| par Albert Campillo 
        et Michel Fornet  
        
           
            | Ce document n'a pas la prétention de fournir 
              des données précises sur l'évolution de la 
              pêcherie béni-safienne entre 1881, date de fin de construction 
              du port, et 1962, date de départ impromptu des " rats 
              pas triés " vers une terre hexagonale mais parfois exiguë.Il 
              a été élaboré à partir des éléments 
              qu'a pu fournir Michel Fornet (je tiens à préciser 
              que Michel Fornet, affectueusement surnommé " Micalet 
              ", fait partie de ces gens que la nature a particulièrement 
              gâtés en développant de façon exagérée 
              les divers replis du cerveau destinés à la mémorisation 
              des choses de la vie et occasionnellement de la mer), des quelques 
              bribes de souvenirs que j'ai pu amasser et de rares données 
              scientifiques. Pour les données statistiques, il nous aurait 
              fallu consulter les archives des Affaires Maritimes des quartiers 
              d'Oran et de Nemours... vous parlez d'une aventure.Des omissions 
              et erreurs seront détectées par des lecteurs attentifs 
              mais tatillons dont les souvenirs sont également restés 
              plus ou moins apparents pour des cas particuliers qui leur étaient 
              chers. Je compte sur leur compréhension et leur grandeur 
              d'âme pour ne point nous en vouloir. Albert Campillo |  I - Le cadre géographique
 La côte algérienne est, en général, 
        dépourvue de plateau continental. Quelques golfes ou baies permettent 
        l'utilisation du chalut; golfe de Béni-Saf, Oran, Arzew, Mostaganem, 
        Castiglione, Djidjelli, Philippeville, Bône.
 Ces plateaux sont de surface généralement réduite; 
        seuls, les plateaux béni-safien et bônois ont une extension 
        relativement importante pour permettre une activité halieutique. 
        La zone exploitée par les pêcheurs béni-safiens s'étendait 
        depuis les îles Chaffarinas jusqu'au niveau des îles Habibas, 
        soit une distance de 60 milles. La largeur du plateau, constitué 
        de boues argilo-calcaires et argilo-siliceuses, est généralement 
        en pente douce. Quelques zones à affleurements sous-marins ou immédiatement 
        sous-jacents se situent au large du Ras Kela, de la baie d'Honaïne, 
        de Béni-Saf, enfin entre Turgot et le Cap Figalo. Certaines fois, 
        des dalles (Rosas) provoquent de graves déchirures au chalut. A 
        part quelques exceptions, la côte est rocheuse. Les plages sont 
        rares, et pour mémoire l'on peut citer " la playa la sal ", 
        à l'ouest de Nemours, où les chalutiers travaillaient à 
        toucher fond pour la capture de soles Dicologoglossa cuneata appelées 
        " lenguao " et de crevettes impériales (Paeneus caramote), 
        les plages de Rachgoun, du Puits, Oued Hallouf, Turgot, Sassel.
 
 A partir de 170 mètres, une rupture de pente brutale marque la 
        transition entre le plateau et le talus continental (flexure continentale). 
        Puis à partir de 200 mètres, le talus se poursuit en pente 
        douce jusqu'aux fonds de 600 mètres. Il est constitué également 
        de boues argilo-calcaires et argilo-siliceuses. Sur les fonds de 120 m, 
        la boue calcaréo-argileuse domine. On les appelait " mar sucia 
        " devant Béni-Saf, car il "se prenait" beaucoup 
        d'échinodermes, considérés comme des déchets.
 
 Le talus n'est accidenté que dans sa partie est (banc de l'Alidade, 
        situé à 24 milles de Béni-Saf, formé d'un 
        massif qui monte depuis les fonds de 500 m pour atteindre 54 mètres 
        au plus haut, roches des Deux Frères). À près de 
        50 milles dans le nord- ouest de Béni-Saf et par le travers des 
        îles Chaffarinas, on distingue trois bancs rocheux difficilement 
        exploitables. Si le banc des câbliers était décrit 
        par le service hydrographique, on doit la découverte des deux autres 
        à deux Béni-Safiens : Campillo Joseph (banc Campillo) et 
        Agullo (banc Guiard).
 
