| Il n'est pas exclu de penser que des 1 nôtres, élevés 
        dans le culte du souvenir, se rendent là-bas, comme en pèlerinage, 
        voir la terre de leurs racines.
 Le village nostalgique décrit tant de fois par ses " vieux 
        " est devenu la wilaya n° 34, centre d'une région de 424828 
        habitants. Elle déborde dans tous les sens, et ses docks-silos 
        géants de construction suédoise dominent cette haute plaine 
        que la France a confirmée dans sa vocation agricole et pastorale.
 
 Le premier coup de coeur de notre voyageur sera pour " sa " 
        maison. Qu'il n'hésite pas à s'y présenter, sans 
        complexe de culpabilité; son nom est garant du 
        bon et chaleureux accueil qu'il y recevra. Ce sera le point culminant 
        de son émotion.
 
 Par la rue qui rendait hommage à Augustin Paulet, un des pionniers 
        de la première heure et par l'ex-cours du Cheyron qui a donné 
        au village sa notoriété historique, il lui faudra aller 
        se recueillir longuement aux pieds du " Fort de l'Homme coiffé 
        de plumes ". Cette appellation l'intrigue encore, car si certains 
        lui ont dit qu'il s'agissait du Turc Arroudj dont le fez garni de plumes 
        avait la même forme que le donjon, d'autres lui ont affirmé 
        qu'il s'agissait d'un chef berbère coiffé d'un guennour 
        avec plumes d'autruche dans l'enroulement de sa cordelette brune. Fulgence 
        et Raymond Féry, chroniqueurs dans cette revue et arabisants distingués, 
        concilient tout le monde avec leur " Fort de l'Homme empanaché 
        ". Tant de fois conquis et libéré, tant de fois en 
        ruines et redressé, il avait fière allure après sa 
        remise en force défensive par les hommes du général 
        Négrier.
 
 Cher Fort de mon enfance! J'en connais les dédales pour l'avoir 
        parcouru avec mon copain d'école Guéninchault qui y habitait, 
        son père commandant la garnison. Nous en dévalions la pente, 
        montés sur des planchettes à quatre roulements à 
        billes de notre fabrication. Vingt ans après, thèse en poche 
        et bague au doigt, je venais, presque dans son ombre, rue Agha-Ben-Henni, 
        visser ma plaque de médecin. Pour trente ans.
 Par les récits de ses parents, par la lecture de documents d'époque, 
        particulièrement bien fouillés par Franchie Dessaigne et 
        réunis dans son livre incontournable sur l'insurrection de 1871, 
        notre pèlerin connaît tout de cette histoire et du rôle 
        joué par les Mokrani; le résumé que je lui en fais 
        lui servira de vade-mecum pour le voyage.
 
 Il ne pourra échapper au souvenir que les Algériens de Bordj 
        gardent de leur grand chef Mokrani. Le Fort, amputé de son donjon 
        par le vent de l'histoire, porte son nom. Et le mausolée familial 
        de la kalâa des Béni-Abbès, où sont inhumés 
        ces personnages, est un lieu de pèlerinage pour les Kabyles.
 
 L'importance de ces grands seigneurs de type féodal est difficile 
        à imaginer. Que ce soit les descendants des Ouled-Mokrane, les 
        Ben Gana, les Ban Halla, les Ben Alichérif..., ils possédaient 
        d'immenses territoires, des privilèges qui leur donnaient pratiquement 
        un pouvoir quasi illimité sur leur peuple qu'ils pouvaient mobiliser 
        en une armée de milliers d'hommes, de cavaliers, de goums, de méharis, 
        etc.
 
 La chance de la France fut de trouver dans ces potentats d'un autre âge 
        des alliés de la première heure, acquis corps et âme 
        à sa cause. Il en résultait une économie de moyens 
        militaires, une progression et une pacification plus facile, les Mokrani 
        et consorts, imposant le calme dans les régions belliqueuses, guidant 
        et protégeant les mouvements des troupes dans les territoires sous 
        leur dépendance. En échange, la France les confirmait dans 
        leur puissance et leurs privilèges. Ils administraient le pays 
        en son nom, faisaient fructifier des terres en friches depuis longtemps, 
        levaient les impôts dont ils gardaient une part, proposaient les 
        nominations de caïds, etc.
 
 Le premier des Mokrani à présenter sa soumission à 
        la France fut Ahmed Ben Mohamed El Mokrani, auprès du général 
        Galbois d'abord, puis au général Valée, en grande 
        pompe dans le palais beylical de Constantine le 30 septembre 1838. Il 
        fut confirmé dans son titre et sa fonction de khalifa de La Medjana, 
        patrimoine et privilèges compris, fidélité et dévouement 
        dans la corbeille de l'alliance. Avec, comme carte de visite, ces précisions: 
        " De par la volonté de Dieu et par nos ancêtres, nous 
        sommes nés pour commander, faire la guerre et vivre honorés 
        et respectés comme l'étaient nos ancêtres ".
 
