|  Un Publiciste Sociologue algérois :
 MUSETTE
 par
 Max LAMOUCHE
 Musette ! Nom familier aux Algérois 
        de longue date, personnalité insuffisamment connue et appréciée.
 Maniant avec un égal bonheur la pure langue française et 
        l'idiome coloré du cynique et joyeux Cagayous, Musette fut un observateur 
        sagace et piquant, un philosophe avisé, un ami sincère de 
        ce menu peuple qu'il nous présenta en liberté, enfin un 
        franc serviteur de la Cité.
 *** Victor, Maurice, Auguste Robinet naquit à 
        Alger, le 26 avril 1862, dans l'immeuble portant le n" 9 de la rue 
        de la Révolution, tombé depuis lors sous la pioche des démolisseurs.
 Orphelin tout jeune, Auguste Robinet dut à l'affectueuse tutelle 
        de son oncle Legendre de poursuivre ses études secondaires ; mais 
        il eut à coeur de se créer de bonne heure une situation 
        sociale. D'abord commis du service vicinal, il fut ensuite admis au concours 
        de l'inspectorat des Enfants assistés et, après un stage 
        à Constantine, obtint le poste d'inspecteur du département 
        d'Alger, qu'il ne devait quitter que pour la retraite.
 
 Mais il ne savait borner son activité à l'exercice consciencieux 
        de ses fonctions officielles : il lui fallait la manifester en d'autres 
        domaines et s'ouvrir de larges fenêtres sur l'extérieur. 
        Dès l'âge de vingt ans, il donnait à l'Akhbar quelques 
        fantaisies d'actualité signées " Tête d'âne 
        ", aveu transparent d'un de sa dulcinée. Enfin Madame Solano, 
        tempérament peu maniable, avec lequel il faudrait compter. En 1888, 
        Ernest Mallebay fondait sa Revue Algérienne et lui en confiait 
        la chronique, dont il s'acquitta spirituellement sous le pseudonyme de 
        " Rob ". En 1896, il suivit Mallebay au Turco, où il 
        commença vraiment de populariser ses divers pseudonymes : Rob, 
        Jean de l'Agha, Musette.
 
 Il avait, entre-temps, mûri son personnage 
        de Cagayous, ce petit bout d'homme aux yeux chassieux et à la mine 
        roublarde, animateur d'une poignée de lurons dont les faits et 
        gestes furent consignés, en style approprié, dans une série 
        de fascicules hebdomadaires depuis " Les amours de Cagayous " 
        (1896) jusqu'au " Cagayous poilu " (1920). Nous y voyons, avec 
        Cagayous le " louette " à qui on n'en peut aisément 
        remontrer, " Çuila qu'il a la calotte jaune ", son lieutenant 
        et un peu son rival ; " Calcidone ", le Maltais pêcheur 
        d'oursins, dont les pieds sont célèbres dans le quartier 
        pour l'indécence de leurs dimensions ; Zéro- franc le " 
        fout-la-faim " toujours fauché ; Embrouilloun, " Apolitain 
        " un peu " sacatrape ", c'est-à-dire.. pas trop 
        regardant sur les moyens d'existence ; puis Chicanelle, soeur de Cagayous 
        - dont le nom est tout un programme - et son petit bâtard Scaragolette, 
        cadeau du volage Chambignon ; Mecieu Hoc, le facteur en rétraite 
        qui tient bénévolement la plume pour ses voisins, que sa 
        qualité d'ancien fonctionnaire désigne pour les négociations 
        délicates, et qui soupire après la main de Chicanelle, tout 
        prêt à couvrir de son généreux pavillon le 
        produit de contrebande l'épicière espagnole, et sa fille 
        Térésina la " savante ", titulaire du Certificat 
        d'études primaires, qui épousera Cagayous... pas pour longtemps 
        !
 Doit-on attribuer cette invention aux impressions d'une enfance passée 
        à deux pas de la place du Gouvernement, noeud vital d'Alger à 
        l'époque, carrefour des cinq grands quartiers français, 
        juif, musulman, espagnol et italo-maltais ? Il avait, en tout cas, un 
        goût inné pour la philologie et la linguistique : ses condisciples, 
        au lycée, le qualifiaient d' " encyclopédie vivante 
        ". Même compte tenu des exagérations juvéniles, 
        il y a là une preuve de son penchant pour la recherche intellectuelle 
        et l'érudition ; il n'est que de lire ses nombreuses chroniques 
        en pur français pour constater la richesse de son vocabulaire en 
        même temps que la sùreté d'emploi de celui-ci.
 
 Nous n'avons pas spécialement étudié l'influence 
        de l'atavisme et du milieu ; toujours est-il que, né d'un compositeur-typographe 
        et traducteur d'arabe, et ayant fait ses premiers pas entre l'Hôtel 
        de la Préfecture et le cabaret-théâtre de " La 
        Perle ", en plein quartier cosmopolite, Auguste Robinet devint fonctionnaire 
        préfectoral, critique théàtral et barde de la langue 
        et des moeurs populaires algéroises.
 
 Ajoutons que si Cagayous et ses acolytes sont une pure invention, leur 
        parler et leur comportement sont en revanche très réels 
        et très vivants.
 
 Quant au choix du pseudonyme définitif de " Musette ", 
        nul n'en sait au juste les motifs. Peut-être le nom de cet instrument 
        rustique symbolisait-il le caractère fruste des pantins qu'il animait 
        pour ses lecteurs et pour son propre divertissement ? Peut-être 
        évoquait-il le charme bucolique de la vie rêvée par 
        son coeur d'artiste ?...
 
 La bonne langue de France trouve d'ailleurs sa large part dans l'activité 
        intellectuelle de Musette. Il continue ses chroniques pleines de verve 
        dans les Annales Africaines, également dirigées par Mallebay, 
        dans la Dépêche Algérienne, puis dans l'Echo d'Alger, 
        dès la fondation de ce journal en 1912. Il fait jouer quelques 
        saynètes en intermède au Théâtre municipal. 
        En 1907, il produit au " Petit Athénée " une revue, 
        intitulée " Alger en panne ", qui connaît un succès 
        considérable. Il prépare en 1910 pour le " Kursaal 
        " (disparu après 1918) deux opérettes, " Le Coquebin 
        " et " La Libellule " et, en 1917, pour le " Casino 
        Music-Hall ", une pièce patriotique : " On ne passe pas 
        ". Aucune de ces trois oeuvres ne vit la scène par suite de 
        différends soit avec les directeurs, soit avec des interprètes. 
        Musette n'était pas précisément souple ! Il le montra 
        notamment dans la critique théâtrale qu'il exerça 
        durant vingt-cinq ans avec une redoutable indépendance.
 
 Il jouait aussi du piano et de la flûte, composait à l'occasion 
        et tenait avec une certaine aisance le crayon et le pinceau.
 
 A l'écart de toute politique militante, il fut lié avec 
        tout ce qu'Alger et l'Algérie comptaient de personnalités 
        mêlées au mouvement des idées : Ernest Mallebay, Paul 
        Gavault, Emile Lacanaud, les Marie-Lefebvre, Lys du Pac, Stephen Chaseray, 
        Charles de Galland, pour ne citer que les noms qui viennent à mon 
        esprit.
 
 Physiquement, il était de taille moyenne, assez corpulent, brun, 
        portait une forte moustache et quelques papillotes de barbe folle ; des 
        yeux pétillants éclairaient cette physionomie empreinte 
        à la fois de bonhomie et de malice. L' " Automobile-Club d'Alger 
        ", dont Auguste Robinet était membre de fondation, conservait 
        dans sa galerie une magistrale caricature d'Herzig représentant 
        notre auteur vêtu en pâtre ou montreur de singe calabrais 
        ou sicilien, coiffé du chapeau pointu à larges bords, faisant 
        danser au son de sa musette un minuscule Cagayous, castagnettes en mains.
 
 Musette, enfin, aimait le " bricolage " ; il possédait 
        un établi parfaitement agencé, savait rempailler les chaises 
        et assurait personnellement l'entretien et la réparation de sa 
        voiture Salmson, qu'il utilisait pour ses déplacements de service 
        comme pour son agrément. Cette voiture fut requise en 1914.
 
 Passant un jour en tramway rue 
        Michelet, Musette la voit en station à vide ; il saute 
        à terre, s'informe dans la boutique voisine et apprend que l'attributaire 
        s'en sert seulement pour le trajet de son domicile à son bureau. 
        Il prend incontinent le volant, se rend à la Préfecture 
        et avise par lettre l'autorité compétente que le service 
        des enfants assistés lui ayant paru plus utile que la commodité 
        d'un particulier, il a récupéré sa voiture. L'affaire 
        n'eut, paraît-il, pas d'autre suite... les Services de la Réquisition 
        étaient vraiment, en ce temps-là, fort accommodants.
 