 À signaler aussi la présence de hauts-fonds, sortes de pitons 
        volcaniques couverts de corail blanc (dendrophyllium sp), situés 
        entre 250 et 350 m de profondeur. Ils pouvaient atteindre une centaine 
        de mètres de hauteur, formant de véritables barrages. Leur 
        limite était définie par l'alignement de la tour de la Tafna 
        et le phare de l'île de Rachgoun, pour la partie est. Pour les éviter, 
        il fallait ne pas rester sur l'alignement sémaphore du Cap Figalo 
        par la montagne de Bou-Zadjar.
 
 A signaler qu'au plan hydrologique, la zone de Béni-Saf est fortement 
        soumise au courant atlantique, ce qui la rend très riche au plan 
        ichthyologique.
 II - Le port, description Construit entre 1879 et 1881 par la Compagnie 
        Mokta El Haddid, ce port avait pour vocation initiale d'exporter le minerai 
        de fer d'un pays en cours d'exploitation vers les pays en voie de développement 
        de l'époque. Bâti sur une zone non protégée, 
        ce port artificiel était en permanence ensablé au niveau 
        de sa passe. Parmi les générations de Béni-Safiens 
        nés entre 1930 et 1950, qui n'a point le souvenir de la drague 
        " Edouard de Billy " en activité, ou bien amarrée 
        près du grand chaland en bois porteur d'une grue à vapeur 
        gigantesque? La Cie Mokta disposait de la concession et de la gestion 
        du port pour un nombre d'aimées déterminé. Aussi, 
        possédait- elle un linéaire de quai sur la partie ouest 
        avec l'ancien et le nouveau chargeur. Sur la partie est, un quai destiné 
        aux navires de commerce avait été aménagé. 
        Il s'y embarquait entre autres de l'alfa, des barils de vin, etc. 
 Quelques appontements (7 ou 8), permettant aux chalutiers et lamparos 
        de s'amarrer, rejoignaient la partie sud. Sur cette dernière, la 
        compagnie avait construit une cale sèche pour la mise à 
        terre de sa drague et de ses différents chalands. De part et d'autre 
        de cette cale sèche, deux plages naturelles permettaient à 
        la houle de venir finir ses jours, notamment par vent de nord. Il n'en 
        demeure pas moins que par tempête d'hiver, la houle insidieuse provoquait 
        un beau tumulte dans le port.
 
 La profondeur moyenne ne dépassait pas 10 m au centre du port, 
        là où deux grosses bouées permettaient aux minéraliers 
        de s'amarrer en attendant leur tour de récupérer dans leurs 
        entrailles ce minerai ocre aux effluves âcres. Dans sa partie nord, 
        un endroit nommé " la courba " était constitué 
        d'une plage artificielle, dangereuse parce que subitement abrupte. En 
        été, on y cueillait des tellines ou haricots de mer, histoire 
        de se mettre un peu de sable sous la dent.
 III - Les pêcheurs, 
        origines et lieux d'implantations Au départ, avant même la construction 
        du port, quelques familles d'origine valencienne (région d'Alicante) 
        s'étaient installées à l'embouchure de la rivière 
        La Tafna. Elles pratiquaient la pêche aux petits métiers, 
        notamment " la red Clara ". Les captures étaient acheminées 
        à dos d'âne vers Tlemcen. Lorsque le port fut terminé, 
        plusieurs familles du sud de l'Espagne quittèrent leur province 
        et s'en vinrent tenter l'aventure dans ces contrées où la 
        " malaria " (le paludisme) et autres maladies infectieuses causaient 
        parfois de graves perturbations physiologiques. Elles venaient de ports 
        situés entre Almeria et Villajoyosa. Cependant, la contraception 
        n'était pas de mode en ces temps-là, et rapidement de nombreux 
        rejetons parlant espagnol ou valencien constituèrent la base d'une 
        population sédentarisée de pêcheurs. Au début, 
        les premières familles habitèrent la partie basse de Boukourdan 
        et la rue de la Marine, au pied de la falaise reliant la plage du Capitaine 
        à la plage de Sidi-Boucif. Progressivement, les descendants gagnèrent 
        sur la " ville moderne " qui s'était entre-temps développée 
        vers la partie est.
 Quelles étaient les origines ethnico-religieuses de cette population 
        officiellement française? Au départ, les Espagnols, catholiques 
        par principe ou définition représentaient 100 % de cette 
        profession. Progressivement, en fonction du type de métier, les 
        berbéro-arabo-musulmans, originaires pour la plupart des secteurs 
        frontaliers marocains (Kebdani, Zenasni, Doukali etc.) embarquèrent 
        sur les lamparos, puis sur les chalutiers. La population de confession 
        israélite, séfarade, était faiblement représentée 
        (deux pêcheurs de la famille Sebban de la rue Boudhar).
 
