La poterie modelée 
          d'Afrique du Nord dite poterie " kabyle " (deuxième 
          partie)
        3. Types et formes de poteries 
          selon la destination
          
          La destination des poteries campagnardes nord-africaines est variée. 
          Les plus nombreuses sont des récipients divers à usage 
          domestique. Il en est à vocation rituelle. Il existe régionalement 
          différents cas de confection en vue de la vente. Il faut réserver 
          une place à part aux poteries votives. Pour être tout à 
          fait complet, on ne peut passer sous silence les silos domestiques fixes. 
          À chacun de ces cinq grands groupes auxquels sont attachés 
          pour certains des pratiques spécifiques, parfois des rites étranges, 
          correspondent des formes, voire des techniques de confection différentes.
                Poteries 
          domestiques
          Ce sont naturellement les poteries domestiques qui représentent 
          le contingent le plus nombreux : jarres, amphores, jattes, cruches à 
          rafraîchir l'eau, cruchons à boire, pots à lait, 
          vases à traire, kanoun, marmites à cuire bouillons et 
          sauces, keskes, grands plats à rouler le couscous, à laver 
          le linge, plats à cuire le pain, les galettes, plats à 
          servir les mets, assiettes, écuelles... À chacun de ces 
          ustensiles, la potière donne la forme particulière transmise 
          par la tradition de la petite région. On peut donner ici quelques 
          exemples de variation de forme.
        
          
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                Figure 13 : diverses formes de pichets modelés algériens 
                (dessins de l'auteur).  | 
        
        Parmi les poteries verticales, les pichets représentent 
          une part importante (fig. 13). S'ils sont très généralement 
          à fond plat, leur profil peut être en " S " régulier 
          ou plus raide, et la position du grand diamètre très variable. 
          Le profil peut même présenter une rupture entre panse et 
          col, ou encore au niveau de la panse formant alors une carène, 
          voire même un bourrelet circulaire au-dessus duquel la partie 
          supérieure semble dans certains cas avoir été enfoncée 
          dans la partie inférieure. Le profil peut présenter plusieurs 
          ruptures; le corps de la poterie peut être surmonté d'un 
          véritable bulbe. Les rapports dimensionnels varient entre col 
          et panse; le col peut être cylindrique, conique, ourlé.
          
          De même la forme de nombreuses poteries (kanoun, amphores, pichets, 
          halleb...) est propre à chaque région. Les différences 
          portent aussi sur d'autres parties des pièces comme la lèvre 
          de bord des plats ou des écuelles dont le profil est un des moyens 
          d'identification de l'origine géographique : à pan avec 
          ou sans téton, ourlé, arrondi avec ou sans accroche...
          
          Pour ce qui est du tube d'écoulement, toute la gamme existe entre 
          le plus court et le long et fin tube à pont.
          
          Des différences existent également pour les anses; elles 
          sont placées à une hauteur variable sur les pichets qui 
          en portent; leur taille et leur forme diffèrent aussi bien pour 
          les pichets que pour les amphores avec la présence possible d'un 
          ergot plus ou moins marqué caractérisant certaines régions 
          et devenant même un poucier pour les tasses de l'Aurès... 
          ; si le plus souvent l'anse présente une section ronde, celle-ci 
          peut aussi être plate. À fonction identique, toutes ces 
          différences sont essentiellement
          le fait de particularismes régionaux, ce que montrera l'étude 
          des styles. En matière de forme, on verra à diverses reprises 
          qu'un réel anthropomorphisme entoure les poteries, particulièrement 
          les verticales, pour lesquelles chacune des parties porte le nom correspondant 
          à celui du corps humain; la potière peut même les 
          considérer comme des êtres pensants. Je cite ici Roubet; 
          cela se passe en Kabylie; c'est Saâdia une potière expérimentée 
          de Taourirt-Amokrane qui parle des amphores qu'elle vient d'achever 
          : " l'amphore qui est là, je ne la vois pas comme une 
          femme quelconque. C'est une mariée qui est devant moi; elle doit 
          être particulièrement soignée et parée 
          ".
          
          Comme l'auteur demandait à Saâdia si cette idée 
          lui était personnelle, cette brève réponse : " 
          C'est ainsi; on le sait ". Cette mariée nous amène 
          aux poteries rituelles.
          
                  Poteries 
          rituelles et pratiques correspondantes
          Les poteries rituelles sont réservées aux cérémonies 
          de caractère religieux et familial et sont gardées dans 
          les familles avec soin comme objets précieux; elles peuvent être 
          utilisées pendant plusieurs générations. Celles 
          ici mentionnées concernent plus précisément la 
          Grande Kabylie.
          
          - Les lampes à huile (fig. 14). En Kabylie et dans les 
          régions avoisinantes, la forme et la taille des lampes à 
          huile, de même que le soin apporté à leur confection 
          et à leur décoration diffèrent selon la zone géographique. 
          Dans les formes les plus courantes de Grande Kabylie, le nombre de becs 
          varie de un à trois, mais peut atteindre des chiffres beaucoup 
          plus élevés. Chez les Aït Aïssi et les Aït 
          Douala, ces lampes, dites de mariage (fig. 14A), généralement 
          hautes de 35 à 40 cm, larges de 20 à 25 cm, comportent 
          un pied tronconique creux surmonté d'un renflement bulbeux supportant 
          un plateau concave sur lequel repose une pièce verticale percée 
          de deux arcs et portant les becs; les deux becs latéraux sont 
          fonctionnels, celui du centre est recouvert d'un cabochon. À 
          l'arrière, un long manche légèrement oblique est 
          fixé en trois points. On peut se demander si sa forme n'est pas 
          intentionnelle, surtout quand on sait que la très fréquente 
          perforation au niveau du renflement bulbeux est désignée 
          par le mot thimet qui, en kabyle désigne le nombril; mais tous 
          savent que cet euphémisme pudique désigne l'organe féminin, 
          symbole de naissance et de vie, comme l'est à sa façon, 
          l'organe masculin peut-être représenté par ce manche. 
          Ne pas oublier que ce sont des lampes de mariage également utilisées 
          pour la circoncision. Lors des mariages, la lampe est tenue allumée 
          au-dessus de la tête de la jeune femme; c'est l'occasion pour 
          les matrones de tirer des prédictions sur l'avenir de l'union 
          selon la résistance de la flamme aux courants d'air et la façon 
          dont elle brûle. La lampe est utilisée aussi lors de la 
          circoncision, le temps de l'opération; dans chacun des réservoirs 
          est placé un neuf, symbole de fécondité et par 
          sa blancheur, de pureté du nouveau-né.
          
          Autrefois ces lampes servaient dans certains rites agraires, en particulier 
          au début des labours.
          
          Peut-être ont-elles eu aussi quelque usage domestique; les moyens 
          modernes les ont confirmées dans leur rôle strictement 
          rituel. Et il existe parmi elles de véritables monuments, en 
          particulier les lampes doubles, hautes de 45 cm environ et supportant 
          deux étages de becs : treize becs au Musée national Dubouché 
          à Limoges, quinze becs au musée 
          Gsell à Alger, vingt becs au musée Majorelle 
          à Marrakech.
          
          - Les methred (fig. 15) se présentent sous deux formes 
          en Grande Kabylie. La forme simple est assez semblable à une 
          lampe de mariage qui ne comporterait que le pied tronconique creux surmonté 
          du renflement bulbeux percé du nombril supportant le plateau, 
          ici plus large, constituant la coupe. Dans l'autre forme, le pied se 
          divise en trois branches supportant chacune une coupe, les trois coupes 
          identiques disposées en triangle étant confluantes et 
          ménageant au centre un court bougeoir pouvant recevoir une bougie 
          ou un uf. Cette poterie, élégante surtout dans la 
          forme triple, ne sert qu'en des occasions précises :
          mariage, circoncision, Mouloud, Achoura. Une des trois coupes reçoit 
          du henné qui sera passé, selon la circonstance, aux mains 
          des fiancés, de l'enfant circoncis ou des membres de a famille 
          pour les deux fêtes religieuses; la deuxième coupe est 
          garnie de graines (fèves, pois-chiches, blé) qui seront 
          distribuées aux assistants qui les conserveront comme porte-bonheur; 
          la troisième coupe contient des ufs durs qui seront mangés 
          en commun en action propitiatoire de fécondité et d'abondance. 
          Il en est de même avec le methred simple. Sur le tout, on place 
          en symbole de richesse, un bijou d'argent, de préférence 
          une grosse chevillière guère plus utilisée aujourd'hui.
          
          - La mesure du Prophète (moud n'Nebbi) est une sorte de 
          bol sans pied destiné à mesurer le grain ou la semoule 
          à remettre en aumône aux pauvres en des occasions précises. 
          Dans certaines régions, on doit s'en servir juste avant la première 
          prière du matin avant le lever du soleil; son usage en dehors 
          de cette brève période ou pour d'autres fins non canoniques 
          est formellement interdit. Il existe d'autres poteries rituelles qui 
          s'apparentent aux lampes à huile, notamment celles en formes 
          de bougeoirs pouvant également porter les ufs symboliques. 
          Mais de nos jours, en ville, les coutumes qui s'attachent à ces 
          poteries tendent à disparaître. Dans les montagnes, leur 
          usage n'est pas éteint et elles se confectionnent toujours et 
          même davantage, une part d'entre elles étant proposée 
          à la vente aux touristes. Ainsi nous en arrivons à la 
          poterie modelée destinée à la vente.
          
                  Poteries 
          destinées à la vente; divers types de vente
          Si d'une façon générale, hormis le Maroc, la tradition 
          veut que cette confection par les femmes pour les besoins de la maison, 
          ne soit nullement objet de commerce, il a toujours existé des 
          cas d'exception. Il existe différents cas de confection non destinée 
          aux besoins personnels. Le troc admis traditionnellement, concerne les 
          femmes disposant de très peu de ressources : veuves, femmes seules 
          et âgées, sans descendance masculine susceptible de subvenir 
          à leurs besoins; elles ont là l'occasion d'une petite 
          source de revenus. Surtout si elles disposent d'une habileté 
          reconnue en la matière, elles confectionnent un nombre de poteries 
          au-delà de leurs besoins propres, pour les proposer à 
          des femmes moins expertes, moyennant huile, graines ou figues sèches 
          en rapport avec le nombre, la taille, la qualité et le type des 
          pièces échangées. Leurs destinataires peuvent être 
          aussi les femmes frappées d'interdit rituel de pétrissage 
          et de modelage de la terre; il s'agit de celles qui n'ayant pas appris 
          ces pratiques avant la puberté, ne peuvent s'y consacrer qu'après 
          la ménopause (Servier); c'est aussi le cas des femmes enceintes, 
          de celles en période cataméniale et de celles en deuil; 
          c'est enfin le cas moins connu de celles appartenant à des familles 
          dites maraboutiques, chez lesquelles l'interdit concerne également 
          les femmes rapportées, même si elles avaient antérieurement 
          exercé cette activité (Musso).
          
          La vente proprement dite existe depuis longtemps dans certaines régions, 
          ce qui le plus souvent entraîne une confection répétée 
          au long de l'année et dans certains cas, l'existence de fours 
          fixes plus élaborés. La poterie modelée à 
          destination commerciale est réalisée là aussi et 
          pour les mêmes raisons, par des femmes sans ressources.
          
          Ainsi dans l'extrême nord-est de la Grande Kabylie, chez les Aït 
          Khelili, est confectionnée une poterie à la qualité 
          reconnue. Si ailleurs l'homme n'intervient généralement 
          jamais nulle part dans cette activité, il le fait ici pour renforcer 
          les équipes féminines : extraction de la glaise, préparation 
          du bois pour la cuisson, ramassage et livraison des pièces au 
          commerce de Kabylie et même de l'Algérie. Sur les routes 
          et les marchés de la région, on peut voir ces hommes poussant 
          devant eux des ânes surchargés et portant eux- mêmes 
          sur le dos, un volumineux échafaudage de poteries pansues à 
          la chaude teinte brique. La confection pour la vente est courante aussi, 
          toujours en Algérie, dans les monts des Traras dans l'extrême 
          ouest : depuis peu, cette poterie fait l'objet d'une petite exportation. 
          Au Maroc, dans le Rif et le Zehroun, la vente est même la règle. 
          Les poteries de ces deux zones marocaines sont vendues sur les marchés 
          proches des lieux de production : celui de Moulay-Idris le samedi pour 
          le Zehroun, d'Aïn es- Souk à 30 km d'Ouezzane le jeudi pour 
          les Beni Mezguilda, d'Adjir entre Bou Aknoul et Boured le jeudi pour 
          les Geznaya, de Msila le dimanche pour les Tsoul et les Branès, 
          le mercredi pour les Beni- Lent, etc...La vente au touriste à 
          proximité des lieux de production voire plus loin, donne lieu 
          à une confection qui risque de ne plus présenter les garanties 
          de qualité et encore moins d'authenticité; cette pratique 
          plus récente est nécessairement destructrice puisque l'objet 
          perd sa fonction et ne devient plus que décoratif; de plus la 
          qualité fait place à la quantité. En Grande Kabylie, 
          chez les Aït Aïssi et leurs voisins les Aït Douala, à 
          côté de la confection traditionnelle, une autre pour étrangers 
          se poursuit depuis le XIXe siècle, à l'instigation des 
          marchands. Elle conduit à la création notamment de vases 
          tout à fait inconnus traditionnellement et d'amphores présentant 
          un pied faisant totalement entorse à la tradition; la base de 
          l'amphore utilitaire est en effet nécessairement pointue pour 
          en soulager le port; lors du transport de l'eau, cette pointe repose 
          en effet sur l'épaisse ceinture de tissu portée à 
          la taille par les femmes assurant le transport de l'eau. Ces, amphores 
          pour touristes sont en outre décorées à l'excès 
          souvent d'un motif simple répété indéfiniment 
          et sur chacune des faces de la panse, s'y ajoute un motif en relief 
          en forme de fer à cheval. Au Chenoua, sur la côte à 
          80 km à l'ouest d'Alger, dont on verra qu'il y est fabriqué 
          par ailleurs une poterie utilitaire traditionnelle de qualité, 
          il existe une confection spécifiquement destinée aux touristes. 
          La vente en est assurée dans les villages sur la route contournant 
          le massif par le sud et à Trois-Bots. À Tipasa, 
          tous les Algérois ont vu ces enfants qui, près de l'entrée 
          de la cité antique, vendaient les produits de l'artisanat familial 
          décorés surabondamment. Les sources d'inspiration de ces 
          poteries de taille réduite sont diverses (Lefebvre). Certaines 
          sont des copies en réduction et surabondamment décorées 
          de modèles authentiques confectionnés dans le massif (plats, 
          cruchons et kanoun devenus cendriers) ou qui y sont inconnus mais qui 
          existent dans d'autres régions (plats doubles ou triples aux 
          coupes réunies par un pont, plats à pied, cruches en forme 
          de calebasse ou en forme de poule parfois transformées en tirelire); 
          d'autres s'inspirent de jouets d'enfants (tortues, oiseaux, chiens, 
          chats et chevaux) confectionnées et décorées par 
          les fillettes ainsi initiées à ces techniques. L'influence 
          européenne apparaît avec vases, assiettes, plats, boîtes 
          à bijoux, bonbonnières, cendriers, bougeoirs; enfin on 
          trouve des petites écuelles de différentes sortes, munies 
          d'un bougeoir ou de perforations destinées à recevoir 
          les bâtons d'encens; elles sont inspirées des poteries 
          votives, celles qui maintenant vont être examinées. 
        
          
            |  Figure 16 : quelques formes de minipoteries votives 
                (mesbah) de Grande Kabylie, d'après dessins de Musso.
 A : lampes à huile; B : bougeoirs; C : kanoun; D : écuelle; 
                E : godets; F : coupes; G : couvercles de jarres en réduction 
                (coll. auteur).
 | 
        
                Poteries 
          votives et de sorcellerie et pratiques correspondantes
          À côté des koubas ou des tikourabin qui abritent 
          ou non la tombe d'un saint local et des djemaâ, lieux de réunions 
          et de prières, il existe de multiples sanctuaires naturels qui, 
          dans toute l'Afrique du Nord sont l'objet de cultes très suivis 
          et de pèlerinages réguliers; ce sont le plus souvent de 
          très vieux arbres parfois consumés par la foudre, des 
          rochers présentant une cavité, des grottes (portes ouvertes 
          sur le monde des morts), des sources et les enceintes sacrées 
          faites de pierres sèches... Ils constituent les assas, les gardiens 
          ou plus exactement les demeures de ces fées et génies 
          bienfaisants quoique taquins, les " invisibles " dont il faut 
          se concilier les bonnes grâces ('). On est loin de l'Islam. Cependant 
          une certaine islamisation fait de ces génies des temps les plus 
          reculés, ou du saint local, l'interprète ou l'intercesseur 
          auprès du seul Dieu, Allah. C'est dans ces sanctuaires, objets 
          de rites et de cultes précis, propres à chacun d'eux, 
          que sont déposées les poteries modelées et en particulier 
          ces curieuses poteries votives qui ont été étudiées 
          par Musso : toutes petites, sans décor, le plus souvent mal cuites, 
          très grossières et aux formes souvent incertaines, parfois 
          énigmatiques. C'est qu'en effet, dès que le besoin s'en 
          fait sentir, ces minipoteries peuvent être confectionnées 
          dans l'urgence d'une invocation, donc au mépris des règles 
          de l'art, et aussi bien par les mains les plus malhabiles.
          
          Le plus souvent, la confection en est donc beaucoup plus simple que 
          celle des poteries modelées utilitaires qui, on l'a vu, exigent 
          des opérations longues, soigneuses et souvent difficiles. Outre 
          cette urgence, la pièce à déposer dans le sanctuaire 
          n'a pas de fonction d'utilisation nécessitant solidité, 
          voire aspect décoratif. Le choix de la terre n'est donc pas méticuleux, 
          l'opération trop longue du pourrissage n'est pas pratiquée 
          et le dégraissant, quand il est incorporé, est un sable 
          quelconque. Un petit bloc de terre humide est alors modelé directement 
          dans les mains, le pouce assurant la formation des dépressions; 
          un lissage très sommaire termine l'opération avant un 
          séchage brutal en plein soleil suivi d'un simple passage au kanoun 
          familial, évitant ainsi l'opération longue et difficile 
          de la cuisson annuelle pour pièces belles et nombreuses. Naturellement 
          ici point de décor ni même de vernissage. Il existe néanmoins 
          des minipoteries bénéficiant des mêmes soins et 
          techniques que les poteries modelées vues précédemment 
          : ce sont celles faites en très petit nombre à la saison, 
          en même temps et donc dans les mêmes conditions, que les 
          poteries de qualité. Elles sont d'ailleurs généralement 
          destinées à rendre grâce de la réussite de 
          la cuisson des poteries, opération susceptible d'entraîner 
          cassures et pertes importantes. C'est la première pièce 
          confectionnée par la petite fille s'initiant à cet art 
          et qu'elle dépose au sanctuaire pour s'attirer les grâces 
          nécessaires.
          
          Les minipoteries (fig. 16) sont des lampes surtout, des bougeoirs, des 
          récipients à benjoin divers : kanoun, écuelles, 
          godets, coupes et couvercles de jarre en réduction. Certaines 
          ont la forme générale mais sont non fonctionnelles. Tout 
          comme leur confection, l'offrande des poteries modelées, qu'elles 
          soient d'ailleurs domestiques, rituelles ou votives, est exclusivement 
          féminine. Ce sont en effet là encore uniquement les femmes 
          qui, dans les deux cas, maintiennent et transmettent ces traditions 
          ancestrales, leurs recettes et leurs secrets, toutes choses ignorées 
          des hommes. Le dépôt des poteries dans les sanctuaires 
          fait partie des rites féminins qui viennent en lieu et place 
          d'une religion dont l'enseignement, dans la campagne, est généralement 
          réservé aux hommes. Mais, comme déjà dit, 
          on trouve le moyen de donner un couvert islamique à ces pratiques 
          venues du fond des âges. Avec son saint local, chaque sanctuaire 
          à sa spécialité : maladie, stérilité, 
          dérangement cérébral... Ne retrouve-t-on pas cela 
          dans l'Europe catholique héritière des cultes païens? 
          On se rend donc au sanctuaire avec la petite poterie qui servira de 
          support à la flamme d'une bougie ou d'une mèche huilée, 
          ou encore à brûler du benjoin; on y ajoutera une offrande 
          de fragments de galette ou de quelque figues sèches. À 
          ces céramiques utilisées comme ex-voto, est souvent fixé 
          un lambeau de tissu dont la signification est variable : lien entre 
          la déposante et la puissance invoquée, symbole d'interdiction 
          pouvant avoir valeur de charme maléfique. Les chiffons noués 
          sont une pratique courante dans toute l'Afrique du Nord. Les lambeaux 
          d'étoffe ou les brins de laine sont noués en nombre aux 
          branches des arbres sacrés et aux brindilles poussant dans les 
          rochers sacrés. Par les franges de foulard et les fils de ceinture, 
          les femmes attachent au sanctuaire maladie ou stérilité; 
          elles donnent un domicile à l'âme errante. Cette coutume 
          est très ancienne; au temps de saint Augustin, la loi du 1er 
          novembre 392 prise par Théodose pour lutter contre ces pratiques 
          païennes, stipule : " Si quelqu'un... attache les bandelettes 
          à un arbre sacré..., il paiera une amende de 25 livres 
          d'or ". Aujourd'hui ces pratiques n'ont pas disparu, tant s'en 
          faut. Rochers et grottes sacrés sont multiples ainsi que les 
          arbres sacrés ou ce qu'il en reste : oliviers sauvages (oléastres) 
          surtout en Kabylie, caroubiers en Kabylie maritime et dans le massif 
          du Chenoua, 
          pistachiers atlantiques (bethoum) dans le Sud algérien, mais 
          aussi figuiers, micocouliers, frênes, thuyas, cassies, lentisques, 
          grenadiers sauvages, calycotomes. On les trouve même aux abords 
          d'une grande ville comme Alger. Ainsi le vieil olivier sauvage de Bouzaréah, 
          dit Imma Zineb, nom donné aussi à un vieil oléastre 
          sacré dans ce qui fut la propriété de Vulpillières 
          dans le Sahel entre Ben Aknoun et Kaddous. Non loin de là, à 
          l'entrée du lycée 
          de Ben Aknoun, un autre, dit Sidi Bou Chéchia, abrite 
          dans son vieux tronc tout un attirail de lampes, kanoun et bougies, 
          tandis qu'y est tendu un fil de fer pour y accrocher les chiffons votifs. 
          A Alger même, parmi les multiples ficus bordant les artères, 
          celui qui se trouve au croisement des rues 
          d'Isly, Dumont-d'Urville 
          et Henri- Martin (noms d'origine de ces rues), est situé sur 
          l'ancien emplacement de la tombe de Sidi Ali Zouaoui, le cimetière 
          correspondant ayant été supprimé par les travaux 
          d'urbanisme; la base de son tronc est badigeonnée de henné 
          et il est vénéré par les femmes; le jeudi, elles 
          se rendent à la source qui, à l'époque française, 
          continuait de couler, de l'autre côté de la rue, éclairée 
          au néon, au fond d'une arrière-boutique.
          
          Pour en revenir aux minipoteries, il faut savoir qu'à côté 
          de celles, innocentes, qui viennent d'être vues, d'autres aux 
          formes énigmatiques touchent à la magie et au maléfice. 
          Elles ne sont confectionnées que par les sorcières. Chaque 
          forme est dotée d'un nom et son but est précis; en voici 
          quelques exemples donnés par Musso (fig. 17) :
        
          
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                Figure 17 : quelques formes de minipoteries d'envoûtement 
                de Grande Kabylie, 
                d'après dessins de Musso (coll. auteur).
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        - l'enlèvement du monde (fig. 17A), (c'est-à-dire 
          de la vie sexuelle et de la fécondité) est un cylindre 
          de terre évidé aux deux extrémités, destiné 
          à rendre impuissant un mari infidèle ou un ennemi;
          - la provocation d'amour (2) (fig. 17B) est un cylindre en forme 
          d'os, destiné à séduire l'homme; il est déposé 
          ou suspendu d'abord sur le passage de l'intéressé, plus 
          exactement de la victime, puis après le temps nécessaire 
          d'imprégnation, déposé dans le sanctuaire;
          - la conservation d'amour (fig. 17C) est un cylindre dont une 
          extrémité forme deux cornes; il est destiné à 
          retenir un mari infidèle;
          - la pierre à aiguiser le cur(fig. 17D), cylindre 
          entaillé aux deux extrémités par une gorge, provoque 
          l'amour d'un homme indifférent ou désunit un couple, selon 
          la façon dont il est utilisé;
          - le nombril de la compagne (fig. 17F), euphémisme dont 
          j'ai déjà donné la signification, est un cylindre 
          limité par deux disques, ayant pour rôle de détourner 
          l'homme de sa femme et de ses enfants.
          
          Ces poteries et d'autres sont l'objet de multiples pratiques magiques 
          avant dépôt et pour certaines tout au long de leur fabrication. 
          Mais leur action maléfique est la plus redoutable lorsqu'elles 
          sont enterrées près de la tombe d'un étranger mort 
          loin de son pays et par suite placées à l'écart 
          de celles de la communauté. Les sorcières peuvent même 
          détourner des poteries innocentes à d'autres fins (fig. 
          18).
          
          Ainsi la copie réduite du couvercle de jarre, à anse ronde, 
          sert habituellement de brûle-parfum; après un certain temps 
          de cette fonction, il est chargé de puissance magique; retiré 
          du sanctuaire, il est caché dans un endroit de la maison et porte 
          alors le nom de on lui a mis le couvercle comme à la marmite 
          car il est censé soumettre totalement le mari à sa femme.
          
          De même, l'écuelle à deux dépressions devient 
          le plat du henné des fiancés. On y met du henné 
          provenant de
          chacun des deux fiancés et un lambeau de tissu du trousseau pour 
          empêcher le jeune couple d'avoir des enfants. Une certaine forme 
          de godet généralement utilisé comme bougeoir, peut 
          servir à recueillir l'eau de lune. Il porte alors le nom d'écume 
          de lune. 
          Cette pratique très ancienne est décrite dans Les Métamorphoses 
          d'Apulée. L'écume obtenue après bouillonnement 
          de l'eau lors de la descente de la lune, sert ensuite en magie amoureuse.
          
          Laissons les sorcières et leurs pratiques, laissons aussi la 
          minipoterie plus innocente pour en finir avec ce chapitre un peu particulier; 
          car en effet, de plus en plus les poteries votives modelées laissent 
          la place aux bougies allumées en masse dans les troncs, grottes 
          et autres lieux sacrés.
          
                  Silos 
          (akoufi)
          Il reste à évoquer une forme de production modelée 
          qui, à vrai dire, n'a pas véritablement droit à 
          l'appellation de poterie car sa taille importante n'en permet pas la 
          cuisson (fig. 19). Ce sont les silos, les akoufi (pl. ikoufane). Ce 
          mot est issu de la racine KF répandue tout autour de la Méditerranée, 
          pour désigner la corbeille ou le panier; c'est le latin cophinus, 
          puis l'arabe kof; elle a donné en français couffe et couffin 
          et pourquoi ne pas le dire, goffa (3) en pataouète. Dans les 
          intérieurs kabyles, les akoufis servent à conserver les 
          provisions alimentaires végétales (céréales, 
          semoule, figues...), voire animales (viandes séchées ou 
          salées).
          
          Ces véritables meubles, de forme variable selon la tribu, de 
          section ronde ou quadrangulaire, de grande taille, sont construits dans 
          la maison pour y rester, et selon les mêmes techniques que celles 
          dispensées aux poteries domestiques; mais à la terre argileuse 
          sont ici incorporées paille et bouse assurant la solidité 
          ailleurs conférée par la cuisson.
          
          Toutes les femmes ne fabriquent pas les akoufis dont Roubet, déjà 
          cité, précise pour eux les appellations des différentes 
          parties, empruntées à celles du corps humain : bouche, 
          cou, dos, mains, poitrine, côtes, ventre, nombril. Roubet ajoute 
          qu'en haute montagne, après la confection de cette pièce, 
          on lui adresse cette phrase : " puisses-tu être le témoin 
          de notre bonne santé et de notre paix! ". Les akoufis 
          parallélépipèdes de la zone sud-ouest du cur 
          de la Grande Kabylie (Maatkas, Tirmitine) sont décorés; 
          bien que linéaires comme ceux des poteries, les motifs sont relativement 
          spécifiques et surtout faits de colombins appliqués sur 
          la paroi, donc en relief.
          
          Chacun d'eux porte une appellation : le serpent, la feuille de frêne, 
          les fibules, les fillettes d'honneur, les feuilles de palmier, l'amulette, 
          le crabe, les bijoux, la tête de serpent... (Servier).
        À suivre
          Jean Couranjou
        Notes :
          1 - Dans les conceptions populaires du nord de l'Afrique, le corps est 
          habité par deux âmes : la végétative nefs, 
          venant de la mère et porteuse de passions siégeant dans 
          le foie, la subtile ou souffle rruh venant de l'invisible et porteuse 
          de la volonté siégeant dans le coeur. L'union des deux 
          âmes rruh-nefs association masculin-féminin est représentée 
          par le couple arbre-rocher (Servier).
          2 - Curieusement, Musso dont est tiré ceci, donne à cette 
          minipoterie le nom de conservation d'amour, traduction de El H'Erz u 
          Hemmel. Je préfère réserver à la poterie 
          suivante cette appellation qui correspond à sa fonction et attribuer 
          à celle-ci un nom qui me paraît mieux adapté. Mais 
          ce faisant, je suis peut-être dans l'erreur.
          3 - On retrouve là le thimet kabyle.