le faire respecter de vos ennemis. " 
          
         -------L'uvre accomplie 
          par l'armée et qu'il exposait ainsi était la colonisation 
          militaire qu'il eût voulu développer et réglementer. 
          Quand il tenta des expériences pratiques de colonies militaires, 
          il eut parfois des déceptions; il crut par exemple que les difficultés 
          inhérentes au travail en commun seraient plus facilement évitées 
          chez des hommes assouplis par la discipline militaire et habitués 
          à ce genre d'effort; mais, dans un village fondé en 1842, 
          il constata en 1843 que ses colons militaires ne travaillaient pas, 
          et leur demanda pourquoi . " Parce que, 
          lui répondirent-ils, nous comptons les uns sur les autres, que 
          nous ne voulons pas en faire plus l'un que l'autre, et qu'ainsi nous 
          nous mettons au niveau des paresseux. " Ses colons lui 
          demandèrent instamment, même les paresseux, de les " 
          désassocier " ! Aussi dans la brochure où 
          il contait lui-même cette déconvenue, Bugeaud tirait cette 
          conclusion générale : " 
          Les socialistes, affligés de voir souvent la misère à 
          côté de l'aisance et même de la richesse, poursuivent 
          la chimère de l'égalité parfaite. Ils croient l'avoir 
          saisie dans l'association; ils se trompent; ils n'obtiendront que l'égalité 
          de la misère. "
          -------La tâche que Bugeaud avait 
          accomplie répondait bien à la devise qu'il avait choisie 
          : " Ense et aratro 
          ", " par l'épée et par la charrue ". Son 
          uvre eût pu se développer sur une plus large échelle 
          sans empêcher la réalisation simultanée de l'uvre 
          résultant des initiatives capitalistes et des efforts privés 
          que recommandait La Moricière. Mais, comme il arrive trop souvent 
          en France, une lutte s'était établie entre les deux " 
          systèmes ", les opposant l'un à l'autre; ce fut celui 
          de La Moricière qui l'emporta.
          La rivalité entre Bugeaud et La Moricière, attisée 
          plutôt que calmée par leurs partisans respectifs, a fait 
          du tort à l'un et à l'autre. On a cru par exemple, parce 
          que La Moricière connaissait et aimait les Indigènes, 
          que Bugeaud ne s'occupait pas d'eux. Il a au contraire préconisé 
          par de nombreuses circulaires, les moyens de gagner leur confiance et 
          leur affection : " Nous avons, écrivait-il 
          le 17 septembre 1844, fait sentir notre force et notre puissance aux 
          tribus de l'Algérie, il faut leur faire connaître notre 
          bonté et notre justice, et leur faire préférer 
          notre gouvernement à celui du Turc et à celui d'Abd el 
          Kader. "
          -------Il voulait que Français et 
          Indigènes se rapprochassent peu à peu, " de 
          manière à ne former qu'un seul et même peuple sous 
          le gouvernement paternel du roi des Français ". 
          Il recommandait de choisir avec soin les fonctionnaires indigènes, 
          puis de les surveiller, de les diriger, de les éduquer, de les 
          modifier graduellement. Il conseillait de traiter la masse des autres 
          avec bonté, équité, humanité; " 
          il faut, écrivait-il, écouter leurs plaintes, leurs réclamations, 
          les examiner avec soin, afin de leur faire rendre justice s'ils ont 
          raison et les punir s'ils se sont plaints à tort. "
          -------Les bureaux arabes, tels qu'il les 
          organisa en 1844, administraient les Indigènes avec une justice 
          et dans les formes qui convenaient à leurs habitudes; les officiers 
          remarquables qui y furent employés eurent souvent à protéger 
          les Indigènes contre les abus de colons trop pressés de 
          se constituer des propriétés ou de recueillir des bénéfices, 
          et se firent par cela même des ennemis; mais ils accomplirent 
          une uvre utile et féconde.