 Au total, on peut considérer qu'en 1954, date de mise en train 
        du " grand saut ", 780 personnes étaient embarquées 
        sur la totalité de la flottille.
 Si l'on intègre les métiers induits directement ou indirectement 
        par la pêche, on peut considérer qu'environ 1 500 familles 
        tiraient leurs ressources de cette activité.
 IV - Divers métiers 
        pratiqués L'activité halieutique se décomposait 
        en trois parties: les petits métiers, les lamparos, les chalutiers.A - Chalutiers
 Al 
        - Chalutiers à voiles:
 Nos données sont réduites. Citons les familles Galiana (Quiquo 
        La Vilera) et Pérez qui pratiquaient ce métier dans les 
        années 1900-1914.
 
 A2 
        - Chalutiers à vapeur:
 Apparus dans les années 1920, ils pratiquaient la pêche en 
        boeuf, puis progressivement avec divergents. Leur puissance ne dépassait 
        pas 70 chevaux, et ils appliquaient le " tourno ", c'est-à-dire 
        deux jours de mer avec escale à Nemours où des camionnettes 
        Schneider venaient récupérer le poisson. Leur aire d'activité 
        ne dépassait pas les îles Chaffarinas. Les chalutiers appareillaient 
        en couple, mais, la pêche terminée, un seul s'en retournait 
        au port pour débarquer le poisson. L'autre restait au mouillage, 
        attendant jusqu'au lendemain son compagnon.
 
 Chalutiers à vapeur en activité avant 1940: Marsa (coulé 
        au Cap Gros); Carthage (parti à la casse); Manitou (à la 
        casse en mai 1943); San Francisco; San Juan; Les trois frères; 
        Les trois soeurs; La Clareta; La Vicenta ; Maria (Or 2 820) vendue à 
        Bougie; San José (Or 3044) coulé à Oran par cargo 
        hollandais; Bienvenido (Or 3181) parti au Maroc; Saint-Philippe (surnommé 
        Pipa à cause de sa cheminée).
 
 A3 
        - Chalutiers équipés de semi-diesel et diesel
 Il est à remarquer que les chalutiers appartenaient uniquement 
        à des Européens. Un seul arabo-musulman-français 
        de l'époque (M. Benaouda) possédait un chalutier qui coula 
        devant le cap Noê.
 1 
        - Caractéristiques techniques
 1-1 
        - Marque des moteurs utilisés
 Diverses marques de moteur équipaient les chalutiers : citons Scandia 
        (suédois), Volund (danois), Jumentel (?) Baudouin (français), 
        Bolinders (suédois), Alsthom (français), Caterpillar (américain).
 
 D'une façon générale, les moteurs semi-diesel et 
        diesel les plus utilisés jusqu'en 1950 étaient les " 
        Volund ". Ils furent progressivement remplacés par les " 
        Baudouin " qui présentaient l'avantage d'être d'abord 
        français (avant que les Anglais ne prennent cette affaire en main), 
        mais surtout d'être plus " modernes " (poids, consommation, 
        prix des pièces de rechange inférieurs).
 
 La consommation journalière moyenne en fuel était comprise 
        entre 300 et 400 litres.
 
 1-2 
        - Type de chalutiers et puissances motrices utilisées
 La longueur à la quille des chalutiers était comprise entre 
        12 et 25 mètres pour le plus grand, avec une moyenne oscillant 
        autour de 15-16 mètres. Pour les semi-diesel et diesel, la puissance 
        variait entre 90 et 200 chevaux. Bien entendu, ces bateaux étaient 
        construits en bois. L'hélice à pas variable, très 
        performante au plan de la traction, avait été introduite 
        dès 1934, mais, à cause de problèmes techniques, 
        il fallut abandonner.
 
