| BUGEAUD LA VILLE DES HORTENSIAS
 BUGEAUD, JARDIN DE BÔNE
 Je ne pense pas désobliger 
        les Bônois, ni trahir le vérité, en écrivant 
        que le joyau touristique de leur pays, c'est le village forestier de Bugeaud, 
        à 900 mètres d'altitude et 13 kilomètres de Bône, 
        dont il est le jardin et le " refrígerium ".C'est par Herbillon et les monts de l'Edough que j'ai atteint Bugeaud.
 Bordée de chênes d'une magnifique prestance, avec un frais 
        sous-bois de bruyères et de genêts, d'arbousiers et de lauriers 
        (le " laurus nobilis ", qui est celui d'Apollon, mais devenu 
        pour nous celui des cuisinières !), cette route forestière 
        est d'une grande poésie.
 Dans les ravine humides, des merisiers s'assemblent, tout engainés 
        de lierre; ailleurs, des chèvrefeuilles, des houx. des clématites 
        et des salsepareilles. Invisible. un oiseau chante ; un ruisseau tintinnabule...
 Près d"atteindre Bugeaud, une image romantique nous fait longtemps 
        songer. C'est une arche de pierre patinés par les siècles 
        de l'aqueduc qui dirigeait, Rome régnant, l'eau du massif aux citadins 
        assoiffés d'Hippo Regius. Enguirlandée de lianes et veloutée 
        de mousse, que les rayons solaires criblent à travers les branches, 
        cette ruine à la Hubert Robert, contemporaine de Trajan, est l'un 
        des beaux souvenirs que je garde de l'Edough.
 Sur le plateau de Bou-Zizl, des vestiges plus anciens forcent aussi l'attention 
        : éclats et blocs de rocher bruts, ils rappellent au passant que 
        ce haut lieu fut jadis, il y a des millénaires, hanté par 
        l'homme néolithique ; celui qui dressa les dolmens et les cercles 
        de pierres, et dont l'identité reste indéterminée.
 Quant au Kef Sebaâ, le Rocher du Lion, arête culminante de 
        l'Edough avec 1.000 et 8 mètres, il évoque éloquemment 
        le temps où le roi des bêtes avait ici son refuge.
 Dans les mêmes parages, je signale la Fontaine des Princes, qui 
        garde le souvenir des fils de Louis-Philippe.
 L'ours a-t-il vécu 
        dans l'Edough au XVIe siècle ?Dans ma récente chronique sur Bône, je citais un document 
        datant de l'occupation espagnole où le capitaine Gomez, qui gouvernait 
        la citadelle au début du XVIe siècle, signalait que le poisson 
        était tellement nombreux dans la Seybouse et dans l'0ued Bou-Djemaâ, 
        qu'on l'assommait à coups de bâton ! Le même informateur 
        nous apprend qu'à cette même époque, l'Edough était 
        très giboyeux - aussi giboyeux que les oueds poissonneux.
 " On y trouve des lions, des porcs-épics, des ours, des sangliers 
        ", écrivait-il.
 j'accepte tout, excepté l'ours. Est-il, en effet, vraisemblable 
        que ce plantigrade ait pu vivre en Algérie en 1535, date à 
        laquelle le capitaine mentionnait sa présence ?
 Certes, " l'ursus arctos " a vécu dans cette contrée, 
        On a reconnu ses ossements dans certaines grottes du Djurdjura et dans 
        celle du Taya, ce djebel voisin de Roknia dont j'ai parlé naguère. 
        Mais en 1535, le climat local était ce qu'il est aujourd'hui, bien 
        que la broussaille fut alors plus abondante. L'ours pouvait-il y vivre 
        ?
 On m'a dit : " Pourquoi pas ? Il vit bien dans les Pyrénées 
        en 1950 ". Mais les Pyrénées ne sont pas la Numidie 
        !
 Le cerf de BarbarieUn hôte de l'Edough que ne slgnale pas le capitaine Gomez, c'est 
        le cerf - le cerf de Barbarie - qui vit dans ses taillis. Personnellement, 
        je ne l'ai pas vu., sinon en captivité chez les gardes forestiers. 
        Mais j'ai lu qu'il était si abondant naguère que les colons 
        du voisinage, victimes de ses déprédations, avaient sollicité 
        son extermination par les Pouvoirs publics.
 Cet arrêt de mort ayant paru intempestif, ceux-ci auraient invité 
        les agriculteurs lésés à laisser paître les 
        cerfs, puis à dresser un état des dommages qu'ils commettraient, 
        dont ils les indemniseraient.
 .Si cette mesure de protection des cervidés de Barbarie était 
        mieux que platonique, de quel cur on crierait " Vive l'Administration 
        ! "
 Comme le Babor, dont je parlais il y a quelques semaines, une partie de 
        l'Edough, la plus belle et la plus grande (770 hectares) a été 
        érigée en parc national. Officiellement, cela met la forêt, 
        sa faune et sa flore, à l'abri de toute destruction, de toute exploitation. 