        -------Bugeaud entendait 
          associer les Indigènes à l'effort agricole et commercial 
          de l'Algérie, et prenait des dispositions pratiques à 
          cet effet. Il imposait par exemple aux tribus de participer aux dépenses 
          nécessitées par les grands travaux mettant leur pays en 
          valeur; il cherchait à les fixer au sol au lieu de leur laisser 
          pratiquer le nomadisme et le campement sous la tente : " Établissez 
          des villages, leur disait-il dans une proclamation du 5 juillet 1845, 
          bâtissez de bonnes maisons en pierre et couvertes de tuiles pour 
          n'avoir pas tant à souffrir des pluies et du froid en hiver, 
          de la chaleur en été, taillez de beaux jardins et plantez 
          des arbres fruitiers de toute espèce, surtout l'olivier greffé 
          et le mûrier pour faire de la soie. " Il leur 
          recommandait des charrues moins primitives et s'élevait vigoureusement 
          contre leur tendance à détruire leurs forêts.
          -------Il savait quelle rancune les Indigènes 
          conservent contre qui les a humiliés ou rançonnés 
          injustement, et rédigea à plusieurs reprises des circulaires 
          à ce sujet. II ne voulait pas que ceux venant en ville fussent 
          molestes par les habitants européens, ni que ceux de la campagne 
          fussent exploités par les colons Il veillait à ce qu'aucun 
          abus ne fût commis au point de vue de la responsabilité 
          collective qu'il imposait aux tribus.
          Pour bien comprendre Bugeaud, il serait bon de consulter les circulaires 
          par lesquelles il imposait à ses subordonnés ses idées 
          en les expliquant; les mémoires par lesquels il essayait de convaincre 
          les hommes du Gouvernement; les lettres parfois longues qu'il écrivait 
          à ses amis; enfin les nombreuses brochures qu'il a publiées.
          -------Lorsqu'il partit pour la France 
          le 5 juin 1847, il dut éprouver un douloureux serrement de cur 
          en pensant qu'il n'avait pu mener à sa 
          fin l'uvre colonisatrice qu'il voulait réaliser après 
          son oeuvre militaire. Il n'eut pas la joie de voir l'essor rapide de 
          l'Algérie qu'il avait tant aimée, puisqu'il fut emporté 
          le 10 juin 1849 par le choléra. Il a du moins laissé une 
          trace profonde dans l'histoire du pays dont il reste le plus grand gouverneur, 
          celui qui y a assuré la paix et qui en a entrepris le développement 
          économique.
          Le nom de Bugeaud est, à juste raison, connu même dans 
          les petits villages de France et d'Algérie. Le Maréchal 
          a gagné cette popularité auprès des troupiers, 
          parce qu'il s'occupait de leur hygiène et de leur bien-être. 
          Il s'arrêtait à l'occasion auprès d'eux pour leur 
          donner un conseil pratique, comme il eût fait dans sa propriété 
          avec ses ouvriers agricoles. II les obligeait à porter une ceinture 
          de laine par-dessus leurs vêtements pour se préserver de 
          la dysenterie ; il réglementait judicieusement les haltes aux 
          jours de grande chaleur; il obligeait les officiers à payer de 
          leur personne dans les moments pénibles et donnait lui-même 
          l'exemple malgré son âge.
          
          -------La popularité de Bugeaud 
          s'est matérialisée dans le couplet de " 
          La Casquette ", que les soldats continuent encore à 
          chanter sur une sonnerie de clairon. Ce couplet vient de ce que, lors 
          d'une attaque de nuit, il était accouru aux avant-postes sans 
          enlever son bonnet de nuit, et que, s'en étant aperçu 
          après l'alerte, il avait demandé sa casquette. La demande 
          s'était répétée avec zèle de bouche 
          en bouche : " La casquette, la casquette 
          du Maréchal! " ; et depuis lors cette casquette, 
          déjà fort connue des troupiers pour sa forme spéciale, 
          était devenue légendaire. C'est un symbole tout à 
          l'honneur du Maréchal qu'entendre chanter dans les rangs de l'armée, 
          80 ans après l'épisode nocturne :" 
        As-tu vu
          La casquette au Père Bugeaud.?
        -------Ce grand soldat, 
          ce judicieux administrateur, cet ardent colonisateur est resté 
          et restera pour les foules " le Père 
          Bugeaud ".