|  ROGER MACHADO ...La rencontre d'un brillant concertiste oranais et de la danse...
 Grand, svelte, élégant sans 
        chercher à l'être, Roger Machado avait une indéniable 
        presence due à une distinction naturelle. Pourtant, il impressionnait 
        la timide adolescente que j'étais en cette fin d'année 1945 
        où je dus exécuter - c'est le mot - les quelques inorceaux 
        de piano appris les cinq années précédentes.
 Il était pourtant.- et le resta - d' une infinie patience, et l'amour 
        de l a musique, était tel chez lui, que l'une le cédant 
        à l'autre; il pouvait consacrer des heures à ces " 
        masters classes " dont je bénéficiais. Jamais il n'écrasa 
        de son immense talent l'enfant admirative, mais consciente de ses limites 
        que j'étais. Au contraire, il s'ingéniait à ménager 
        pour moi des partitions inaccessibles afin que je puisse les jouer et 
        surprendre ainsi agréablement parents et cousinage. Cette complicité 
        musicale fut l'un des fondements et l'une des joies de ma vie. Si la musique 
        était l'élément naturel de mon oncle Roger, la famille 
        en était la dynamique, le moteur.
 *** Parcourant le monde entier pour jouer en 
        concertiste ou en accompagnateur chef d'orchestre, il prenait le temps, 
        sur son repos ou son sommeil de nous écrire de son écriture 
        harmonieuse et claire, des cartes postales qui nous faisaient rêver 
        : Salt Lake City, New York, Sydney..., le monde était à 
        ses pieds et il nous l'apportait. En miroir l'une et l'autre étaient 
        son écriture et sa musique.
 Son écriture était musique. Sa musique était lisibilité. 
        Pas de rature, dans l'une comme dans l'autre: une grande maîtrise 
        de soi, un rythme irréprochable, une esthétique évidente, 
        bref une intelligence nourrie par un esprit clair et une vivante intériorité 
        les habitaient toutes deux.
 
 Mais, dès à présent les principales clés sont 
        données : dignité - hispanité - et ce mot dont la 
        prononciation est toute la musique et toute la joie humaine, le mot Gloire. 
        Plus exactement, la Gloria, terme très usité dans 
        le langage courant espagnol. La gloria, c'est le bonheur, la joie, la 
        fierté mais surtout la dignité, la réussite mais 
        celle qui rejaillit sur tous.
 
 Roger Machado était notre gloria à nous, sa famille, à 
        tous ceux qui venaient l'applaudir à Alger ou Oran.
 
 Car il était né dans cette ville, à l'aube du xxe 
        siècle, de parents espagnols aux racines andalouses. Roger, dernier-né 
        d'une nombreuse fratrie (six enfants vivants), fut élève 
        dans une atmosphère propice à son devenir. Pauvres, dirions-nous 
        aujourd'hui, mes grands-parents avaient néanmoins cette aristocratie 
        naturelle caractéristique des Andalous artistes et lettrés.
 
 Ma grand-mère, brodeuse d'art plusieurs fois primée et pianiste, 
        mon grand-père enseignant et taquinant les muses... Roger fut bercé 
        par ces valses lentes aux noms évocateurs... " Fascination 
        ", " Prière d'une vierge ", " Sobre 
        las Olas ", tandis que ses frères embouchaient le piston 
        ou maniaient l'archet de contrebasse (son frère aîné 
        Fernand devenant d'ailleurs contrebassiste à l'orchestre de l'Opéra 
        d'Oran et ce jusqu'en 1962).
 *** Roger entendit le piano dès sa naissance 
        (et même avant), mais il ne reçut de leçons qu'à 
        partir de 6 ans: ses progrès furent tels qu'à 8 ans il se 
        produisait déjà en public.
 À 16 ans, il créait son premier orchestre : un pianiste 
        avec un premier violon, un violon solo, un violoncelle, une contrebasse 
        (Fernand Machado
 évidemment).
 
