Extraits d'un texte non publié, que le lecteur 
          aurait bien tort de rapprocher de ses propres souvenirs. Les similitudes 
          qu'il pourrait y trouver seraient le fruit du hasard.
         Octobre 1944
         Les écoles et les lycées furent restitués 
          à temps pour assurer la rentrée. Albert et Guillaume furent 
          inscrits au lycée de Ben Makach, en principe réservé 
          aux pensionnaires, mais qui acceptait en externes ou demi-pensionnaires 
          les enfants des Puits. Pour ceux-ci, il y avait aussi une huitième 
          et une septième. Ainsi les deux garçons ne furent pas 
          séparés et purent affronter ensemble leurs nouvelles conditions 
          de vie.
          
          Etre en classe toute la journée, ils n'en avaient fait l'expérience 
          que deux mois à leur arrivée aux Puits. Se retrouver dans 
          un bahut avec plusieurs centaines d'élèves de tous âges, 
          c'était nouveau pour eux. Mais quel bahut !
          
          A trois kilomètres des Puits, en pleine campagne, le lycée 
          était au cur d'un parc de cent hectares. Les élèves, 
          déposés au terminus du trolley, franchissaient un vaste 
          portail en un groupe compact qui s'effilochait tout au long d'une allée 
          interminable, rectiligne, bordée de vieux mûriers. Le lycée, 
          dissimulé par la végétation, n'apparaissait sur 
          la gauche qu'à la fin de cette longue marche. Franchi un hall 
          spacieux, territoire du surveillant général, on accédait 
          à une galerie couverte qui desservait sur la droite un bâtiment 
          à deux niveaux : classes au rez-de-chaussée et dortoirs 
          à l'étage. Sur la gauche, une vaste cour ombragée 
          de quelques beaux arbres et son préau étaient bordés 
          sur deux côtés de murs élevés, infranchissables. 
          Un autre bâtiment à deux étages flanquait le dernier 
          côté, lui tournant le dos pour s'ouvrir sur la cour suivante. 
          Au total les bâtiments disposés en croix de Lorraine et 
          leurs six cours formaient le dispositif austère du lycée. 
          La première cour était dévolue aux externes de 
          la huitième à la cinquième, enfants des Puits à 
          qui on épargnait ainsi le rude contact des pensionnaires venus 
          du fond du bled. Les petits pensionnaires de sixième et cinquième 
          étaient avec leurs quatre classes dans la deuxième cour. 
          A partir de la quatrième, externes et pensionnaires étaient 
          mélangés, la distinction entre les classes se faisant 
          par les programmes.
          
          Par mesure d'exception, des filles étaient admises en externat. 
          Elles étaient une demi-douzaine dans chaque classe et pour la 
          plupart, fort sages. 
          
          Monsieur Tadéi allait atteindre sa soixante-cinquième 
          année, la dernière de sa longue carrière d'instituteur. 
          Les enfants avaient un grand respect pour lui, que Guillaume poussait 
          jusqu'à la véné-ration. Il travailla de son mieux, 
          non par ambition mais pour mériter son estime. En cela, il partageait 
          ses vues avec Abard, la fille du propriétaire du Grand Café, 
          et cette émulation faisait d'eux, à tour de rôle, 
          la meilleure ou le meilleur de la classe. Sur un point, Abard lui était 
          très supérieure : l'écriture, qu'elle avait parfaite. 
          Avait-elle un prénom ? Non, pas plus qu'aucun des autres enfants. 
          A l'école, au lycée, on ne connaissait ses camarades que 
          par leur nom, c'était la marque d'un rapport d'égalité. 
          Parfois un sobriquet était la preuve d'une certaine popularité.
          
          Monsieur Tadéi était le modèle de l'instituteur 
          républicain. Français d'Algérie depuis plusieurs 
          générations, il n'avait pas le moindre doute sur la légitimité 
          de la présence française au Maghreb. Il en était, 
          pensait-il, la vivante illustration. Les quelques musulmans de la classe, 
          fils de la petite bourgeoisie des Puits, étaient à ses 
          yeux aussi français que les autres et il ne voyait aucun abus 
          à leur faire chanter à l'unisson de leurs copains une 
          chanson de marche du temps de la conquête :
        
          
            | Pan pan l'Arbi Les chacals sont par ici
 Les chacals et les vitriers
 N'ont jamais laissé l'colon nu-pieds
 | 
        
        ( 
 )
        
          Octobre 1945
         La rentrée à Ben Makach se fit comme 
          avant guerre. Tout était enfin en ordre de marche. Les derniers 
          souvenirs de l'hôpital américain avaient disparu sous un 
          badigeon virginal, le mobilier avait été restauré, 
          il ne manquait pas un encrier de porcelaine dans les trous des tables, 
          le plein d''encre violette avait été fait. Le parc avait 
          retrouvé sa fraîcheur, les empreintes des baraquements 
          avaient été effacées par la végétation.
          