 1-3 
        - Chantiers de construction navale
 Avant 1940, la plupart des unités étaient construites en 
        Espagne (chantiers d'Almeria). Progressivement, des chantiers se mirent 
        en place à la plage du Puits (Morand, Montaner), puis sur une des 
        plagettes du port (chantiers CampilloOrosco, Valor). La partie chaudronnerie 
        (confection des réservoirs, portiques etc.) dépendait des 
        ateliers de la Cie Mokta et plus tard de Nougaret (Ninan).
 Voilà des gens qui, sans avoir jamais suivi de cours de construction 
        navale, maniant à peine le chiffre et l'écriture, étaient 
        capables de monter, à partir d'une énorme quille et de gabarits 
        aux tailles variables, l'ossature puis le revêtement final d'unités 
        superbes. Au départ, l'allure générale de ces chalutiers 
        s'inspirait de bateaux espagnols; mais progressivement, leurs formes devinrent 
        plus élancées, et dans les années 1950, on pouvait 
        considérer qu'il y avait un style béni-safien. A noter qu'à 
        Saint-Cyprien, le fondateur du magnifique chantier produisant actuellement 
        les plus belles unités de pêche de Méditerranée 
        française pour ne pas dire de France est un Béni-Safien 
        qui avait débuté comme ouvrier aux Chantiers Campillo-Orosco 
        de Béni-Saf.
 
 1-4 
        - Chaluts utilisés
 Ils étaient de type espagnol ou italien; ultérieurement, 
        apparut le type " huelvano ", c'est-à-dire un chalut 
        avec petite face de côté, permettant une meilleure ouverture 
        verticale. Avant les années 1955, le chanvre était la matière 
        première pour la constitution des différentes pièces 
        (fis qua, fisquetta, goleron, caserete), puis le polypropylène 
        arriva sur le marché; il s'imposa notamment sur la partie dorsale, 
        afin de donner à l'engin en pêche une plus grande flottabilité. 
        D'une façon générale, trois à quatre chaluts 
        étaient embarqués pour la journée; mais cela dépendait 
        essentiellement des " patrons pêcheurs " : les traditionnels, 
        fiers de ne pas avoir d'avaries, ne débarquaient leur chalut que 
        pour lui redonner force et vigueur après passage à l'eau 
        chaude enrichie au tannin... et puis d'autres, plus " aventuriers 
        " qui tentaient toujours d'approcher au plus près les cailloux, 
        qui débarquaient parfois de " la fleur de poisson " mêlée 
        au " chalut en lambeaux ", mais qui faisaient prendre des crises 
        à l'armeur, responsable de la maintenance des chaluts.
 
 1-5 
        - Treuils
 Les bobines pouvaient contenir jusqu'à 1 500 m de câbles 
        en 11 mm de diamètre pour les pêches profondes. L'hydraulique 
        était absente; une large courroie était adaptée au 
        volant du moteur pour entraîner le treuil. Les mixtes (câble 
        tressé reliant les panneaux au chalut) ne dépassaient pas 
        200 mètres pour un diamètre de 24 mm. Les treuils étaient 
        fabriqués à Oran par Castanier et Ferrer. Les divergents 
        étaient en bois, ne dépassant pas 150 kg par panneau pour 
        une surface de 2 m2 maximale.
 
 1-6 
        - Sondeurs
 Avant guerre, la sonde se définissait par l'immersion d'une cordelette 
        lestée d'un plomb de 25 kilogrammes. Il va de soi que l'expérience 
        aidant, les patrons pêcheurs enregistraient par recoupements de 
        différents points à terre la position exacte du bateau et 
        la profondeur.
 
 En 1950 les premiers sondeurs apparurent; d'abord à éclats 
        (anglais de type Kelvin), puis enregistreurs sur papier. Ils étaient 
        fabriqués par la Cie Radio Maritime (française), et Atlas-Werke 
        (allemand). Les Japonais n'avaient pas encore commencé à 
        s'implanter dans le domaine de l'électronique.
 
