| -------Bab-Azoun 
        offrait des perspectives plus riantes.-------Et pourtant cette étroite 
        rue en arcades, quelque peu tortueuse elle aussi, n'est guère plus 
        brillante que Bab-el-Oued. 
        C'est bas et tassé, et tout y présente l'aspect mesquin 
        et ladre de l'époque homaisienne et prud'hommesque. Mais je ne 
        daignais pas voir ces laideurs. Le profil de la rue et des bâtisses 
        n'existait pas pour moi. Je ne considérais dans Bab-Azoun que la 
        splendeur de ses magasins et l'élégance de ses passants, 
        à l'heure du trottoir ou du "persil ", comme nous disions 
        : à savoir à midi et à sept heures du soir.
 -------Encore ces splendeurs et ces 
        élégances ne se déployaient-elles que sous les arcades 
        de gauche (en venant de la place 
        du Gouvernement). Le côté droit, réservé 
        aux petites boutiques et à la clientèle populaire, était 
        sans gloire et mal porté.
 -------On s'écrasait les pieds 
        sous cette galerie minuscule. Parmi les figurants de ce défilé 
        bi-quotidien, les plus voyants étaient naturellement les militaires, 
        les officiers de la garnison, zouaves, tirailleurs, chasseurs d'Afrique. 
        Les petites modistes du passage Duchassaing, les midinettes, les demoiselles 
        de magasins se mêlaient aux femmes de fonctionnaires. Le lieutenant 
        Lorgnegrut et le capitaine Ronchonnot braquaient leurs monocles. Les retraités 
        venaient aussi faire leurs petits embarras en Bab-Azoun, à l'heure 
        du " persil ". Il y avait parmi eux un gaillard superbe, qu'on 
        appelait " le Pot de Fleurs", tellement ce sexagénaire 
        était fleuri et parfumé. L'oreille rouge et le  teint 
        vermeil, moustache au vent, le feutre en bataille, un énorme oeillet 
        à la boutonnière, un oeillet plus gros que sa rosette d'officier, 
        la taille pincée dans un dolman de coutil blanc, le Pot de fleurs 
        s'avançait d'un pas conquérant, en balançant sa canne 
        et en assénant sur les femmes des oeillades assassines.
 -------Bien entendu, messieurs les 
        fonctionnaires prétendaient ne point céder le pas aux militaires. 
        Mais comment lutter contre le prestige de l'uniforme ? Les gens bien habillés 
        étaient rares, en ce temps-là. Presque tout le monde portait 
        le chapeau mou et le veston. En été, dolman et pantalon 
        blancs, chaussures de toile. Le casque colonial, ridiculisé par 
        Tartarin, n'était arboré que par de naïfs touristes, 
        ou des nouveaux débarqués. Seuls, M. l'ingénieur 
        en chef des Ponts et Chaussées et M. le conservateur des hypothèques 
        se distinguaient par une inexorable correction de tenue: l'un en jaquette, 
        portant plié sur son bras, par les coups de sirocco les plus intenses, 
        un somptueux pardessus à revers de moire, et l'autre bravant les 
        ardeurs caniculaires sous un haut de forme à bords plats, sanglé 
        dans une redingote de drap mortuaire et cravaté de noir. Ce personnage 
        funèbre servait de repoussoir à l'insolent Pot de Fleurs, 
        qui était la gaîté et le pittoresque des arcades Bab-Azoun.
 -------Ces arcades, ce n'étaient 
        même pas cent mètres on allait et venait de la place du Gouvernement 
        au square Bresson. Assez rares étaient ceux qui, arrivés 
        au square, tournaient à gauche et gagnaient la galerie beaucoup 
        plus large du boulevard de l'Impératrice. De ce côté-là, 
        on jouissait d'une vue magnifique sur le port et sur le golfe, on respirait 
        l'air marin, on était au large, tandis qu'on s'écrasait 
        sous Bab-Azoun.Cependant la foule 
        ne s'y portait point, sans doute parce que le soleil de midi inondait 
        les arcades, mais surtout parce que les grands magasins y étaient 
        rares : rien que des cafés, des bureaux et des banques. Bab-Azoun, 
        au contraire, offrait aux convoitises féminines tout un chatoiement 
        d'étalages. Il y a avait là les Louvres et les Bons Marchés 
        algérois, les vitrines des bijoutiers, les grands pâtissiers 
        et confiseurs - et la boutique de Ruff, le libraire, où l'on trouvait 
        les dernières nouveautés. Tassé dans sa graisse et 
        comme collé à son comptoir, Ruff, ancien gendarme et bon 
        Israélite alsacien, dirigeait, du fond de sa librairie, les consciences 
        littéraires: on y feuilletait L'Orme du Mail et l'on y entendait 
        jaboter M. Bergeret.
 ------- A 
        l'entrée de la rue, on s'arrêtait devant la Maison Fille, 
        la grande pâtisserie d'Alger, en ce temps-là, toujours regorgeante 
        de monde à toute heure du jour. Les thés de cinq heures 
        étaient particulièrement brillants. En hiver et au printemps, 
        on y voyait des hiverneurs et le corps diplomatique. M. le consul d'Allemagne 
        et sa famille, qui occupaient plusieurs petites tables, s'y distinguaient 
        par leur appétit et leur fracas. On y voyait aussi quelques riches 
        propriétaires et des gentilshommes-fermiers des environs, qui étaient 
        venus en cabriolet, ou à cheval : l'automobile ne se développa 
        qu'à partir de 1900. Bottés et éperonnés, 
        la cravache haute, ces hobereaux faisaient la gloire de la Maison Fille 
        et ajoutaient une note spéciale, à la fois coloniale et 
        militaire, aux élégances de la rue Bab-Azoun.
 ------- Les 
        dernières arcades de cette rue fameuse marquaient la limite sinon 
        des terres habitables, du moins des régions ambulatoires. Même 
        le soir, lorsque la chaleur était tombée, on ne dépassait 
        guère les palmiers et les bambous du square 
        Bresson et de la place de la République. Et pourtant 
        quel splendide paysage se déployait devant les promeneurs qui, 
        à l'heure du crépuscule, arpentaient le trottoir du boulevard 
        de l'Impératrice, cette avenue qui domine le port et qui est parallèle 
        à Bab-Azoun : les lumières qui s'allumaient le long des 
        rampes, l'amphithéâtre de la Ville Blanche qui se teintait 
        de mauve dans la nuit tombante, les cyprès et les coupoles mauresques 
        de Mustapha, la courbe soudainement étalée des collines 
        et des rivages, et, par-dessus tout cela, les pics neigeux du Djurjura...
 ------- Mais, 
        au lieu de contempler cette merveilleuse féerie du soir, on préférait 
        s'entasser aux terrasses du "Tantonville " et des cafés 
        voisins. ------- Et 
        puis enfin il y avait là, derrière le square, le théâtre 
        municipal, 
        l'Opéra, comme on disait pompeusement, attraction irrésistible. 
        Les gens d'Alger étaient aussi fiers de leur Opéra que ceux 
        de Nice. Les hôteliers s'évertuaient à y organiser 
        des vegliones comme en Côte d'Azur, des saisons théâtrales 
        comme à Monte-Carlo. En dehors d'une vague clientèle d'hivernants 
        et d'étrangers, il y avait alors, à Alger, tout un petit 
        clan d'amateurs. On avait sa loge à l'Opéra. Pour les Israélites 
        riches, question de snobisme. Pour d'autres, question d'économie. 
        Le prix de l'abonnement était si modique que certaines personnes 
        trouvaient à la fois plus agréable et moins coûteux 
        de passer leurs soirées au théâtre, où l'on 
        était chauffés et brillamment illuminés, que dans 
        des appartements sans feu et parcimonieusement éclairés 
        de méphitiques lampes à pétrole.. On se signalait 
        un ménage universitaire qui, pour cette raison, était tous 
        les soirs à l'Opéra et qui subissait stoïquement les 
        pires rengaines du répertoire, devant des salles vides...
 ------- Mon 
        vieil ami, Charles de Galland, enfant d'Alger (il était né, 
        m'assure-t-on, rue des Consuls, au coeur du plus vieil Alger), violoniste 
        et virtuose de première force, essayait de faire l'éducation 
        musicale de ses compatriotes. Il attirait au théâtre du square 
        Bresson de grandes vedettes parisiennes. En pleine terreur wagnérienne, 
        il sut même imposer l'oeuvre de Saint-Saëns. Tant et si bien 
        que l'illustre maître en personne consentit à venir manifester 
        sa divinité aux Algérois. Que dis-je ? Il s'installa dans 
        Alger, il en prit possession comme d'un fief et il lui resta fidèle 
        jusqu'à son dernier soupir. Une année, il loua, à 
        la Pointe Pescade, une villa vaguement mauresque, où il composa 
        sa Suite algérienne. Cependant cette musique savante n'était 
        pas acceptée sans résistance; au fond, le goût du 
        public très panaché d'Italiens et d'Espagnols allait à 
        des oeuvres plus faciles. Ce qu'on jouait ordinairement, c'était 
        Boccace ou Cavalleria Rusticana, et, quelquefois, Manon ou Carmen. La 
        presse locale ne ménageait pas l'amour-propre de l'auteur d'Henri 
        VIII et de Samson et Dalila. Cela souleva, à un certain moment, 
        toute une polémique, où il crut devoir intervenir. Irrascible, 
        il répondit lui-même à ses détracteurs, il 
        leur répondit en prose et en vers. Et je ne sais vraiment par quel 
        sortilège diabolique ces alexandrins grotesques du grand musicien 
        se sont accrochés à ma mémoire :
 Tu peux me dénigrer, 
        ou bien me louangerMon âme s'en bat l'oeil, ô critique d'Alger!...
  ------- Tout 
        cela est bien oublié. Aujourd'hui, Alger ne veut plus se souvenir 
        que du grand artiste qui a tant aimé son ciel et ses paysages. 
        Le nom de Saint-Saëns a été donné à un 
        des boulevards de la ville nouvelle.------- Il 
        y a quarante ans, la ville coloniale, emprisonnée dans ses remparts, 
        finissait à l'extrémité des rues de Constantine et 
        d'Isly. Ces quartiers neufs et, en général, assez bien bâtis, 
        manquaient un peu d'animation...( suite : voir Saint-Augustin)
 
 
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