          Pour Albert et Guillaume, qui rentraient l'un, en troisième, 
          l'autre, en cinquième, le plus grand changement fut l'usage du 
          vélo pour faire leur aller et retour quotidien. Par le chemin 
          Antique, une charmante route de campagne, ils ralliaient leur bahut 
          en dix minutes d'un effort joyeux au lieu d'aller chercher le trolleybus 
          à son arrêt au cur des Puits, de l'attendre au milieu 
          des enfants agités, de s'y faire bousculer pendant un bon quart 
          d'heure, d'achever le périple par la longue marche depuis le 
          portail du parc. Quelle joie de narguer les copains lorsqu'il leur advenait 
          de dépasser la colonne en mouvement ! Fort peu d'enfants venaient 
          à vélo comme eux. Fort peu, à vrai dire, avaient 
          des parents aussi libéraux que Jules et Julie. Leur confiance 
          était justifiée, car pendant les cinq ans qui suivirent, 
          tout se passa bien, ou presque. Guillaume eut des démêlés 
          avec un adolescent arabe, qui trainait la savate dans Ben makach et 
          qui chercha à le rançonner, un jour où il sortait 
          seul du lycée. L'ayant arrêté, il lui réclama 
          de l'argent ; Guillaume n'en avait pas. Comme cette simple affirmation 
          ne satisfaisait pas le percepteur autoproclamé, il se fit menaçant 
          mais Guillaume, vif comme l'éclair, réussit à filer. 
          Il retint les menaces que l'autre proféra dans son dos. Dans 
          les semaines qui suivirent, il examinait attentivement les environs 
          avant de traverser Ben Makach. Plusieurs fois, l'apercevant, l'autre 
          hurlait en courant vainement après lui. Avec le temps, il renonça 
          à son manège. Peut-être cela n'avait-il été 
          qu'un jeu ? Si tel avait été le cas, il n'avait pas du 
          tout amusé Guillaume. Il n'en avait pas parlé à 
          ses parents, car le souvenir de sa dénonciation calomnieuse au 
          cours du séjour chez le pasteur Rodier pesait toujours sur sa 
          conscience. Mais Albert, informé, avait veillé à 
          faire route avec lui aussi souvent qu'il l'avait pu.
          
          Les pensionnaires, deux fois plus nombreux que les externes, comportaient 
          une bonne proportion d'élèves musulmans. Dès la 
          classe de quatrième, Albert puis Guillaume apprirent à 
          cohabiter avec eux sur un plan de stricte égalité. Le 
          dire ainsi déforme la réalité. En fait, ils eurent 
          affaire à une grande diversité parmi leurs camarades de 
          classe. Des frankaoui comme eux, parlant avec " l'accent de 
          Paris ", il y en avait peu, cinq peut-être dans une classe 
          de quarante. Les européens d'Algérie, à l'accent 
          pataouète plus ou moins appuyé, faisaient une moitié 
          de la classe. Encore aurait-on pu rechercher le particularisme de chacun 
          suivant la consonance de son nom, qui suggérait une origine métropolitaine, 
          espagnole, italienne, ou même polonaise ou cosaque ! Les juifs 
          d'Algérie étaient en nombre égal aux frankaoui. 
          Et les musulmans, arabes ou kabyles, faisaient un quart de l'effectif.
          
          Une autre distinction pouvait se faire : ceux des villes et ceux de 
          la campagne. Ces derniers, fils de colons et de caïds, s'imposaient 
          aux autres. Le plus souvent en retard dans leur scolarité, ils 
          avaient une sérieuse avance dans l'expérience de la vie, 
          acquise au contact des réalités du bled. Ils ne faisaient 
          aucun complexe de leurs difficultés scolaires, sûrs de 
          la vacuité des connaissances livresques et tout aussi sûrs 
          du destin qui les attendait : ils succèderaient à leur 
          père. Combien étaient-ils ? une dizaine. Plus grands et 
          plus forts, ils dominaient bénignement le reste de la classe, 
          ayant du respect pour le savoir, même si cela ne les concernait 
          pas. C'est parmi eux cependant qu'émergeait le plus souvent le 
          premier en éducation physique. Parmi ceux des villes, il était 
          possible de reconnaître de menues différences suivant qu'ils 
          appartenaient à l'agglomération de la ville capitale ou 
          qu'ils provenaient, pensionnaires pour la plupart, de bourgades ou petites 
          villes de l'arrière-pays. Ils étaient presque tous des 
          élèves zélés, pressés par leurs parents 
          de faire leur chemin dans la société. Enfin, n'oublions 
          pas que quelques filles des Puits complétaient l'effectif.
          
          En fin de compte, la principale distinction se faisait entre les pensionnaires 
          et ceux qui revenaient tous les jours chez eux, externes ou demi-pensionnaires. 
          Les premiers partageaient bien plus que le temps scolaire, ils formaient 
          une grande famille, pour le meilleur et pour le pire. Albert et Guillaume 
          en étaient conscients, eux qui passaient la grande récréation 
          après le déjeuner au milieu d'eux. 
          
          Cet enchevêtrement de particularités rendait improbable 
          la formation de clans pratiquant l'exclusion ou l'ostracisme. Peut-être 
          était-ce un modèle pour l'Algérie, irreproductible 
          hélas. Il arri-vait cependant que des circonstances particulières 
          fissent se dresser le spectre de l'affrontement, sinon de la haine. 
          
          
          Pendant la grande récréation, le milieu de chaque cour 
          était réservé au foot. Dans les bordures et sous 
          les préaux, face aux murs, on jouait passionnément à 
          la pelote basque. Autour des arbres, se pratiquait le jeu du couteau 
          et, dans des zones tranquilles à l'abri du mouvement, le jeu 
          de billes trouvait refuge. Les équipes de foot se faisaient et 
          se défaisaient sur un thème toujours différent 
          : une classe contre une autre, une région contre une autre, ou 
          bien des ag-glomérats sans règle de sélection apparente. 
          Les en-fants désuvrés constituaient un fond de specta-teurs, 
          peu enclins à des démonstrations bruyantes. Pourtant, 
          deux ou trois fois par an, un match opposait européens et musulmans, 
          ou plutôt, pour parler le langage des enfants, français 
          et arabes. L'ambiance changeait du tout au tout. Il s'agissait d'en 
          découdre et personne ne s'y trompait. Les jeux dans les bordures 
          n'étaient plus de mise, les spectateurs se muaient en supporters 
          et leur nombre était inhabituel. Les surveillants étaient 
          aux aguets. Au début du match, chacun s'efforçait à 
          garder un comportement sportif, sinon chevaleresque, mais cela ne durait 
          pas. Dès que deux joueurs en venaient aux mains, les surveillants 
          se jetaient sur eux et les chassaient de la cour. On évitait 
          ainsi le pire et c'était un soulagement pour tous lorsque la 
          sonnerie annonçant le temps des études mettait fin à 
          la confrontation. Ainsi était déchargé en une fois 
          tout le ressentiment accumulé jour après jour à 
          partir de querelles infimes ou de rancurs inavouables.
          
          Il advint à Guillaume d'être au centre d'une telle configuration, 
          bien malgré lui. La course à pied était populaire 
          parmi les enfants et les profs de gym en encourageaient la pratique. 
          Ce jour-là, au début de la grande récréation, 
          il fut décidé d'organiser une course-poursuite : le départ 
          serait donné à tous les volontaires, qui partiraient ensemble 
          et qui, faisant et refaisant le tour de la cour, seraient éliminés 
          lorsqu'ils seraient rattrapés par les plus rapides. Il n'y aurait 
          pas de limite de temps : que le meilleur gagne ! Guillaume, endurant, 
          se retrouva au bout d'une demi-heure parmi la dizaine de rescapés, 
          échelonnés sur le pourtour. Ceux qui se laissaient distancer, 
          perdant tout espoir de recoller au peloton, abandonnaient. Et c'est 
          ainsi qu'ils ne furent plus que quatre, plus que trois, plus que deux. 
          Guillaume met-tait résolument ses foulées dans les foulées 
          du premier. Alors, la rumeur passa de cour en cour :
          - Y'a un arabe et un français qui se disputent à la course 
          ! Viens Oir !
          -Pas possib' ! L'Arabe y va gagner, c'est toujours les plus rapides.
          -Ouais ! Mais c'est la course de résistance. I 'z'ont commencé 
          au début de la récré et i' continuent jus-qu'à 
          la fin si personne il abandonne.
          
          Guillaume eut conscience que leur lutte n'était plus leur seule 
          affaire, que tous deux devenaient les otages d'un enjeu qui les dépassait. 
          Son rival, plus grand que lui et fin comme un sloughi, déroulait 
          une foulée toute en souplesse. Courant dans son ombre, il veillait 
          à économiser ses forces. Les spectateurs se mirent à 
          leur prodiguer des conseils.
          -Continue comme ça, Stambouli, il fatigue. 
          -Vas-y, Mansac, accroche-toi !
          -Accélère ! Tu le décroches !
          -C'est bien, ne le lâche pas !
          
          Conseils inutiles par leur contenu mais combien réconfortants 
          ! On n'est plus seuls, on court pour le public, on court pour un clan 
          ! Stimulé par ses sup-porters, Stambouli accélère 
          et prend quelques mètres d'avance. Guillaume soutient son rythme.
          -Vas-y, Stambouli ! Vas-y, Stambouli !
          -Tiens bon, Mansac, tiens bon, Mansac !
          
          Les élèves, de plus en plus nombreux, scandent leurs encouragements, 
          qui parviennent comme une drogue au cerveau des deux enfants. Les pions, 
          voyant leurs cours désertées, ont rejoint l'arène. 
          Stambouli se retourne, Guillaume n'est pas loin derrière lui. 
          Il croyait l'avoir semé au prix de l'effort qu'il vient de faire. 
          Du coup, il est découragé et reprend le train. Il entend 
          la respiration de son rival et sent le rythme de ses foulées 
          juste derrière lui. Il se retourne à nouveau et du bras, 
          l'invite à prendre la tête. Guillaume est subjugué 
          ! Jusque là suiveur, il devient rival. Quel honneur et quelle 
          responsabilité ! Il lui faut maintenir le train, ni trop vite 
          ni trop lentement. Ne pas gaspiller ses dernières ressources 
          mais inspirer du respect à l'autre.
          -I' reste dix minutes jusqu'à la sonnerie ! 
          -Laisse-le mener, il va fatiguer !
          -Reste derrière, attends avant de démarrer !
          
          L'enjeu devient clair pour les deux vaillants coureurs : il s'agit d'avoir 
          distancé l'autre quand la fin de la récré sonnera. 
          Tenir et accélérer
 Mais lequel aura le plus d'énergie 
          ? Et quand démarrer ? Stambouli sera le plus rapide au sprint. 
          Guillaume, s'il veut garder une chance, devra forcer le train avant 
          la dernière minute, en pariant que l'autre est au bout du rouleau. 
          Il lui fait signe de passer. Stambouli n'hésite pas. Et ainsi, 
          sans ralentir, ils se relaient, comme deux camarades, tour après 
          tour. Chacun guète le moindre signe de défaillance chez 
          son adversaire et la promptitude à pendre le relais est une arme 
          psychologique.
          -Plus que cinq minutes !
          -Plus que quatre minutes !
          -Plus que trois minutes !
          
          L'attentisme des enfants, malgré leur allure crâne, est 
          le signe de leur fatigue. Que se passera-t-il ? L'un d'eux va-t-il s'effondrer 
          avant même que l'autre n'ose accélérer ? La ligne 
          d'arrivée virtuelle est l'affaire du surveillant qui déclenchera 
          la sonnerie. L'angoisse monte chez les spectateurs, ils sont impatients 
          du dénouement.
          -Allez,Stambouli, c'est le moment ! Attaque !
          -Allez, Mansac, écure-le !
          
          Ni l'un ni l'autre n'entendent les conseils, ils sont dans un état 
          second, ils n'ont qu'une idée, tenir sans défaillir ! 
          Les pions ont pris conscience du péril et décident d'arrêter 
          la course sans attendre. Au passage des enfants, ils se mettent en travers 
          et les empoignent fermement. Stambouli et Guillaume se débattent 
          faiblement, comme pour laisser croire qu'ils ont encore du jus. Dans 
          la cour, c'est la déception. Chacun, soutenant son héros, 
          exigeait sa victoire. Pour tous, le sentiment prévaut qu'elle 
          lui a été volée. Stentor, un pion surnommé 
          ainsi pour sa voix forte et grave, interpelle la cour : 
          -Ils ont gagné tous les deux ! Ce sont des braves ! 
          Il prend les deux braves par l'épaule :
          -Serrez-vous la main !
          Surpris, ayant à peine repris leur souffle, ils se font face 
          pour la première fois et se serrent la main, puis disparaissent, 
          happés par leurs supporters respectifs. La sonnerie retentit 
          enfin, la cour se vide. On en parlera encore longtemps pendant les classes 
          de l'après-midi. 
          Le professeur de Maths comprend qu'il s'est passé quelque chose. 
          Plutôt que de prêcher dans le désert, il interrompt 
          son cours.
          -Bon, on va marquer une pause. Pourquoi toute cette agitation ?
          -Mansac il a fait la course avec un élève qui s'appelle 
          Stambouli. Ils ont couru pendant toute la récréation.
          -Et alors ?
          -Alors on voulait que Mansac il gagne.
          -Moi je voulais que Stambouli il gagne !
          -Et qui a gagné ?
          -C'est Mansac !
          -Non ! C'est Stambouli !
          -Je n'y comprends rien. Mansac, tu as gagné ou tu as perdu ?
          -Les surveillants nous ont arrêté et ils ont dit qu'on 
          était ex-aequo.
          -Et toi, qu'en penses-tu ?
          -Je crois que si la course avait continué, j'aurais fini par 
          perdre.
          Consternation de la classe, massivement en faveur de Guillaume. La bonne 
          foi et le respect de l'autre ne sont pas des sentiments courants. Le 
          prof a dégonflé la baudruche et le cours reprend. 
         Cette affaire est arrivée aux oreilles de Domino, 
          en réalité Dominique Corsi, directeur du Lycée. 
          Désormais la course à pied sera interdite pendant les 
          récréations.
          Domino, comme l'appellent les élèves, est un personnage 
          haut en couleurs. Petit, vif, sanguin, autoritaire, il ne laisse pas 
          dériver sa barque. A lycée singulier, directeur singulier 
          ! Il semble que ce soit le bon assemblage. Avant de prétendre 
          afficher des ambitions pédagogiques, il faut faire régner 
          l'ordre. Et que chaque professeur cultive son pré carré 
          ! Il n'est pas homme à rester entre les quatre murs de son bureau. 
          Quand on le voit patrouiller le long des galeries, on sait qu'il a une 
          cible. Il se précipite sur un grand potache en blouse grise qui 
          cherche à se dissimuler dans la colonne alignée en rangs 
          par deux devant la porte de classe. Il lui saisit la joue entre le pouce 
          et l'index ; il l'extrait du groupe et se met à lui secouer la 
          tête en tous sens en l'invectivant.
          -Archibut, qu'est-ce qu'on m'apprend ? Tu as eu zéro en français 
          ! Et ton père qui m'a téléphoné person-nellement 
          à ton sujet ! Tu veux lui faire de la peine, à ton père 
          ? Tu veux lui faire de la peine ? Réponds !
          -Euh 
          
          Archibut, un grand flandrin qui pourrait bien renverser Domino si l'envie 
          lui en prenait, subit l'assaut avec résignation. S'il avait quelque 
          chose à répondre, comment le pourrait-il, avec sa mâchoire 
          tordue par la prise de la brute ? Domino le lâche et reprend sa 
          course. Le manège recommence un peu plus loin.
          -Kharadine, tu as tabassé un petit.
          -Non, m'sieur. C'est lui qui m'a agacé !
          -Kharadine, même si tous les petits te montent sur le dos, tu 
          les touches pas. Ca va finir par un malheur. C'est ça que tu 
          cherches ? C'est ça ?
          La tête de Kharadine va et vient. Lui aussi est résigné.
          Toutes sortes de blagues courent au sujet de Domino. On prétend 
          qu'il était directeur de prison et que l'administration pénitentiaire 
          n'en voulait plus. On raconte aussi qu'il a fait le tour de tous les 
          lycées du département d'Alger comme surveillant général 
          et qu'on a fini par s'en débarrasser en lui assurant une promotion, 
          alors que personne ne voulait prendre le poste. 
          
          Quant à ses ambitions pédagogiques, lorsque le proviseur 
          du Grand Lycée, qui le coiffe, lui mute sans appel les enseignants 
          qu'il trouve indignes de son établissement ? Parlons-en, des 
          profs de Ben Makach! Pauvres hères, résignés à 
          la voie de garage où on les a poussés. Ils forment une 
          collection de têtes de Carnaval qui alimentent les récits 
          cocasses des enfants. Binanaz, la minuscule prof d'Anglais, toujours 
          soucieuse de parfaire l'accent de ses élèves, a gagné 
          son surnom en faisant répéter quarante fois au même 
          mauvais sujet le mot " bananes " dans la langue de Shakespeare. 
          Lorsqu'elle ordonne un devoir sur table, elle en profite pour s'empiffrer 
          d'un énorme sandwich de cochonnaille tout en corrigeant les cahiers 
          ; les élèves gardent un il sur elle : qui aura l'honneur 
          d'une grosse auréole grasse, médaille qui vaut bien un 
          premier prix ? Son tout petit chien l'attend sagement à la laisse 
          à côté de la conciergerie. D'aucuns prétendent 
          avoir vu son petit garçon à une autre laisse, un joli 
          enfant noir tout frisé, fruit de ses amours avec un GI.
          
          Son collègue Martinez est beau garçon. il a gardé 
          l'allure du rugbyman qu'il était au temps de ses études. 
          L'anglais le passionne moins que le noble sport et il n'est pas difficile 
          d'orienter son cours vers l'art de la mêlée ou du placage, 
          en français pour plus de clarté. Lorsque la classe est 
          trop dissipée, il ordonne aux uns, aux autres ou à tous, 
          pour le prochain cours, de copier cent fois une longue phrase, toujours 
          la même, en Français. Comme un jour, par indolence, il 
          a jeté ces brillants travaux en vrac dans la corbeille à 
          papier, ils ont été pieusement récupérés 
          et consciencieusement repassés, pour un deuxième et, qui 
          sait ? Un troisième tour. 
          Tric-Trac, qui se déplace avec deux béquilles calées 
          sous ses aisselles, a trouvé dans son affectation à Ben 
          makach la solution à ses problèmes de déplacements 
          et c'est pourquoi il a renoncé à son poste au Grand lycée. 
          Avec lui, en une seule année, les élèves rattrapent 
          quatre à cinq ans d'ignorance accumulée. Mais quelle chiourme 
          ! Il entre dans la classe et s'installe à grand-peine à 
          son bureau. Le silence est assourdissant ! Il pointe son doigt sur un 
          élève, puis sur un autre.
          -Tordjmann, mon père n'aurait-il pas été ?
          -Euh
 Would not my father have been.
          -C'est bien. Bernadin, n'aurait-il pas été?
          -Would
 he not have been.
          -C'est bien
          Ces deux-là, tout tremblants, s'en sont bien tirés. Mais 
          d'autres trébucheront sur des questions de grammaire épineuses 
          et devront copier cent fois la bonne réponse.
          
          L'arabe est enseigné comme langue étrangère. Ainsi 
          les principes universels de l'enseignement gaulois sont-ils respectés, 
          sans que soit ignorée la spécificité de l'espace 
          algérien. Il convient de préciser : l'arabe parlé 
          et l'arabe écrit, qui s'écrivent l'un et l'autre. Le premier 
          est la langue du Maghreb, le second est la langue du Coran. Ainsi en 
          seconde et en première, ceux qui ont opté pour la section 
          " B " peuvent choisir les deux langues arabes en plus du latin 
          et du français, échappant ainsi à l'apprentissage 
          de l'anglais et de l'allemand. Nom-breux sont les élèves 
          musulmans qui font ce choix. Aucun enfant européen ne l'envisage, 
          même pour une seule des deux. A quoi bon ? S'ils sont en ville, 
          le français est de règle. S'ils vivent dans le bled, ils 
          savent déjà les cinq cents mots nécessaires et 
          suffisants.
          -Moi je trouve que c'est pas juste. Pourquoi i'z'ont le droit de pas 
          prendre les langues étrangères ?
          -Ti as raison. Le bachot, avec ça, fissa, si i' se tapent une 
          mauvaise note en français et en latin, i' se rattrapent avec 
          l'arabe, i' le parlent depuis qu'i' sont nés.
          
          Ce point de vue, souvent formulé, fait fi des efforts de quelque 
          lettrés arabisants, dignes émules d'Isabelle Eberhardt, 
          pour valoriser l'Islam et la cul-ture du Maghreb aux yeux des européens. 
          Quant au kabyle, mieux vaut ne pas en parler. 
          
          Legrand dit le Mou et Gavot dit le Baveux se partagent la lanterne rouge 
          de la nullité pédago-gique. Le premier est supposé 
          enseigner l'histoire et la géographie. Cela consiste pour lui 
          à lire d'une voix monocorde le cours qu'il a mis au point une 
          fois pour toutes au début de sa carrière. Son seul effort 
          additionnel est la correction des compositions. Elle apparaît 
          si hâtive que l'on prétend qu'il note en fonction de l'échelonnement 
          des copies dans son escalier, après qu'il en ait lancé 
          la liasse du haut du palier. Au reste, il proclame : " je veux 
          des copies de poids ! " Il n'aime pas les Arabes. Il le manifeste 
          clairement par une décote particulière. Quant au Baveux, 
          il ne mérite pas le traitement que lui infligent les enfants. 
          Il est la victime expiatoire de ces petits monstres, toujours prêts 
          à accabler les faibles. Il est terrorisé par sa classe 
          qui le bombarde de bouts de craie quand il écrit au tableau. 
          Enseigner lui est un cauchemar. Incapable d'aborder la litté-rature 
          contemporaine, il se cantonne dans les textes classiques et l'on ânonne 
          " les Femmes Savantes " ou " le Cid ". La pièce 
          de Corneille paraît une pâle traduction du chef d'uvre 
          d'Edmond Brua, dont les élèves scandent les meilleures 
          répliques, dominant la voix du Baveux.
          
          L'Académie a affecté à Ben Makach un jeune ag-régé 
          d'histoire et géographie, volontaire pour l'Algérie, venu 
          de Lyon. Pour le punir de son outre-cuidance, on lui désigne 
          ce poste ; et rame la galère ! Choupette, c'est le surnom que 
          lui vaut son air de fort en thème trop gentil, se trouve en charge 
          de classes réputées difficiles. Guillaume, qui est alors 
          en troisième, en fait l'expérience. Les durs de la classe 
          se frottent les mains et les autres se réjouissent à l'avance 
          des joyeux événements qu'on leur promet. Un miracle se 
          produit, Choupette en peu de temps transforme les gosses ignares en 
          historiens et géographes éminents. Pourtant un jour, les 
          cancres n'en peuvent plus de faire du zèle. Ils amorcent un chahut 
          que reprend toute la classe. Choupette s'interrompt. Il les regarde 
          avec commi-sération. Son message est clair : quelle déception 
          pour lui d'avoir affaire à de pareils imbéciles ! Le silence 
          revient sans qu'il ait dit un mot, sans qu'il ait fait un geste. Il 
          n'y aura plus jamais de chahuts. Le sommet de son enseignement de géographie 
          est la surimposition de la vallée du Rhône. Avec des croquis 
          esquissés à grands traits de craie, il explique pourquoi 
          le fleuve fougueux sculpte plusieurs fois des défilés 
          profonds au cours de son périple de Lyon à la mer, alors 
          qu'en passant plus à l'ouest il aurait pu se façonner 
          de larges et douces vallées, comme du reste il l'a fait d'un 
          défilé à l'autre. Guillaume est impressionné 
          par la démonstration. Il la restituera brillamment à la 
          composition et cela lui vaudra la première place. En histoire, 
          c'est Hamidou qui excelle. Choupette semble enchanté de ce partage, 
          qui crée une saine émulation entre les principales composantes 
          de sa classe. Il ne restera pas long-temps : l'Université l'attend.
          
          L'année suivante, retombés dans l'ornière de l'enseignement 
          du Mou, Hamidou et Guillaume sont consternés lorsqu'à 
          l'issue de la première composition d'histoire, le second émerge 
          avec la meilleure note alors que le premier disparaît dans l'anonymat. 
          C'est grossièrement injuste mais les deux garçons, s'en 
          ouvrant l'un à l'autre, concluent qu'il n'y a rien à faire, 
          sinon se répéter l'aphorisme sur le bonheur d'être 
          pris pour un con par un con. 
          