 2 
        - Organisation à terre
 2-1 
        Fabriques de glace
 La première société fabriquant de la glace se trouvait 
        au niveau d'un grand virage qui menait au marché, dans un local 
        de la Cie Mokta (Sté Pastor et associés). Une seconde se 
        monta plus tard à Boukourdan. Au début, les pains de glace 
        de 25 kg étaient transportés par charrette jusqu'à 
        la criée où un concasseur manuel à manivelle permettait 
        de les réduire en morceaux; ce n'est que beaucoup plus tard que 
        la glace pailletée fit son apparition... Une troisième glacière, 
        plus moderne, se construisit au port même, en 1958 (Ruis et Cie), 
        mais déjà ces superbes paillettes de glace commençaient 
        à sentir le roussi. Suivant la saison et le type d'horaires, la 
        quantité de glace embarquée par chalutier variait; elle 
        se situait en moyenne autour de 500 kg (2 tonnes lorsque les chalutiers 
        appareillaient à destination de Nemours).
 
 2-2 
        - Postes à fuel
 Au départ, les locaux livrant fuel et essence se situaient au pied 
        de la vieille pêcherie (Sté Dahan, Mateu, Luques, Mazzella 
        ...). Le manque de profondeur, l'augmentation en nombre et en taille de 
        la flottille amenèrent ces mêmes fournisseurs à positionner 
        divers distributeurs sur les quais.
 
 2-3 
        - Mise à terre des chalutiers
 Au minimum quatre fois par an, les chalutiers étaient tirés 
        à terre sur les six slips de la Cie Mokta. Le chalutier se présentait 
        bien aligné face au berceau qui, glissant sur des rails, venait 
        se positionner sous la coque. Puis l'énorme treuil électrique 
        tirait l'ensemble à terre. De grandes cales étaient fixées 
        sous l'embarcation, afin de retirer le berceau. Aussitôt, le personnel, 
        armé d'une raclette, grattait la coque pour la débarrasser 
        des fixations marines, calfatait les jointures. Au moteur, le mécanicien 
        et son aide vérifiaient l'état des chemises, segments et 
        cylindres, alésaient les coussinets fabriqués par 011er 
        et Padilla, faisaient briller les cuivres, passaient la peinture grise 
        sur les divers éléments externes du moteur.
 
 Des couchettes avant, les matelots retiraient les matelas en crin afin 
        de leur faire prendre l'air et les débarrasser de cette humidité 
        poisseuse qui prenait un malin plaisir à vous envahir dans les 
        tréfonds de vous-même. Enfin, la sous-marine à peine 
        chargée de produits toxiques comme le cuivre et l'étain 
        recouvrait les oeuvres vives, le blanc immaculé redonnait vie à 
        la coque et aux infrastructures. Par respect pour les parents décédés, 
        une bande noire entourait la partie extérieure de la coque au niveau 
        du pont.
 
 2-4 
        - Le personnel
 
 - d'un mécanicien à terre, dont le rôle était 
        de venir régulièrement à l'arrivée du chalutier 
        s'assurer du bon fonctionnement de la mécanique et intervenir aussitôt 
        en cas de besoin.
 - d'un armeur et d'un ou deux remailleurs; compte tenu de la fragilité 
        des fils de chanvre utilisés, il était nécessaire 
        de sécher les chaluts à terre, en les suspendant à 
        de grands mâts tels de grandes voiles brunes. Les lieux habituels 
        de séchage se situaient derrière la plage (avant que les 
        frères Boronad ne construisent leur gigantesque usine de mise en 
        boîte de sardines), ou sur les quais du port de commerce. Une fois 
        débarrassé de tous les débris coincés dans 
        les mailles (notamment de poudre de méduse desséchée 
        qui vous donnait des éternuements fréquents mais si peu 
        bruyants) le chalut était ramené en charrette ou à 
        dos d'homme vers " le garage ". L'armeur vérifiait que 
        les ailes étaient en parfaite harmonie, puis donnait des ordres 
        pour que chaque blessure de son oeuvre soit rebouchée. Parfois, 
        les trous provenaient des morsures des marsouins, qui prenaient un malin 
        plaisir à venir mordre les poissons "emmaillés", 
        mais d'autres fois, il s'agissait de déchirures profondes causées 
        par une recherche un peu poussée des zones accidentées. 
        Les lames des " navajas " de marque " Pradel " coupaient 
        et recoupaient pour nettoyer les déchirures, reprenaient du fil 
        après passage sur la pierre à affûter. Assis sur de 
        petits bancs, les remailleurs " aux doigts de fée " y 
        allaient de l'aiguille, avec une dextérité et une vitesse 
        surprenantes. Puis le chalut était ramassé, le cul d'abord, 
        le corps puis les ailes au-dessus; aussitôt, l'équipe mouillait 
        légèrement le sol cimenté, puis procédait 
        à un balayage systématique. Enfin, le chalut avait droit 
        à sa teinture, comme les bonnes femmes chez le coiffeur, mais sans 
        une mise en plis. C'était moins délicat; il suffisait de 
        le tremper dans de grandes citernes contenant de l'eau chaude et du tannin, 
        puis de l'étendre à nouveau pour un séchage de quelques 
        heures.
 
 Et ça repartait pour un autre. Chaque chalut portait un nom bien 
        précis, gravé sur un des guindineaux (calones). Suivant 
        l'humeur de l'armateur, ou en fonction de ses tendances politiques, cela 
        pouvait varier de Pétain à De Gaulle (le tout dépendant 
        des années et des circonstances, en passant par des héros 
        de l'aviation française, des noms de rapaces, ou des sportifs en 
        vogue).
 
 Deux portefaix avaient pour rôle de pousser la charrette contenant 
        soit la glace, soit les chaluts de rechange ou avariés, de débarquer 
        les casiers de poisson sur les quais, de réparer les casiers, de 
        préparer, durant les minutes de pause, le merveilleux thé 
        à la menthe qui vous redonnait de la vigueur.
 
 3 
        - les types de sorties
 
 Les chalutiers à vapeur partaient pour 48 heures en mer, avec deux 
        jours de repos par quinzaine. Aussitôt le poisson débarqué, 
        la corne de brume retentissait pour annoncer le départ. Elle était 
        surnommée " Pan y oliva ", pour signifier que les matelots 
        n'avaient même pas le temps de casser la croûte chez eux.
 
         
          | Cliquer sur l'image pour agrandir  
              Zones de pêche exploitées par les Beni-Safiens |  Durant la Seconde Guerre mondiale, les Américains 
        n'autorisaient les sorties que du lever du jour au coucher du soleil; 
        après, le port était barré, et les " saucisses 
        " surmontaient les liberty-ships qui venaient prendre le minerai 
        de fer.
 A partir de 1950, les sorties sont journalières. Départ 
        fixé à trois heures, rentrée pour la vente vers dix 
        sept heures. Si les bateaux partent pour deux jours (tourno), ils doivent 
        impérativement faire escale dans un port (en général, 
        Nemours). D'autres préfèrent rentrer à Melilla, ville 
        de joie où dans certaines circonstances, les péripatéticiennes 
        peuvent aider les marins à surmonter leur rude vie.
 
 Quoiqu'il en soit, il n'y a pas de jours fériés. Beau temps, 
        en mer; mauvais temps, à quai (à l'exception des jours sacrés 
        comme La Toussaint et Noël).
 
 4 
        - Le travail en mer
 4-1 
        - Les différentes manoeuvres
 D'une façon générale, l'équipage était 
        composé de huit marins; le patron, le second patron; le mécanicien, 
        le second mécanicien; trois matelots, dont un pouvant faire la 
        cuisine, enfin le mousse. Ce dernier avait à peine quinze ou seize 
        ans, et avait pour vocation d'être à la disposition du reste 
        de l'équipage. Dès l'embarquement, généralement 
        à deux heures du matin, il préparait le café pour 
        l'équipage dans un recoin qui portait le nom pompeux de cuisine.
 
 A deux heures du matin, le " Ilamaor " (M. Pena ou Thomas...) 
        allait réveiller les différents équipages. Il cognait 
        délicatement sur les volets de la chambre à coucher, disant 
        le sempiternel " vamos con Dios "...et la réponse, plus 
        ou moins grinçante, mais respectueuse, était " y con 
        la virgen ". Chez les musulmans, je ne sais pas comment ils procédaient. 
        Peut-être que l'appeleur disait " allah akbar ". Enfin, 
        c'est ce qu'on appelle " l'éveil par la religion ". Mais 
        chez les socialo-communistes qui constituaient une part relativement importante 
        des matelots durant les années 1950, je suppose qu'un vieux retraité 
        gauchisant leur chantait " l'Internationale ". Aussitôt, 
        hiver comme été, des créatures ravies de sortir du 
        lit, quelque peu bouffies de sommeil, s'en allaient gaiement vers le port, 
        portant sous le bras le panier avec provisions indispensables : la chair 
        du christ (boulangeries Réquéna, Granado, Ruiz, Fernandez), 
        le sang du christ (du 13° de chez l'épicier le plus proche).
 