 Les nombreuses activités extra-administratives de Musette ne nuisaient 
        d'ailleurs en rien à l'exécution des obligations de l'inspecteur 
        des enfants assistés. Le rôle de cet inspecteur était 
        cependant assez lourd, mal défini, parfois à cheval sur 
        la Préfecture et sur l'administration centrale du Gouvernement 
        Général ; mais Auguste Robinet, plein de sollicitude pour 
        ses petits protégés, était de taille à prendre 
        les initiatives qui s'imposaient ; il fut ainsi l'un des promoteurs de 
        la Maternité de
 Mustapha.
 
 Il travaillait fréquemment jusqu'au petit jour, soutenant son effort 
        par le tabac et le café, ce qui n'était peut-être 
        point de la plus grande sagesse ; un rire sonore et incoercible ponctuait 
        parfois, dans le silence de la nuit, la drôlerie d'une trouvaille.
 *** Tel était l'homme.
 De son oeuvre nous n'aborderons pas l'aspect littéraire, qui excède 
        notre sujet et que d'autres, au demeurant, ont déjà traité 
        : Pierre Mille, dans un feuilleton du " Temps " en 1907, puis 
        dans les Nouvelles Littéraires du 17 avril 1930 et dans un billet 
        nécrologique à la Dépêche Coloniale du 28 novembre 
        1930 ; le Recteur Tailliart, dans un passage de sa thèse " 
        L'Algérie dans la littérature française " (1925) 
        ; le Professeur E.F. Gautier, dans un ouvrage de la Collection du Centenaire, 
        " Un Siècle de Colonisation " ; enfin Gabriel Audisio 
        dans un livre fortement documenté et d'une grande finesse de touche 
        : " Cagayous - Ses meilleures Histoires " (Gallimard, 1931). 
        Cet auteur observe, non sans humour, que le jargon cosmopolite de Cagayous 
        est en définitive moins malaisé à comprendre de nos 
        jours que le " français " de Rabelais. Ce jargon est 
        énergique, truculent, mais non ordurier ; Cagayous n'est ni un 
        apache, ni un coupeur de route, mais un être foncièrement 
        inculte qui s'extériorise assez
 vertement.
 
 Pour les fidèles de la Bibliothèque rose, Cagayous est évidemment 
        à l'index : il y a plus de quatre siècles, l'Abbé 
        de Thélème vertissait déjà leurs ancêtres 
        : " Cy n'entrez pas ! " Mais pour qui s'intéresse aux 
        moeurs et à la psychologie d'un menu peuple simple et primesautier, 
        il est intéressant de le regarder et de l'écouter. Et Musette 
        est maître en cet art : gaulois à l'occasion, jamais obscène, 
        il est, disons, naturaliste.
 
 Ces gagne-petit, qui n'ont jamais un sou vaillant et qu'une origine misérable 
        écarte presque fatalement de tout espoir de s'élever dans 
        l'échelle sociale, il nous les montre non seulement dépourvus 
        d'ambition, non seulement résignés à leur pauvreté, 
        mais n'y pensant pour ainsi dire pas : leur passion, c'est le soleil, 
        la mer, les champs, les événements de la rue... Un rien 
        les distrait ! Philosophie sans grandeur ? certes, mais en tout cas pleine 
        de sérénité, et qui n'exclut pour autant ni la gaieté, 
        ni la répartie, ni les saillies cocasses sur le comportement des 
        uns et des autres ; et ce côté psychologique nous paraît 
        frappant dans les récits d'aventures que l'on va lire.
 *** Musette, frappé d'hémiplégie, 
        s'éteignit le -let septembre 1930 ; selon sa volonté expresse, 
        ïl n'eut, pour gagner le champ de repos du boulevard Bru, d'autre 
        cortège que ses trois enfants.
 La Municipalité tint à l'honneur de se charger de la concession 
        et vota, en outre, un crédit pour l'érection d'une stèle 
        commémorative
 place de l'Alma, au confluent de l'avenue de la Bouzaréa, de l'avenue 
        Durando et de l'avenue des Consulats. Ce projet n'ayant pu aboutir par 
        suite de certaines résistances, le Conseil municipal se contenta 
        d'une réalisation des plus discrètes : au centre de la vieillotte 
        place Dutertre, à la " Bassetta ", repli de ce Bab-el-Oued 
        où Cagayous avait plaisamment évolué durant tant 
        d'années, on plaça une sorte de banc semi-circulaire en 
        ciment, surélevé en son sommet d'une murette contre laquelle 
        fut apposé un médaillon de bronze (On 
        sait en 1969 que cette effigie de Musette a disparu de la stèle 
        depuis I' " Indépendance ".); la pierre ne 
        portait, gravée sous ce médaillon, qu'une inscription laconique 
        : " Musette "...
 