 Ces concerts étaient donnés à Oran, au Grand Café 
        Continental, boulevard Clemenceau je crois, dont le propriétaire 
        était M. Colias.
 
 Les programmes étaient imprimés par cet autre frère, 
        Joseph, qui exerçait le beau métier d'imprimeur, de concert 
        avec le polyvalent Fernand, et Henri, mon futur père, également 
        musicien.
 
 Des surdoués des mots et des notes en quelque sorte !
 
 Le jeune Roger enchante les Oranais dans ces cafés-concerts à 
        la mode en ces années d'après-guerre. Réformé 
        pour une malformation cardiaque, il ne peut, à son grand regret, 
        effectuer son service militaire. Il va alors gagner Paris pour recevoir 
        de grands maîtres, l'enseignement qu'il mérite.
 
 C'est à l'École normale de musique que Mmes Cortot et Lazare-Levy, 
        vers les années trente, le font bénéficier de leurs 
        précieuses lumières, tandis que Nadia Boulanger et Georges 
        Dandelot lui dévoilent les règles de l'harmonie et du contrepoint:
 
 Extrait du bulletin de notes de l'ENM en 1934:
 - Piano : nature exceptionnellement musicale et sensible, note 20.
 - Harmonie : remarquable musicien, dons exceptionnels. Doit développer 
        sa liberté d'écriture.
 
 Il termine ses brillantes études avec le titre de " licencié 
        de concert de l'ENM de Paris ".
 
 Dès lors sa carrière commence et il prend son envol en concertiste 
        soliste dans tous les pays d'Europe et du monde: Canada, Mexique, Égypte... 
        soulevant partout l'enthousiasme du public et de la presse. " Sondant 
        la signification plus profonde de l'oeuvre, il en abandonne partiellement 
        l'enchantement sensoriel et la ramène à de justes proportions, 
        nous considérons cela comme son plus grand mérite " 
        (Het Maamsche Land). Ou encore: " Qu'il s'agisse d'ouvrages des 
        titans classiques romantiques ou des gloires de l'école espagnole 
        dans l'expression desquels il laisse percer la voix du sang, ses interventions 
        ont cette dignité que seul sait leur assurer l'artiste véritable 
        " (Roger Imbert).
 
 
 Il intègre à la musique, son autre 
        passion: la danse
 Un événement important survient, 
        qui va orienter différemment sa carrière artistique : sa 
        rencontre avec la célébrissime troupe de la danseuse espagnole 
        La Argentinita.
 La troupe comprend Pilar Lopez, la jeune soeur d'Argentinita, Carlos Montoya, 
        guitariste au brillant avenir, et Antonio Triana, premier danseur.
 En 1938-1939, ils parcourent ensemble le Brésil et l'Argentine. 
        Le succès est tel qu'ils sont engagés pour deux saisons, 
        1939-1940 et 1940-1941, aux USA.
 
 La déclaration de guerre surprend Roger . Machado sur le continent 
        américain où commence José Greco et Pilar Lopez pour 
        lui le rythme harassant qu'il connaîtra . durant trente-cinq ans, 
        celui des " saisons ", c'est-à-dire quatre-vingt dix 
        concerts environ par saison, une ville nouvelle tous les jours ou presque, 
        les trajets en avion ou en bus dans un territoire immense.
 
 Il entretient avec ses frères et leurs familles des correspondances 
        exceptionnelles : cartes postales, mais aussi lettres " perlées 
        ", itinéraires manuscrits des tournées. Roger est un 
        homme de communication, il aime sa famille; loin dans l'espace et dans 
        le temps, il reste " proche ".
 
 À la fin de la guerre, en 1945, il vient à Oran voir sa 
        vieille maman aveugle et " toute cassée ", ses frères 
        et soeurs, leurs familles, qu'il comble par ses cadeaux rapportés 
        d'Amérique.
 
 Après guerre, la célèbre troupe de danseurs de la 
        Argentinita reprend ses activités. