Adolphe Deshayes, le père de l'artiste, participe 
          au siège de Constantine le 10 octobre 1837 où il est blessé 
          grièvement; il survit à ses blessures et, muté 
          dans les services de l'administration, il reçoit en 1845 sa nomination 
          à Alger et s'y marie. Eugène Deshayes naît le 12 
          juillet 1862 à l'hôpital de Mustapha, c'est un enfant rêveur, 
          que la maladie retient souvent à la chambre; il demande alors 
          une ardoise, un crayon et dessine du matin au soir. Au Lycée 
          d'Alger, où son père l'a fait inscrire, c'est sans ardeur 
          qu'il étudie mais il se distingue en classe de dessin. De douloureux 
          événements se précipitent, Eugène Deshayes 
          a le chagrin immense de perdre ses parents, il est élevé 
          par son frère, jeune médecin à l'hôpital 
          de Douera.
          
          À 18 ans, il travaille seul sa passion, suit les expositions 
          au théâtre municipal de la Société des Beaux-Arts, 
          puis il peut se faire inscrire à l'École 
          nationale des Beaux-Arts d'Alger, alors dirigée par 
          Émile-Charles Labbé, peintre paysagiste de " l'École 
          de Barbizon ". Là, il se lie d'amitié avec un amateur 
          éclairé, Charles Jourdan, qui possède une magnifique 
          propriété aux environs d'Alger où il va planter 
          son chevalet; il y rencontre Jules Bastien Lepage, venu à Alger 
          pour tenter de rétablir une santé chancelante. 
          
          Désormais, Deshayes n'a qu'un seul but : obtenir à l'École 
          des Beaux-Arts, une bourse d'études pour la capitale; il l'obtient 
          en mai 1882, il a 20 ans. L'artiste débarque à Paris avec 
          peu de moyens, son frère l'aidant dans la mesure du possible. 
          Il partage une chambre des plus modestes avec le peintre algérien 
          Bertrand, rue de Seine. Aux Beaux-Arts, il est dans l'atelier du peintre 
          Gérôme. Le maître tient le jeune peintre en particulière 
          estime, il apprécie ses dons, sa volonté opiniâtre.
          
          Cependant, l'élève studieux ne dédaigne pas de 
          partager la vie bruyante de ses amis du quartier. Aux heures laborieuses, 
          il fréquente le Louvre où il fait des copies. Deshayes 
          se laisse séduire par les paysages d'hiver, il brosse un jour 
          un " Paysage de neige à Clamart ", qu'il vend à 
          DurandRuel, le célèbre marchand de tableaux parisiens, 
          pour la somme de vingt francs. Il peint le " Parc Monceau ", 
          " Versailles " ; il lui faut un contact direct avec la nature.
          
          À son retour de Paris, à Alger en 1890, la presse lui 
          est aussitôt favorable, il expose rue 
          d'Isly, galerie Dru, des toiles de la région parisienne 
          et des environs d'Alger. Chaque année, il expose à Paris, 
          au Salon des artistes français. Son atelier de Mustapha Supérieur 
          est l'ancien ouvroir de Mme Luce Ben Aben (Mme 
          Luce Ben Aben, collectionneur, afin de restaurer les arts traditionnels, 
          avait ouvert un atelier où ses élèves musulmanes 
          travaillaient d'après des modèles anciens de broderies 
          et tapisseries.Voir 
          ici.).
          
          En 1897, il retourne à Paris où il passe deux années, 
          puis il voyage en Bretagne, dans le Midi, et en Savoie.
          
          Deshayes change d'atelier, il s'installe au 1 rue de la Liberté; 
          il expose au Petit-Athénée 
          (rue Dumont d'Urville), au Vieux- Chêne, présente des marines, 
          des paysages du littoral, des fleurs, des vues de la Casbah.
          
          En 1909, il loue un atelier boulevard 
          Laferrière et ne le quittera plus. À cette 
          époque, de nombreux peintres métropolitains s'installent 
          chaque année en Algérie, pour se familiariser avec la 
          beauté des sites, les coutumes et les moeurs des indigènes. 
          Léon Tanzi est de ceux-là et Deshayes subit naturellement 
          son influence. Sa technique évolue, la couleur est étalée 
          au pinceau, sans empâtement excessif. La touche est courte, multiple, 
          extrêmement adroite. Il se délasse en faisant du pastel; 
          mais ne s'y attarde pas. Quant au dessin, il est méticuleux, 
          irréprochable.
          
          La physionomie ouverte et souriante, le regard intelligent et droit, 
          la barbe fine et soigneusement taillée, Eugène Deshayes 
          est un charmeur. Tous ceux qui le connaissent, l'apprécient pour 
          la bonté de son coeur, la délicatesse de ses sentiments 
          et aussi pour son grand, son incontestable talent.
          
          La contemplation de la mer est à ce point forte qu'il lui arrive 
          de travailler dans un bateau où il étudie toute la faune 
          et la flore méditerranéenne. Il peint la mer à 
          toutes les heures du jour. Les Baléares, où il fait de 
          longs séjours ; la côte algérienne, de Bougie à 
          Didjelli notamment, lui procurent le meilleur de ce sujet. Il s'attarde 
          devant la vie prodigieuse des ports et des quais. Un sujet favori : 
          les navires, les bateaux à aube venus vers la fin du siècle 
          dernier, faire leurs ultimes voyages sur les côtes algériennes. 
          Rien de plus naturel pour ce peintre friand d'harmonies éclatantes 
          et rares, que d'être attiré par les magnificences du Sud 
          algérien. Jusqu'en 1928, date de sa dernière randonnée, 
          il parcourt les vastitudes sahariennes, accompagnant les caravanes, 
          couchant sous la tente, subsistant quand il le faut, de galette et d'eau 
          tiède, s'intégrant peu à peu à la vie indigène, 
          étudiant les moeurs et les coutumes, découvrant ce que 
          les voyageurs pressés ne surent jamais découvrir.
          