          Contrairement à ce que le bon sens suggère, les résultats 
          de Ben Makach au brevet et au bachot n'étaient pas infâmants. 
          Peut-être le bon niveau de l'enseignement scientifique y était-il 
          pour quelque chose ? Domino avait-il su imposer son autorité 
          dans ce domaine, sacrifiant seulement le domaine littéraire aux 
          exigences de son supérieur ? En première, dans la classe 
          de Guillaume un quatuor de brillants mathé-maticiens se disputait 
          les honneurs du classement. On les appelait " le carré magique 
          ". L'un d'eux sera ministre de la jeune nation algérienne, 
          les trois autres feront de belles carrières d'ingénieurs 
          en France.
          
          Et les arts d'agrément ? Grenouille, c'était son nom, 
          avait transmis par ses gènes son talent d'ar-tiste à ses 
          deux fils et deux filles, qui dans les quatre classes où ils 
          se suivaient, étaient toujours et à juste titre les premiers 
          en dessin. Cela lui suffisait. Que les autres se débrouillent 
          à représenter un buste ou un vase de fleurs ou un vieux 
          fruit ou je ne sais quoi d'autre, bref, l'objet posé sur le présentoir 
          au centre de l'amphithéâtre et qui y resterait jusqu'à 
          complète lassitude. Jamais on ne le vit s'arrêter derrière 
          un élève pour lui donner des indications. Une fois seulement, 
          (quelle mouche l'avait-elle piqué ?) fit-il un cours ex cathedra, 
          le même à toutes les classes, des plus petits aux plus 
          grands. LA PERSPECTIVE ! Comme les beaux jours arrivaient, il emmenait 
          ses élèves " dessiner sur le motif " dans un 
          coin du parc et tous y trouvaient leur compte. Mais le compte final, 
          pour Guillaume, était dans la comparaison de son dessin de composition 
          avec celui du fils Grenou-ille. Eternel second, il constatait que la 
          distance entre eux ne cessait de croitre au fil des ans. 
          
          Le sport bénéficiait d'un très beau gymnase et 
          de toutes les ressources du grand parc, espaces naturels et stades. 
          En juin, le bassin d'irrigation servait de piscine. Deux professeurs 
          se partageaient les effectifs. Dufour, bardé de tous les diplômes, 
          avait l'usage exclusif du gymnase et faisait faire des exercices difficiles. 
          Sa discipline de fer était bien acceptée par les " 
          durs ", que le cheval d'arçon ou le trapèze stimulaient. 
          De son côté, le gentil Sadoc, qui n'était pas diplômé 
          et qui devait sa carrière à sa qualité de champion 
          de France de cross-country, devait se contenter du parc ou, quand il 
          pleuvait, d'un préau. A vrai dire, il faisait merveille à 
          sa manière dans l'animation des sports collectifs et dans la 
          mise en uvre de l'hébertisme. Pourquoi tant de mépris 
          à son égard de la part de Dufour ? Guillaume crut longtemps 
          que ce n'était qu'une question de diplômes, jusqu'au jour 
          où, comme il secouait un grand élève qui lui tenait 
          tête, ce dernier le traita de sale raton. Il reçut une 
          solide raclée, bien méritée. Quant à Guillaume, 
          il apprit ainsi que Sadoc était arabe, ce que tous les autres 
          savaient. Il apprit surtout qu'être arabe était pour beaucoup 
          d'européens une tare indélébile.
         Au lycée Ben Makach, Albert ni Guillaume ne 
          se firent d'amis, ou plutôt, ceux qui étaient leurs amis 
          avaient avec eux un lien extérieur au lycée. Pour décrire 
          les relations ordinaires avec les autres enfants, il était plus 
          juste de parler de camaraderie. Oui, il y avait bien une demi-douzaine 
          d'entre eux pour lesquels chacun ressentait une affinité qui 
          aurait pu déboucher sur une amitié si les familles avaient 
          ouvert leurs portes. Mais, pour les pensionnaires envolés au 
          loin ou enfermés entre les quatre murs du lycée à 
          la fin de la semaine, cela était exclu. Pour les externes, les 
          barrières élevées par chaque clan rendaient la 
          chose improbable. Et comment se pratiquait la camaraderie ? Très 
          simplement, par les jeux et par les interminables discussions. Il n'y 
          avait là rien de particulier à Ben Makach.
          