 Le mécanicien commençait par lancer sa machine. Pour les 
        moteurs à vapeur, il fallait remonter en pression, charger la chaudière 
        en charbon...
 Pour les semi-diesels, il fallait d'abord positionner l'énorme 
        volant à l'aide d'une barre, chauffer la boule, la rendre incandescente, 
        puis envoyer la pression pour vaporiser le fuel qui s'enflammait aussitôt 
        dans la chambre à combustion. L'apparition du diesel fit que l'on 
        perdit la boule, tout simplement, mais le lancement du moteur à 
        l'aide de la pression se maintint longtemps. Ce n'est que vers la fin 
        de notre ère, ou au commencement d'une autre (le tout dépendant 
        du côté où on se place) que les démarrages 
        électriques firent leur apparition.
 
 Le chef mécanicien gonfle les bouteilles d'air pour le lancement 
        du moteur, passe la courroie d'embrayage du treuil à la poulie 
        fixée au volant du moteur, et avertit le patron que tout est prêt; 
        l'équipage remonte progressivement le grappin; il arrive parfois 
        que plusieurs grappins s'emmêlent, ou que la chaîne de mouillage 
        se prenne dans l'hélice. Alors il faut faire appel au gardien du 
        port surnommé " Motor ", un costaud qui plonge, hiver 
        comme été, sans combinaison et sans torche, pour éclaircir 
        la situation; le travail terminé, il a droit à un bon " 
        grog " pour se réchauffer, et s'oblige à une prière 
        pour se faire pardonner d'avoir bu de l'alcool.
 
 Le patron allume ses feux (au début, on utilisait des lampes à 
        pétrole pour les feux babord et tribord), puis, le progrès 
        aidant, l'électricité fit ses miracles quotidiens. Sorti 
        du port, le patron donne ses consignes au second, puis rejoint ses appartements 
        (petit studio de deux mètres carrés, sis sur moteur vibrant, 
        avec vue sur mer par hublot opaque). L'équipage en fait autant 
        (senteurs de crin végétal et de relents d'humanité 
        malaxés dans une humidité ambiante mais permanente), avec 
        cette fois aucune vue sur mer. Deux, trois heures après, suivant 
        le lieu choisi par le patron, c'est le branle-bas. Tout le monde paré 
        à la manoeuvre: mise à l'eau du chalut, des mixtes, des 
        panneaux, des câbles (geste du second au patron pour dire que le 
        cerf- nageant (par opposition au cerf-volant) est bien en place, envoi 
        d'une longueur de câbles variable avec la sonde, serrage des freins 
        de treuil, odeur épouvantable des ferrodos; tout va bien. Le patron 
        est dans sa cabine, seul, attendant le lever du soleil pour bien vérifier 
        ses amers. L'astre paraît à l'horizon, tout pâle et 
        trempé par son bain matinal; le patron en profite pour saluer son 
        vieux complice de tous les matins que Dieu fait, en ôtant sa casquette 
        d'un geste respectueux. Le petit mousse est déjà aux fourneaux, 
        à préparer le café du matin. Deux, trois ou six heures 
        après, ordre est donné de remonter le chalut. S'il fait 
        beau, tout se passe bien; par forte houle, les choses changent. Tout est 
        de travers, mais l'équipage, longtemps habitué à 
        ces mouvements incessants dorme l'impression de ne point souffrir. Les 
        panneaux sont fixés, la poche arrive en surface, les goélands 
        s'égosillent et vous lâchent sans vergogne leur fiente liquéfiée; 
        au loin, quelques marsouins se font les dents sur le cul (de chalut). 
        Par palanquées, il est viré; puis c'est au tour de la poche. 
        Suspendue au mât de charge, elle oscille de façon désordonnée, 
        puis s'affaisse sur le pont avec un bruit mat, sourd, visqueux. Elle est 
        ouverte: il s'en échappe des tas de vies moribondes qui frétillent, 
        ouvrent leur bouche désespérément pour ne même 
        pas dire un mot; les crevettes font des sauts remarquables mais désordonnés, 
        les langoustines tendent leurs pinces comme pour implorer un pardon; les 
        lottes, yeux verts figés ouvrent leur gueule tétanisée, 
        les congres serpentent sur le pont, les poulpes ont des râles baveux... 
        je ne peux poursuivre ma description que déjà, les " 
        rasguettas " sont en marche. C'est le tri, sélectif, brutal. 
        Pas de pitié pour la vie qui ne présente point de valeur 
        économique. Sur les casiers disposés sur le pont, l'équipage 
        balance plus ou moins délicatement les captures: la première 
        catégorie comprend les crevettes, langoustines, rougets, merlans, 
        saint-pierre; en seconde catégorie, on retrouve la bouillabaisse, 
        les petits sparidés... en troisième, on jette en vrac les 
        saurels, bogues, tchouclas. Un bon coup de lance à eau sur ces 
        résidus de vie, une pelletée de glace sur chaque casier, 
        et hop, direction la glacière. Auparavant, l'artiste du bord n'a 
        pas oublié de placer le poisson noble dans un alignement et une 
        harmonie de couleurs parfaites: c'est un régal des yeux. Parfois, 
        pour tromper un peu le client ou la gendarmerie maritime, les petits rougets 
        ou " mollican " sont recouverts par les gros; parfois ça 
        marche.
 