          Le 7 février 1902, Deshayes reçoit mission du gouverneur 
          général Révoil, de se rendre avec ses pinceaux 
          et sa palette dans le Sud Oranais. Cette région est dangereuse. 
          À Saïda, l'artiste se joint à un détachement 
          de la Légion étrangère. Il réunit ainsi 
          une documentation énorme. Il note les incidents de route sur 
          ses carnets de croquis. Il plante son chevalet un peu partout dans le 
          Sud algérien : Ouargla, Touggourt, Biskra, El-Kantara, 
          Batna, Timgad, Ghardaïa... Avec un lyrisme sagement conduit, il 
          signe ces fameux " Jardins d'Alger ", qui ont leur place marquée 
          dans les plus riches collections du monde. L'artiste joue sur ce thème, 
          qu'il se plaît à développer sous les aspects décoratifs 
          les plus imprévus et les plus séduisants. Le Maroc, qu'il 
          parcourt, lui propose aussi de beaux sujets, d'un caractère tout 
          particulier. Deshayes s'intéresse surtout à Marrakech 
          où tant d'images sont faites pour séduire, aux mosquées 
          de Fez. Il travaille davantage en Tunisie et dans le Sud tunisien, où 
          le résident général Pichon le charge, par deux 
          fois, de missions. Les ruines romaines, pour lesquelles il a une prédilection 
          et qui sont nombreuses dans ce pays, tiennent une place importante dans 
          ses cartons.
          
          Deshayes expose régulièrement son oeuvre, à Alger, 
          Bône, Oran, Constantine, Tunis, Paris, Arras,Marseille, à 
          l'étranger : en Angleterre, Allemagne, Espagne et Amérique. 
          Ses vernissages sont des événements, un défilé 
          de visiteurs ininterrompu.
        
        Comme beaucoup de ses collègues, Eugène 
          Deshayes reçoit d'assez nombreuses commandes officielles. En 
          1900, il brosse une décoration sur toile pour la grande salle 
          à manger du Palais d'Été. La même année, 
          il peint l'un des quatorze panneaux décoratifs du Pavillon de 
          l'Algérie à l'Exposition internationale. Les sujets sont 
          tirés au sort, Deshayes s'attribue le plus ingrat : " Les 
          phosphates ". Sallès, Noailly, Chataud, Sintès, Muller, 
          Antoni, Reynaud et son vieil ami Bertrand se partagent les autres.
          
          Il obtient de nombreuses récompenses, mais ne les prend guère 
          au sérieux. Une médaille d'or lui est attribuée 
          pour sa participation à l'Exposition internationale de Paris 
          en 1937, où il envoie une " Vue de Ténès ". 
          En 1923, le contre-amiral Thomine l'accrédite en qualité 
          de peintre du département de la Marine. En 1935, l'artiste reçoit 
          la croix de chevalier de la Légion d'honneur. C'est en 1932, 
          lors d'un séjour estival à Cherchell, qu'Eugène 
          Deshayes ressent les premières atteintes du mal implacable et 
          sournois qui, quelques années après, devait avoir raison 
          de sa verte et féconde vieillesse. Sa femme lui fut d'un admirable 
          soutien. Il passe ses dernières vacances dans sa petite villa 
          de La Bouzaréah " Ric et Rac ". La déclaration 
          de guerre, le 2 septembre 1939, lui porte un rude coup. Patriote ardent, 
          français de toute son âme, il suit la marche des événements 
          avec une attention soutenue. Avec la même vaillance au travail, 
          il pense à sa prochaine exposition en décembre.
          
          Le 24 novembre, il s'éteint. Le peintre de la mer, le chantre 
          inspiré des pierres millénaires, va, suivant son désir, 
          reposer dans le petit cimetière romantique de Tipaza.
          
          Le 1er décembre 1939, en séance du conseil municipal, 
          M. Rozis, maire d'Alger, toujours dévoué aux artistes 
          et profondément attaché à l'oeuvre qu'ils ont laissée, 
          rend un vibrant hommage à la mémoire d'Eugène Deshayes. 
          Enfin, le 25 avril 1941, M. Rozis, désireux de perpétuer 
          le souvenir du Maître, proposait à son conseil municipal, 
          de débaptiser la rue de l'Industrie et de lui donner le nom de 
          rue Eugène-Deshayes. L'adhésion fut unanime.
        Élisabeth Cazenave
        
          Bibliographie :
          - ARNAUDIÈS Fernand, Eugène Deshayes - peintre algérien, 
          Alger, 1941.
          - GRIFFANES Tristan, Eugène Deshayes, La Vie Algérienne, 
          décembre 1924.
          Expositions :
          - Alger, 1904, rue d'Isly.
          - Alger, janvier 1909, avenue Pasteur.
          - Alger, décembre 1912, Hôtel-de-Ville.
          - Alger, février 1916, galerie Choses d'Art. - Alger, décembre 
          1918, rue Dumont-d'Urville.
          - Alger, novembre 1921, Le Vieux-Chêne.
          - Alger, novembre 1925, Bijou-Concert.
          - Alger, décembre 1926, Salle d'Isly.