 Parmi les preuves de dévouement que le khalifa Mokrani donna à 
        l'armée française, une des plus spectaculaires, fut la traversée 
        de l'étroit et dangereux défilé des Portes-de-Fer 
        par la colonne du général Valée et du duc d'Orléans 
        le 27 octobre 1839. Mokrani en fut le guide, le protecteur, le garant 
        de la réussite d'une opération en région encore insoumise. 
        Sans effusion de sang, sans paiement de la taxe d'usage, l'autorité 
        militaire fit la jonction entre l'Algérois et le Constantinois. 
        Le khalifa assura également la protection du général 
        Négrier dans ses mouvements de M'Sila, Bordj, Sétif... La 
        colonisation allant son chemin vers une plus rigoureuse administration, 
        une plus normale répartition des pouvoirs, le khalifa qui se croyait 
        investi à vie d'une puissance divine, ne comprenait pas le morcellement 
        de son patrimoine et la restriction de ses privilèges. Vieilli, 
        usé, il cessa progressivement toute activité pro-française. 
        Un pèlerinage à La Mecque en 1852 en fit un Hadj El Mokrani 
        que Napoléon III, reconnaissant pour les services rendus, invita 
        aux cérémonies de son mariage.
 
 Trop tard, car le khalifa mourut " de causes naturelles " le 
        4 avril 1853. Selon la tradition, il fut inhumé dans le mausolée 
        familial de la kalâa des BéniAbbès.
 
 Mohamed Ben Hadj Ahmed El Mokrani, un de ses six fils, lui succéda. 
        Il était déjà apprécié du pouvoir militaire 
        comme adjoint au capitaine Dargent qui commandait la garnison de Bordj-Bou-Arreridj. 
        Sa première déception fut de ne pas hériter du rôle 
        de khalifa. Nommé bachaga de La Medjana, il perdait une grande 
        part des prérogatives et autres privilèges que possédait 
        son père. Le paysage politique se modifiait, les terres étaient 
        démembrées pour le peuplement, des villages s'édifiaient..., 
        une autorité civile remplaçait progressivement celle des 
        militaires. Comme son père, Mokrani ne comprenait pas; tout en 
        poursuivant une collaboration loyale, il en était humilié 
        et, financièrement, diminué.
 
 Ce qui caractérise cette deuxième phase mokranienne de notre 
        histoire, c'est la profonde amitié qui liait le bachaga aux militaires 
        de tous grades en postè dans la région. Sans elle, le drame 
        se serait précipité. En particulier, son ami le capitaine 
        Dargent, confident de ses plaintes, l'exhorta à la patience et 
        soutint son action auprès de la hiérarchie. Certes, on multiplia 
        en surface les marques de sympathie: voyage en France et à l'étranger, 
        pèlerinage à La Mecque, invitations aux chasses de Compiègne 
        où sa prestance, son intelligence furent remarquées, Légion 
        d'honneur. Malheureusement, une succession d'événements 
        creusa le fossé: la concession à des sociétés 
        étrangères de milliers d'hectares de terres cultivables, 
        la nationalité française accordée aux Juifs d'Algérie 
        par le décret Crémieux du 24 octobre 1870, la guerre contre 
        la Prusse avec le refus de la France d'accepter l'aide de Mokrani: " 
        Nous supplions Votre Majesté d'accepter la modeste offrande de 
        nos fortunes et de nos bras. Verser notre sang pour la France est pour 
        nous un droit, davantage qu'un devoir ". La défaite de la 
        France, en ternissant l'image respectée que les autochtones en 
        avaient, jointes aux rumeurs pessimistes sur le devenir de la colonisation, 
        rendait la rupture inévitable.
 
 Pourtant, toujours soutenu par ses amis officiers et en particulier par 
        le capitaine Olivier, chef du bureau arabe de Bordj-Bou-Arreridj, Mokrani 
        espérait regagner la confiance des autorités, la restitution 
        d'un patrimoine devenu une peau de chagrin. Il se dépensa sans 
        compter pendant les terribles années 1867-1868, de sécheresses, 
        sauterelles, famines, etc. Le sort en était jeté, il bascula 
        dans la rébellion.
 
 Le lieutenant-colonel Marmier, qui avait remplacé Dargent, avait 
        mis en garde l'autorité: " Certes, quelques-uns de ces avantages 
        avaient besoin d'être réglementés mais non supprimés 
        et c'est une faute que des événements imprévus pourront 
        un jour nous faire regretter d'avoir commis ".
 A la consternation des militaires de tous grades, Mokrani envoya sa démission 
        le ler mars 1871 au général Lallemand.
 
 Se heurtant à un refus et à de vaines promesses, il la renouvela 
        le 15 mars à son meilleur ami, le capitaine Olivier, en ces termes: 
        " Vous connaissez la cause qui m'éloigne de vous... Je ne 
        veux plus, dans les circonstances où nous sommes, exercer l'emploi 
        que j'occupais... Je m'apprête à vous combattre... Que chacun 
        aujourd'hui, prenne son fusil... Que le salut de Dieu soit sur vous ".
 