        Officiellement, mais pratiquement ? Qui a vu le parc d'Aïn-N'Sour, 
        où des troupeaux de vaches sont à demeure, reste dubitatif 
        quant à l'efficacité du décret qui institua les Parcs 
        nationaux.
 Le lion de l'Atlas a pullulé 
        dans l'EdoughSi je doute que l'ours brun ait vécu dans l'Edough, du moins en 
        1535, le lion y pullula, comme vers Téniet-el-Haâd, le Zaccar 
        et autres lieux. N'est-ce pas aux environs de Guelma, dans la Mahouna, 
        donc aux portes de Bône, que le " lionicide " Gérard 
        s'est illustré jadis ? Et la scène de chasse de la somptueuse 
        mosaïque de 25 m2 qui depuis quelques semaines. décore la 
        salle principale du musée archéologique d'Hippone en vole 
        de finition, a certainement été exécutée d'après 
        nature par les mosaïstes animaliers latins.
 Enfin, j'ai lu que le dernier lion d'Algérie avait été 
        tué précisément dans l'Edough en 1890. Il est vrai 
        que d'autres contrées, l'Aurès notamment, revendiquent le 
        même privilège.
 Mais si cette date de 1890 était vraie, il faudrait voir dans la 
        survivance du roi des fauves 60 ans après l'établissement 
        des Français, un témoignage irrécusable de sa pullulation 
        lors de notre arrivée. Gérard confirme cette vue, lequel 
        estimait qu'une soixantaine de couples léonins vivaient encore 
        en Kroumirie, sur la frontière algéro-tunisienne, en 1880, 
        date de l'occupation de la Régence par la France.
 Si donc le lion du désert et des sables ne fut jamais qu'un mythe, 
        une image littéraire, Sa Majesté le Lion de l'Atlas, type 
        même du genre " felis ", fut une réalité 
        redoutable et redoutée, puisqu'en 1830 on aurait pu écrire 
        sur chaque montagne du Maghreb comme sur les vieux atlas : " Ici, 
        il y a du lion ". Du lion et de la panthère, car si l'un abondait, 
        l'autre surabondait. Ce dont témoigne aussi la mosaïque d'Hippone
 L'Edough est-il les monts 
        Pappua?Comme celle du Babor, l'identité latine de l'Edough reste inconnue 
        de nos archéologues et de nos géographes. Certains l'identifient 
        aux monte Pappua de l'antique Numidíe, où Géllmer, 
        dernier roi vandale, aurait été traqué par un lieutenant 
        de l'illustre Bélisaire, général de l'empereur Justinien, 
        lors de la reconquête de l'Afrlque par Byzance, l'année 533. 
        Mais aucun document n'autorise à l'affirmer.
 Deux lignes de saint Augustin élucideraient cette énigme 
        de toponymie locale. Hélas! comme pour tous ceux de son temps, 
        le monde extérieur n'existait pas pour l'auteur des " Confessions 
        ". Pas une phrase descriptive dans toute son uvre. Pas un nom 
        de fleuve ni de montagne, qu'i| s'agisse de Thagaste où il est 
        né, de Madaure et de Carthage où il fut étudiant, 
        d'Hippone où s'écoulèrent quarante ans de sa vie. 
        Rien
 qui précise et situe la réalité spatiale. Abstrait 
        dans sa pensée, aigle ou cygne, il plane si haut qu'il ne voit 
        rien de l'univers ambiant : le beau visage de la terre n'existe pas pour 
        lui.
 Edou, Edoughe, Edour ou Idou 
        ?Et le vocable Edough est-il arabe, berbère ou phénicien 
        ? Nul non plus ne le dit ! Sa prononciation correcte. qu'elle est-elle 
        ? Je dis " Edou ", un autre dit " Edough ". Si ce 
        nom est arabe, il faudrait dire " Edour ", puisque gh = rh !
 Isabelle Eberhardt, qui a vécu à Bône parmi les musulmans 
        et qui parlait l'arabe et l'écrivait comme elle parlait et écrivait 
        le russe et le français, transcrit Etlough " Idour ".
 Quel est le terme juste? Lequel de nos savants instruira notre ignorance 
        impatiente de savoir ?
 Le charme double de BugeaudLe charme de Bugeaud est forestier et maritime. Le front dans le feuillage 
        et les pieds dans la mer.Je le verrais très bien consacré 
        tout ensemble à Diane et à Neptune.,de même que j'imagine, 
        entre les vagues et la futaie, le colloque des Sylvains avec les Néréides.