 Déjà le chalut est reparti à l'eau, histoire de sillonner 
        à nouveau ce plateau fertile. L'heure du repas approche : devinez 
        ce qui se prépare? Une bouillabaisse avec des pâtes ou du 
        riz, c'est selon. Le mousse a éviscéré les poissons 
        et les porte au chef cuistot sans toque qui jette le tout dans une grosse 
        cocotte. Vers onze heures-midi, des " casiers " ou " garbillos 
        " sont placés entre le treuil et la cabine, au dessus de la 
        " nevera " ou cale à glace. Au milieu de cette enceinte, 
        le cuistot pose la cocotte ou la poêle. Il prépare la gamelle 
        du mousse qui doit manger seul, à l'avant, pour ne pas entendre 
        les discussions parfois grivoises des adultes (vous comprenez, à 
        cette époque, on disait autant de banalités que maintenant, 
        mais on savait scinder les classes d'âge).
 
 Chacun des " grands " trempe sa cuillère ou sa fourchette 
        dans la portion de cercle qui lui est imparti. Il ne faut surtout pas 
        empiéter sur le territoire voisin question d'hygiène. C'est 
        un repas frugal, mais riche, qui coûterait une petite fortune sur 
        un quai à touristes. Et puis, voilà le chalut qui arrive. 
        Il faut recommencer. Vers seize heures, cap sur le port. Chaque chalutier 
        a son petit détail caractéristique et son bruit de moteur 
        que l'on reconnait de très loin.
 
 Au niveau de la passe, des regards différemment intéressés 
        se portent sur le bateau : s'il penche bien de côté, c'est 
        qu'il y a plusieurs dizaines de casiers; l'armateur a une petite sensation 
        de bonheur argenté; si un chalut est disposé à l'avant, 
        prêt à être débarqué, l'armeur prend 
        sa crise interne, maudissant le patron qui a encore fait des avaries. 
        On est au milieu du port: mouille le grappin, et lâche du mixte 
        tandis que le bateau se dirige à quai. Aussières en place, 
        bateau à quai. En hiver, la nuit arrive vite dans ces contrées; 
        l'électricité n'existe pas à bord durant l'après-guerre 
        (la Seconde), aussi, le mécanicien trempe-t-il un bâton surmonté 
        d'un chiffon bien ficelé dans le fuel; un briquet, sorti du paquet 
        de cigarettes " brasilenas " déjà bien entamé, 
        et voilà que la lumière surgit, un peu fumeuse, avec des 
        flammes oscillantes qui suffisent cependant à éclairer le 
        dessus du pont: le " hacho " remplit sa mission.
 
 Sur les quais, les quelques lumières mesquines proviennent des 
        réseaux de la Cie Mokta qui gère tout en ville et dans le 
        port.
 (À suivre)
 
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