 Notre héros méritait mieux... mais aujourd'hui que resterait-il 
        d'une commémoration plus pompeuse ? Et puis, même alors, 
        n'aurait-ce pas été trahir la modestie sincère et 
        quasi ombrageuse de Musette ? Il fuyait les honneurs autant qu'il dédaignait 
        l'argent. Il fut nommé Officier d'Académie, sinon à 
        son corps défendant, du moins malgré son abstention de toute 
        démarche personnelle ; quand on le pressentit pour souscrire une 
        notice de candidature, il s'écria : " Les palmes ?... mais 
        qu'en faire ? Donnez-les donc à mon marchand de tabac, il en serait 
        si fier !
 
 Donnez-les donc à mon marchand de tabac ! Propos digne du noble 
        et touchant " Trouvère " de Goethe !
 
 On se rappelle la scène :
 
 L'artiste a charmé le brillant parterre de belles dames et de guerriers 
        assemblés dans la grand'salle du château ; et le Roi, pour 
        manifester généreusement son contentement, lui fait apporter 
        un collier d'or.
 
 Mais le vieux poète et musicien errant n'est nullement ébloui 
        par ce riche présent ; il semble même le redouter comme un 
        terrible symbole ; et il le décline doucement : " Ne me donne 
        pas la chaîne d'or... réserve-là plutôt pour 
        ces chevaliers dont la seule mine résolue fait voler en éclats 
        les lances de tes ennemis... ou bien décerne-la à ton chancelier 
        ; ainsi, à ses autres sujétions, à toutes les charges 
        sous lesquelles il ploie déjà, ajoute encore le joug de 
        métal fin. "
 
 " Pour moi, je chante, comme chante, parmi les branches où 
        il a élu sa demeure, l'oiseau, image de la fantaisie et aussi de 
        la liberté... je chante, et la mélodie qui s'envole de ma 
        gorge m'est un salaire fastueux !
 
 " Pourtant, s'il m'est permis d'exprimer un désir, fais-moi 
        porter, dans le pur cristal, un doigt de ton meilleur vin ! "
 11 prend la coupe, la vide d'un trait :
 
 O suave rafraîchissement ! 0 trois fois bénie, trois fois 
        marquée de la divine faveur la maison où semblable merveille 
        n'est qu'une
 menue offrande !
 
 " Si tout vous sourit, pensez à moi, et rendez gràces 
        à Dieu avec autant de ferveur que je vous remercie aujourd'hui 
        pour cette gorgée
 de nectar !
 
 Je chante ! N'entendez-vous pas en écho l'exclamation moins délicatement 
        poétique, certes, mais aussi expressive du Bonhomme Lafontaine 
        : " Attaché ! vous ne courez donc pas où vous voulez 
        ? "
 
 Quel dédain des pauvres biens matériels ! Quelle leçon 
        de désintéressement et aussi de dignité ! Dignité 
        voisine de l'orgueil ? Peut- être. Mais s'il est vraiment impossible 
        ici-bas de tenir jamais le juste milieu, ne vaut-il pas mieux s'en écarter 
        dans le sens d'un excès de fierté plutôt que dans 
        celui de la servilité ?
 
 Et voici que Musette, artiste ne vivant aussi que pour son art, a le même 
        réflexe : Ne me donne pas la chaîne d'or... Point de richesses 
        et point de gloriole ! La satisfaction d'intéresser mon public 
        et de fustiger chemin faisant le méchant ou le simple pécheur... 
        Castigo ridendo mores !...
 
 Une société décline lorsqu'elle s'abandonne aux médiocres 
        ; et elle s'abandonne par le renoncement de ses élites comme par 
        sa propre désaffection de celles-ci. Dans votre bonne ville d'Alger, 
        Musette, nous vous avons gardé un souvenir fidèle, car vous 
        n'avez pas renoncé : vous avez rappelé, par votre oeuvre 
        et par votre attitude, qu'il n'y a de vie que dans l'action et dans une 
        action franche et probe. Vous avez été un de ces caractères 
        droits, vraiment libres et fiers, qui nous sont un exemple et un réconfort.
 
 Merci, Musette !
 
 Marseille, 1969.
 
 
 
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