 
 
          
        
        B O U FA R I K 
        " Après avoir 
          traversé la large chaîne des collines d'Alger, écrivait 
          le docteur Otth en 1838, l'on descend dans cette fameuse plaine de Métidja, 
          le théâtre de tant de combats sanglants livrés par 
          les Français contre les infatigables tribus arabes. 
          
          Les fréquentes invasions des Hatjoutes dans les territoires cultivés 
          par les colons et la fidèle assistance que les Kabyles de l'Atlas 
          prêtent à leurs entreprises ont forcé le Gouvernement 
          'français d'établir un camp permanent à Boufarik, 
          situé au centre de la plaine, et d'y entretenir constamment un 
          corps d'armée assez considérable pour tenir en respect 
          les voisins turbulents et pour protéger les colons qui se sont 
          fixés dans celle partie de la Métidja. La garnison de 
          Boufarik est composée en grande partie de spahis, c'est-à-dire 
          de cavalerie du pays, commandée presque entièrement par 
          des officiers français. Une bonne route de douze lieues a été 
          construite d'Alger à Boufarik, et déjà l'on a commencé 
          à assainir ce beau district en desséchant les marais par 
          le rétablissement des anciens canaux. La vue étendue que 
          cette verte plaine offre à Boufarik n'a rien de frappant, cependant 
          sa monotonie est interrompue par la belle chaîne voisine de l'Atlas 
          dont les pentes boisées et accidentées attireraient bien 
          plus le peintre s'il lui était permis de les parcourir. 
          
          A une distance d'une lieue et demie, on aperçoit la ville de 
          Belida à l'entrée d'une vallée qui conduit au col 
          de Ténia et de là à Médéïah, 
          capitale de la province de Tittéri. Ce qui surtout charme l'il 
          de l'Européen à Boufarik, c'est le brillant costume de 
          couleur écarlate de ces spahis volants par la plaine sur leurs 
          beaux chevaux arabes. C'est de Belida et des magnifiques vergers, dont 
          la Métidja est parsemée, que les meilleures oranges sont 
          apportées au marché d'Alger, et lorsqu'une fois une paix 
          bien affermie couronnera les efforts des conquérants, cette partie 
          du pays pourra fournir, à elle seule, les vivres à la 
          grande capitale des colonies africaines. " 
          
          Maintenant ce marécage pestilentiel de la Mitidja, aux dires 
          des Arabes, où les corneilles elles-mêmes ne pouvaient 
          vivre, est devenu le fleuron cultural de notre empire nord-africain 
          et ce misérable bourg de Boufarik, en 1836 créé 
          par Clauzel, la période héroïque passée et 
          la richesse venue, somnole dans l'engourdissement de la pléthore, 
          comme une vieille dame gourmande après un bon déjeuner. 
          Sous ses arbres, au long des larges boulevards et des grandes places 
          désertes où s'alignent les maisons basses, n'était 
          le ciel plus bleu et la lumière plus translucide, on pourrait 
          se croire dans un coin de province française, du côté 
          de Narbonne, même dans la Côte-d'Or. 
          
          Plus de ces spahis aux chatoyants uniformes que le docteur Olth nous 
          montre au travers de son style d'ingénuité; plus de " 
          Belida " la mystérieuse à l'orée des lointaines 
          forêts, mais à travers une campagne monotone d'être 
          opulente, banalisée de n'être qu'un grand jardin à 
          peine, des gendarmes en uniforme kaki, le facteur rural sur sa bicyclette, 
          de rapides voitures fuyant dans un tourbillon de poussière et 
          les monumentaux autobus qui passent au coin-coin strident des cornes. 
          Plus d'Arabes, sauf pendant les travaux, les mercenaires kabyles. La 
          couleur locale fait défaut, l'Orient efface ses coloris romantiques, 
          plus de douars, de burnous, de gestes amplement drapés, ni de 
          cavaliers rangés lancés au galop des chevaux bleus, comme 
          sur le paravent des cheminées, mais des autos, parfois deux pandores, 
          au petit pas des bêtes, devisant derrière un pégriol. 
          
          
          Boufarik se berce de monotonie calme. Autour, le terroir est des plus 
          riches ; sur un sol d'alluvions et de détritus accumulés, 
          arbres, vignes, pépinières prospèrent avec exubérance, 
          à profusion les norias jettent l'eau dans les orangeries ; avec 
          une prodigalité qui ne se dément pas, comme aux meilleurs 
          endroits de l'Hérault, certains coins de vigne rapportent jusqu'à 
          trois cents hectos à l'hectare. La plaine : les raies de la vigne, 
          la robe des emblavures, des cyprès en barrière pressée 
          pour abriter du vent les oranges aux fleurs fragiles. Çà 
          et là, dans des bouquets de grands arbres, des fermes, des villas, 
          des châteaux, des caves équipées selon le dernier 
          modernisme. Certains de ces domaines, depuis 1911, ont été 
          vendus et revendus cinq ou six fois, toujours avec une plus value, laissant 
          aux mains du fisc, sous forme de droits de mutation, de l'argent autant 
          qu'ils valent. 
          
          Aux temps de la première colonisation, autour des 563 lois urbains, 
          on avait taillé 173 lots de culture de 4 hectares. Où 
          sont les lots d'antan ! Disparus, englobés, fondus ! Sidi-Aïd, 
          le Figuier, Saint-Charles, la Kakena, les fermes Chiris développent 
          sur des centaines d'hectares, on pourrait presque dire sur des horizons, 
          leurs cultures plantureuses. Assiégée, comme asphyxiée 
          par cette richesse, la ville s'engourdit sous ses platanes verts au 
          printemps, rouges à l'automne. L'auto a fini de la tuer. On y 
          faisait étape autrefois ; il y avait des hôtels réputés, 
          un marché considérable Les facilités de locomotion 
          amènent les gens plus loin, on est à une heure d'Alger, 
          trop près pour qu'on s'arrête, trop près aussi qu'on 
          ne soit tenté d'aller quérir dans la capitale le moindre 
          produit qui fera besoin. Et les gros terriens achètent ailleurs, 
          le plus souvent directement aux fabriques. 
          
          Au carrefour où s'infléchit la route nationale, autour 
          de la statue de Blandan, des ouled-plaça, des passants rares. 
          Peu avant le passage des trains le sifflet strident d'un voiturier, 
          qui convie les voyageurs à partir pour la gare On n'entend de 
          rumeurs que sur le coup de quatre heures, à la sortie des écoles, 
          quand piaille et se poursuit le peuple des enfants. Dès le soir, 
          sous la rougeâtre électricité qui tombe du plafond 
          des cafés, les villageois jouent des manilles. A neuf heures, 
          les vitres éteintes, tout le monde dort, sauf les chouettes au 
          cri plaintif, le garde champêtre et les deux sergents de ville 
          attardés dans une dernière ronde. Le dimanche il y a des 
          tumultes de fanfare et une séance de cinéma, une fois 
          l'an la jeunesse se donne un bal sur la place publique, et toutes les 
          décades, au théâtre, lui aussi municipal, des comédiens 
          de passage viennent resservir une pièce du valétudinaire 
          répertoire : Carmen ou bien la Juive. Après quoi, le silence 
          retombe...