| Bugeaud, la ville des hortensias -----Je ne pense pas désobliger les 
        Bônois, ni trahir la vérité, en écrivant que 
        dont il est le jardin et le "refrigerium".
 C'est par Herbillon et les monts de l'Edough que j'ai atteint Bugeaud. 
        Bordée de chênes d'une magnifique prestance, avec un frais 
        sous-bois de bruyères et de genêts, d'arbousiers et de lauriers 
        (le laurus nobilis), qui est celui d'Apollon, mais devenu pour nous celui 
        des cuisinières cette route forestière est d'une grande 
        poésie.
 -----Dans les ravins humides, des merisiers 
        s'assemblent, tout engainés de lierre, ailleurs, des chèvrefeuilles, 
        des houx, des clématites et des salsepareilles. Invisible, un oiseau 
        chante un ruisseau tintinnabule...
 -----Près d'atteindre Bugeaud, une 
        image romantique nous fait longtemps songer. C'est une arche de pierre 
        patinée par les siècles de l'aqueduc qui dirigeait, Rome 
        régnant, l'eau du massif aux citadins assoiffés d'Hippo 
        Regius. Enguirlandée de lianes et veloutée de mousse, que 
        les rayons solaires criblent à travers les branches, cette ruine 
        à la Hubert Robert, contemporaine de Trajan, est l'un des beaux 
        souvenirs que je garde de l'Edough.
 -----Sur le plateau de Bou-Zizi, des vestiges 
        plus anciens forcent aussi l'attention : éclats et blocs de rochers 
        bruts, ils rappellent au passant que ce haut lieu fut jadis, il y a des 
        millénaires, hanté par l'homme néolithique celui 
        qui dressa les dolmens et les cercles de pierres, et dont l'identité 
        reste indéterminée.
 -----Quant au Kef Sebaâ, le Rocher 
        du Lion, arête culminante de l'Edough avec 1000 et 8 mètres, 
        il évoque éloquemment le temps où le roi des bêtes 
        avait ici son refuge.
 -----Dans les mêmes parages, je signale 
        la Fontaine des Princes, qui garde le souvenir des fils de Louis-Philippe.
 L'ours a-t-il vécu dans l'Edough au XVIème siècle?
 -----Dans ma récente chronique sur 
        Bône, je citais un document datant de l'occupation espagnole où 
        le capitaine Gomez, qui gouvernait la citadelle au début du XVIe 
        siècle, signalait que le poisson était tellement nombreux 
        dans la Seybouse et dans l'Oued Bou-Djemaâ qu'on l'assommait à 
        coups de bâton. Le même informateur nous apprend qu'à 
        cette même époque, l'Edough était très giboyeux 
        - aussi giboyeux que les oueds poissonneux. "On 
        y trouve des lions, des porcs-épics, des ours, des sangliers 
        " , écrivait-il.
 J'accepte tout, excepté l'ours.
 -----Est-il, en effet, vraisemblable que 
        ce plantigrade ait pu vivre en Algérie en 1535, date à laquelle 
        le capitaine mentionnait sa présence ? Certes "l'ursus arctos" 
        a vécu dans cette contrée. On a reconnu ses ossements dans 
        certaines grottes du Djurdjura et dans celle du Taya, ce djebel voisin 
        de Roknia dont j'ai parlé naguère. Mais en 1535, le climat 
        local était ce qu'il est aujourd'hui, bien que la broussaille fut 
        alors plus abondante. L'ours pouvait-il y vivre ? On m'a dit : "Pourquoi 
        pas ? Il vit bien dans les Pyrénées en 1950 !" Mais 
        les Pyrénées ne sont pas la Numidie!
 
 -----Le cerf de Barbarie
 -----Un hôte de l'Edough que ne signale 
        pas le capitaine Gomez, c'est le cerf-le cerf de Barbarie - qui vit dans 
        les taillis. Personnellement, je ne l'ai pas vu, sinon en captivité 
        chez les gardes forestiers. Mais j'ai lu qu'il était si abondant 
        naguère que les colons du voisinage, victimes de ses déprédations, 
        avaient sollicité son extermination par les Pouvoirs Publics.
 -----Cet arrêt de mort avant paru intempestif, 
        ceux-ci auraient invité les agriculteurs lésés à 
        laisser paître les cerfs, puis à dresser un état des 
        dommages qu'ils commettraient, dont ils les indemniseraient.
 -----Si cette mesure de protection des cervidés 
        de Barbarie était mieux que platonique, de quel cur on crierait 
        " Vive l'Administration ! "
 -----Comme le Babor. dont je parlais il y 
        a quelques semaines, une partie de l'Edough, la plus belle et la plus 
        grande (770 hectares) a été érigée en parc 
        national. Officiellement. cela met la forêt, sa faune et sa flore, 
        à l'abri de toute destruction, de toute exploitation. Officiellement, 
        mais pratiquement ? Qui a vu le parc d'Ain-N'Sour, où des troupeaux 
        de vaches sont à demeure, reste dubitatif quant à l'efficacité 
        du décret qui institua les Parcs Nationaux.
 