          Ce qui était particulier, c'était la présence des 
          filles, dans un espace où elles n'auraient pas dû se trouver. 
          Si la plupart, par leur attitude et par leur réserve, décourageaient 
          les phantasmes des garçons, quelques-unes, aguicheuses, étaient 
          devenues très populaires. Guillaume eut la chance de suivre de 
          près le parcours flamboyant de Sylvie, avec qui il fit sa quatrième 
          et sa troisième. Elle déboula un beau jour dans sa classe, 
          provoquant un silence admiratif du haut de ses quatorze ans, avec sa 
          silhouette de star américaine et sa cascade de cheveux blonds. 
          Elle avait été renvoyée de tous les établissements 
          de filles de la Ville Capitale et ce n'était qu'à l'entregent 
          de son père, haut fonctionnaire au grand pouvoir, qu'elle avait 
          dû son repêchage par Domino. Dans son parcours antérieur, 
          les enseignantes avaient pu apprécier sa remarquable imperméabilité 
          aux programmes scolaires. Il lui restait à faire la démons-tration 
          de ses capacités dans l'art de la séduction. Pour cela, 
          il lui fallait un partenaire. Archibut était tout désigné. 
          Le seul à porter moustache, il avait suffisamment tchatché 
          à propos de ses exploits amoureux pour se sentir une obligation 
          morale de joindre l'acte à la parole. La première démonstration 
          publique eut lieu dans la demi-obscurité de la salle de sciences 
          naturelles. Le professeur, accaparé par la projection de photos 
          d'animalcules, n'était pas en mesure d'évaluer les parades 
          du couple d'humains assis sur deux grands tabourets de laboratoire dans 
          l'obscurité du fond de la salle. Mais quelques élèves 
          à la curiosité toujours en éveil avaient préféré 
          suivre cette manipulation, plutôt qu'accumuler des notions complexes 
          sur la reproduction des amphibiens. Ils en eurent pour leur argent et 
          purent généreusement rapporter à leurs camarades 
          tout ce qu'en pareille circonstance on pouvait faire, assis, avec les 
          mains et la bouche. 
          
          La réputation de Sylvie grandit de jour en jour, le récit 
          de ses exploits s'enrichissant d'épisodes en partie imaginaires, 
          construits sur des observations incertaines et sur la vantardise de 
          ses favoris. Tout ceci était joyeux et ne prêtait pas à 
          conséquence.
          
          Les choses prirent un tour déplaisant lorsque l'année 
          suivante, la fin de l'année scolaire s'annonçant avec 
          la certitude du départ de Sylvie vers d'autres horizons, une 
          bande de frustrés organisa un assaut en groupe à la fin 
          d'un cours de géographie animé par le fameux Choupette. 
          Ils furent bien six à la coincer dans la porte à la fin 
          de la classe et à la peloter sans ménagements pendant 
          de longues secondes, jusqu'à ce que ses cris d'orfraie et ses 
          coups de griffes lui rendissent la liberté. C'était le 
          vendredi à la dernière heure de classe et cela se reproduisit 
          encore deux fois sous l'il ahuri de Choupette, qui n'avait pas 
          de réponse pédagogique à ce simulacre de viol collectif, 
          par ailleurs très instructif pour lui comme échantillon 
          de géographie humaine. Par la suite, il autorisa la jeune fille 
          à sortir un peu en avance. 
          
          Sylvie, qui allait sur ses seize ans, ne fréquenta plus d'établissement 
          scolaire. Vouée à des cours par correspondance lui épargnant 
          tout risque de sur-charge intellectuelle, elle fit dans le firmament 
          de la Ville Capitale une trajectoire d'étoile de première 
          grandeur, qui culmina avec la félicité très brève 
          du principal collaborateur de son père, quadragénaire 
          chargé de famille aussitôt muté en métropole. 
          Plus tard elle épousa un jeune et brillant haut fonctionnaire, 
          qui reçut en dot un avancement inespéré de l'autre 
          côté de la Méditerranée. Comme Jeanne et 
          le beau-père de Fernand, ils furent heureux et eurent beaucoup 
          d'enfants.
         La disparition de Sylvie créa un vide. Albert 
          avait passé son bac et poursuivait ses études au Grand 
          Lycée. Il était écrit que Guillaume serait encore 
          témoin de premier rang d'un nouvel épisode des scandales 
          de Ben Makach. Vermot, un élève de sa classe jusqu'alors 
          passé inaperçu, ne fut plus appelé que Vermot le 
          couleau lorsqu'il fut avéré qu'il avait des rapports homosexuels 
          avec Archibut. Ce dernier, qui s'en vanta, en tira tous les honneurs 
          dans le rôle du mâle, alors que Vermot subissait opprobre 
          et mépris. Ainsi en était-il au Maghreb, peut-être 
          par héritage des turcs. D'autres adolescents tirèrent 
          parti des penchants du malheureux, le retrouvant dans les chiottes pendant 
          les classes ou dans le parc à l'occasion. Plus personne ne lui 
          parlait, hormis Verdier, un garçon imprégné d'esprit 
          de charité, qui tentait, par de longues discussions pendant la 
          grande récréation, de le sortir de l'ornière et 
          de le ramener sur le droit chemin. Mais le vice prend des engagements 
          qu'il ne tient pas. 
         Albert avait réussi son premier bachot haut-la-main. 
          Il restait à Guillaume à suivre la voie qui lui était 
          tracée. Mission accomplie, en descendant au Grand Lycée 
          il franchissait la porte de l'adolescence et il entrait dans un monde 
          moins singulier, plus conforme au modèle proposé par la 
          Métropole. 
         (
..)