 Le colonel Bonvalet confia la défense de Bordj-Bou-Arreridj au 
        chef du 8e escadron de Hussard, Pierre-Alphonse du Cheyron.
 
 Celui-ci, arrivé à Bordj le 28 février, précédé 
        du Génie, rassembla son monde dans le Fort et les casernements 
        : environ cinq cents mobiles des Bouches-du- Rhône, des gendarmes, 
        des miliciens français ou volontaires indigènes ralliés. 
        Bordj, devenu commune de plein exercice, comptait environ 1500 habitants, 
        une centaine de colons armés. Le village fut barricadé, 
        les foyers exposés et les fermes alentour évacués 
        intra-muros.
 Mokrani dispose d'environ 10000 hommes armés, hommes de troupe 
        ou cavaliers. Alentour, les fermes sont incendiées, les adductions 
        d'eau détruites, les poteaux télégraphiques sciés. 
        Le village est en feu, y compris l'église dont les objets du culte 
        ont été profanés. Depuis le premier coup de feu tiré 
        le 15 mars, la bataille fait rage autour du Fort où la situation 
        est confuse et difficile compte tenu de la présence de femmes et 
        d'enfants, du manque d'eau et de ravitaillement. L'héroïsme 
        des défenseurs, animés par du Cheyron et Olivier est soutenu 
        par l'espoir du secours promis par la subdivision de Sétif.
 
 Le 18 mars, Mokrani obtient de discuter avec le capitaine Olivier qui 
        le rejoint hors du Fort: " Voyez, lui dit-il en substance, nous sommes 
        des milliers à vous assiéger et à détruire 
        le village. Ne comptez pas sur Bonvalet que nos goumiers vont stopper 
        à Aïn Taghrout. Rassemblez votre monde, formez un convoi que 
        nos hommes protégeront jusqu'à leur arrivée à 
        Sétif ".
 
 Devant le refus d'obtempérer de du Cheyron, des galeries de mines 
        sont creusées en direction du Fort par des ouvriers spécialisés 
        indigènes, déserteurs des chantiers français.
 
 Les valeureux défenseurs résistèrent jusqu'au 25 
        mars, jour de l'arrivée des secours sétifiens de la colonne 
        Bonvalet, annoncée par trois coups de canon. Les révoltés 
        cessèrent tout combat et prirent la fuite mais, toujours sous l'étendard 
        de Mokrani, portèrent la guerre bien au-delà de leur territoire.
 
 C'est sur les hauteurs de Bouïra, en combattant dans le secteur d'opérations 
        du général Cérez et du commandant Trumelet, que Mokrani 
        fut tué dans les circonstances que les témoins, les historiens 
        s'accordent à décrire de la façon suivante: " 
        Il s'était vêtu comme ses hommes pour que son habituel burnous 
        blanc ne serve pas de cible aux tireurs. Il avait mis pied à terre 
        pour dire la prière de midi (elzohr). Il se relevait pour inspecter 
        le terrain quand il fut tué sur le coup par une balle reçue 
        entre les deux yeux ".
 
 Cette unanimité dans la description des faits enlève tout 
        crédit à une version très floue, émise du 
        bout des lèvres, par certains descendants de la lignée mokranienne. 
        Elle est qualifiée " d'incident sans importance " dans 
        le livre sur Mokrani écrit en 1993 par Mouloud Caïd, historien 
        qui fait autorité dans l'Algérie d'aujourd'hui.
 
 C'est ce même historien qui définit bien, en Mokrani, non 
        pas un nationaliste mort pour une patrie algérienne (qui " 
        n'existait pas ", disait Ferhat Abbas en 1936), mais un héros 
        anachronique qui " avait voulu sauver à tout prix le patrimoine 
        hérité des ancêtres ". Son corps fut, bien entendu, 
        inhumé dans le mausolée familial de la kalâa des Béni-Abbès, 
        tandis que le flambeau de la révolte passa aux mains de son frère 
        Boumerzag...
 En 1874, la paix revenue, le colonel Trumelet fit placer une pierre commémorative 
        là où tomba mortellement le chef de l'insurrection.
 
 Cet hommage posthume rendu à Mokrani, son amitié avec les 
        militaires, les sollicitations dont il avait été l'objet 
        de la part des plus hautes autorités, avaient beaucoup frappé 
        Francine Dessaigne et expliquent l'intérêt qu'elle a porté 
        à ce personnage hors du temps. Elle m'écrivait ses regrets 
        de ne pas avoir visité ces lieux, riches d'histoire.
 
 Elle signa mon exemplaire de son livre de ces mots: " Pour le docteur 
        Roger Aquilina. Ce point d'histoire de son village quand elle était 
        encore l'histoire de France. Avec ma sympathie. Francine Dessaigne (10 
        décembre 1991) ".
 Roger Aquilina |