 -----Le lion de l'Atlas a pullulé 
        dans l'Edough
 -----Si je doute que l'ours brun ait vécu 
        dans l'Edough, du moins en 1535, le lion y pullula, comme vers Teniet-el-Haâd, 
        le Zaccar et autres lieux. N'est-ce pas aux environs de Guelnu, dans la 
        Mahouna, donc aux portes de Bône, que le "lionicide" Gérard 
        s'est illustré jadis? Et la scène de chasse de la somptueuse 
        mosaïque de 25 m2 qui depuis quelques semaines, décore la 
        salle principale du musée archéologique d'Hippone en voie 
        de finition, a certainement été exécutée d'après 
        nature par les mosaïstes animaliers latins.
 Enfin j'ai lu que le dernier lion d'Algérie, avait été 
        tué précisément dans l'Edough en 1890. Il est vrai 
        que d'autres contrées, l'Aurès notamment, revendiquent le 
        même privilège.
 -----Mais si cette date de 1890 était 
        vraie, il faudrait voir dans la survivance du roi des fauves 60 ans après 
        l'établissement des Français, un témoignage irrécusable 
        de sa pullulation lors de notre arrivée. Gérard confirme 
        cette vue, lequel estimait qu'une soixantaine de couples léonins 
        vivaient encore en Kroumirie, sur la frontière algéro-tunisienne, 
        en 1830 date de l'occupation de la Régence par la France.
 -----Si donc le lion du désert et 
        des sables ne fut jamais qu'un mythe, une image littéraire, sa 
        Majesté le Lion de l'Atlas, type même du genre f1is, fut 
        une réalité redoutable et redoutée, puisqu'en 1830 
        on aurait pu écrire sur chaque montagne du Moghreb comme sur les 
        vieux Atlas " Ici, il y a du lion ". Du lion et de la panthère, 
        car si l'un abondait, l'autre surrabondait. Ce dont témoigne aussi 
        la mosaïque d'Hippone.
 
 -----L'Edough 
        est-il les monts Pappua ?
 -----Comme celle du lBahor, l'identité 
        latine d'Edough reste inconnue de nos archéologues et de nos géographes. 
        Certains l'identifient aux monts Pappua de l'antique Numidie, où 
        Gélimer, dernier roi vandale, aurait été traqué 
        par un lieutenant de l'illustre Bélisaire, général 
        de l'empereur Justinien, lors de la reconquête de l'Afrique par 
        Byzance, l'année 533. Mais aucun document n'autorise à l'affirmer.
 -----Deux lignes de Saint-Augustin élucideraient 
        cette énigme de toponymie locale. Hélas ! comme pour tous 
        ceux de son temps, le monde extérieur n'existait pas pour l'auteur 
        des "Confessions-. Pas une phrase descriptive dans toute son oeuvre. 
        Pas un nom de fleuve ni de montagne, qu'il s'agisse de Thagaste où 
        il est né, de Madaure et de Carthage où il fut étudiant, 
        d'Hippone où s'écoulèrent quarante ans de sa vie. 
        Rien qui précise et situe la réalité spatiale. Abstrait 
        dans sa pensée, aigle ou cygne, il plane si haut qu'il ne voit 
        rien de t'univers ambiant le beau visage de la terre n'existe pas pour 
        lui!
 
 -----Edou, Edoughe, Edour, ou ldou?
 -----Et le vocable Edough est-il arabe, berbère 
        ou phénicien ? Nul non plus ne le dit ! Sa prononciation correcte, 
        quelle est-elle ? Je dis "Elou". Un autre dit "Edoughe 
        ". Si ce nom est arabe, il faudrait dire "Edour", puisque 
        gh = r'. lsabelle Eberhardt, qui a vécu à Bône parmi 
        les musulmans et qui parlait l'arabe et l'écrivait comme elle parlait 
        et écrivait le russe et le français, transcrit Edough "Idour 
        ".
 Quel est le terme juste ? Lequel de nos savants instruira notre ignorance 
        impatiente de savoir?
 
 -----Le charme double de Bugeaud
 -----Le charme de Bugeaud est forestier et 
        maritime. Le front dans le feuillage et les pieds dans la mer, je le verrais 
        très bien consacré tout ensemble à Diane et à 
        Neptune, de même que j'imagine, entre les vagues et la futaie, le 
        colloque des Sylvains avec les Néréides.
 De la pergola de l'hôtel du Rocher, l'établissement le mieux 
        situé de l'intérieur de l'Algérie et le plus confortable, 
        la vue plonge dans le gouffre azuré, qui miroite et psalmodie 900 
        mètres plus bas. Sans quitter votre siège, vous l'entendez 
        bruire la voyez qui palpite. Effectuez quelques pas sur la crête 
        ombragée (je dis 20 pas et non 100), un immense panorama thallassique 
        se révèle, dans le plus pittoresque décor de roches 
        sculptées, de plages blondes, de criques, d'écueils, de 
        promontoires... Et l'on envie le chasseur sous-marin qui peut, d'une plongée, 
        compléter le décor merveilleux de surface par celui des 
        profondeurs. Quelle féérie, accessible au seul homme amphibie, 
        doit recouvrir ce miroir de lapis lazuli, d'opale ou de turquoise!
 
 -----La route enchantée
 -----Si la route forestière d'Herbillon 
        à Bugeaud est l'une des plus belles que je sache, celle de Bône 
        à Bugeaud, bien que brève, est une autre merveille. Surtout 
        pendant t'été. On haletait en bas et on se liquéfiait. 
        On monte, et c'est un autre monde. En 12 kilomètres, donc en moins 
        d'un quart d'heure, on s'élève à 900 mètres 
        au-dessus des buées, des odeurs et des poussières de la 
        cité torride. A chaque tour de pneu, nos forces nous reviennent 
        avec la joie de vivre. On est Atlas allégé du poids du ciel 
        qui l'écrasait. On se dilate et s'épanouit. On était 
        morfondu, on est allègre et optimiste.
 -----Je compare les délices que dispense 
        cette ascension à ceux que j'éprouvai en montant d'Affreville 
        à Miliana, un jour d'août. C'est la même délivrance, 
        la même résurrection, la même action de grâce 
        ! Et il faut avoir connu ces euphories radieuses après ces prostrations, 
        pour mesurer la sujétion de notre âme à notre corps, 
        de l'esprit à la matière. Et comme le sang commande en nous, 
        c'est-à-dire la météo.
 -----Et la mer, qu'il faut chercher en bas 
        dans la ville plate et encombrée, comme elle est présente 
        ici, et belle, et fascinante entre les arbres gigantesques de cette route 
        aérienne, abrupte et méandrique - presque hélicoïdale 
        !
 
 -----La 
        mort fascinatrice
 Au kilomètre 8, n'omettez pas de stopper "Col du chacal", 
        disent la carte et le guide. Pour moi c'est le plus beau des cimetières 
        musulmans. Oui, plus beau, dans son abandonnement, que celui même 
        de Rôtie, dont j'ai dit tant de bien.
 A l'orée de la forêt, sur un mamelon isolé, enfouies 
        dans des fourrés de bruyères et de fougères, les 
        tombes sont bleues comme en bas, d'un bleu lavé de pervenche, d'hortensia 
        et de lavande du même azur opalescent que le ciel et la mer sur 
        lesquels elles se détachent.
 -----Quelle paix et quelle douceur ! Quelle 
        est sereine et enjôleuse, quelle est fascinatrice, la mort qui terrifie 
        ! Oui, ici, mais ici seulement, dans la libre lumière et la libre 
        nature, loin des horreurs agressives de nos "mobiliers" funéraires, 
        mourir me semble possible. Et je pense et je dis faire de la mort une 
        beauté, seuls les musulmans le savent.
 
 -----La ville des hortensias
 -----C'est une image nocturne que je garde 
        de Bugeaud, une image de mirage et de rêve éveillé.
 -----J'étais remonté de Bône 
        pour fuir sa suffocation estivale et ses moustiques. (Ah ! les moustiques 
        de Bône ! Dans ma lutte avec eux, je suis tombé de mon lit, 
        une nuit, dans mon hôtel !). Ici, c'était la fraîcheur 
        de la montagne en France, et pas un vrombissement d'élytres d'anophèle 
        !
 -----Longtemps j'errai sous les frênes, 
        les acacias, les platanes, les noyers, les châtaigniers... Dans 
        un jardin d'enfants, des cris et des poursuites disaient la joie de vivre. 
        Epars et taciturnes, des pavillons fleuris semblaient un décor 
        de théâtre.
 Ailleurs, tout autour, une pénombre embaumée, un recueillement 
        pensif, le mystérieux clair-obscur des rayons et des ombres. Et 
        partout, en haies, en massifs, en plate-bandes, des hortensias multicolores, 
        les premiers que je voyais (et les seuls que je vis) en pleine terre en 
        Algérie.
 -----Et sur tout cela, le plus phosphorescent, 
        le plus radieux, le plus divin des firmaments d'Afrique, duquel, en gerbes 
        d'étincelles, ruisselaient des météores, parachutistes 
        de Dieu.
 -----Et ce soupir monta de mon âme 
        à ma bouche:
 "Qu'il est doux,
 "Ce soir d'août,
 "Sur l'Edough
 
 -----Cette vision de bonheur et de beauté tranquilles, où 
        le ciel et la terre étaient de connivence, c'est l'image que j'emportai 
        de mon passage à Bugeaud. Et celle que je revois, ce soir, en l'évoquant.
 Claude-Maurice Robert
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