 De la pergola de l'hôtel du Rocher, l'établissement le mieux 
        situé de l'intérieur de l'Algérie et le plus confortable, 
        la vue plonge dans le gouffre azuré qui miroite et psalmodie 900 
        mètres plus bas. Sans quitter votre siège, vous l'entendez 
        bruire, la voyez qui palpite. Effectuez quelques pas sur la crête 
        ombragée (je dis 20 pas et non 100), un immense panorama thalassique 
        se révèle, dans le plus pittoresque décor de roches 
        sculptées, de plages blondes, de criques, d'écueils, de 
        promontoires... Et l'on envie le chasseur sous-marin qui peut dune plongée, 
        compléter le décor merveilleux de surface par celui des 
        profondeurs. Quelle féerie, accessible au seul homme amphibie,
 doit recouvrir ce mlroir de lapis lazuli, d'opale ou de turquoise !
 La route enchantéeSi la route forestière d'Herbillon à Bugeaud est l'une des 
        plus belles que je sache, celle de Bône à Bugeaud, bien que 
        brève,. est une autre merveille. Surtout pendant l'été. 
        On haletait en bas et on se liquéfiait. On monte, et c'est un autre 
        monde. En 12 kilomètres, donc en moins d'un quart d'heure, on s'élève 
        à 900 mètres au-dessus des buées, des odeurs et des 
        poussières de la cité torride. A chaque tour de pneu, nos 
        forces nous reviennent avec la joie de vivre. On est Atlas allégé 
        du poids du Ciel qui l'écrasait. On se dilate et s'épanouit. 
        On était morfondu. on est allègre et optimiste.
 Je compare les délices que dispense cette ascension à celles 
        que j'éprouvai en montant d'Affreville à Miliana, un jour 
        d'août. C'est la même délivrance, la même résurrection, 
        la même action de grâces ! Et il faut avoir connu ces euphories 
        radieuse après ces prostrations, pour mesurer la sujétion 
        de notre âme à notre corps, de l'esprit à la matière. 
        Et comme le sang commande en nous, c'est-à.-dire le météo.
 Et la mer, qu'il faut chercher en bas dans la ville plate et encombrée. 
        comme elle est présente ici, et belle et fascinante entre les arbres 
        gigantesques de cette route aérienne, abrupte et méandrique, 
        presque hélicoïdale !
 La mort fascinatriceAu kilomètre 8, n'omettez pas de stopper, " Col du Chacal 
        ", disent la carte et le guide. Pour moi c'est le plus beau des cimetières 
        musulmans. Oui, plus beau, dans son abandonnement, que celui même 
        de Bône dont j'ai dit tant de bien.
 A l'orée de la forêt, sur un mamelon isolé, enfouies 
        dans des fourrées de bruyères et de fougères, les 
        tombes sont bleues comme en bas, d'un bleu lavé de pervenche, d'hortensia 
        et de lavande ; du même azur opalescent que le ciel et la mer sur 
        lesquels elles se détachent.
 Quelle paix et quelle douceur !,
 Quelle eet sereine et enjôleuse, quelle est fascinatrice, la mort 
        qui terrifie! Oui, ici, mais ici seulement, dans la libre lumière 
        et la libre nature, loin des horreurs agressives de nos " mobiliers 
        " funéraires, mourir me semble possible. Et je pense et je 
        dis faire de la mort une beauté, seuls les musulmans le savent.
 La ville des hortensiasC'est une image nocturne que je garde de Bugeaud, une image de mirage 
        et de rêve éveillé.
 J'étais remonté de Bône pour fuir sa suffocation estivale 
        et ses moustiques. (Ah ! les moustiques de Bône ! Dans ma lutte 
        avec eux, je suis tombé de mon lit, une nuit, dans mon hôtel 
        ! ). Ici, c'était la fraîcheur de la montagne en France, 
        et pas un vrombissement d'élytres d'anophèle !
 Longtemps j'errai sous les frênes, les acacias, les platanes, les 
        noyers, les châtaigniers... Dans un jardin d'enfants, des cris et 
        des poursuites disaient la joie de vivre. Épars et taciturnes, 
        des pavillons fleuris semblaient un décor de théâtre.
 Ailleurs. tout autour, une pénombre embaumée, un recueillement 
        pensif, le mystérieux clair-obscur des rayons et des ombres. Et 
        partout, en haies, en massifs, en plates-bandes, des hortensias multicolores, 
        les premiers que je voyais (et les seuls que je vis) en pleine terre en 
        Algérie.
 Et sur tout cela, le plus phosphorescent, le plus radieux, le plus divin 
        des firmaments d'Afrique, duquel, en gerbes d'étincelles ruisselaient 
        des météores, parachutistes de Dieu.
 Et ce soupir monta de mon âme à ma bouche :
 Qu'il est doux,
 Ce soir d'août,
 Sur l'Edough !
 Cette vision de bonheur et de beauté tranquilles, où le 
        ciel et la terre étaient de connivence, c'est l'image que j'emportai 
        de mon passage à Bugeaud. Et celle que je. revois, ce soir, en 
        l'évoquant.
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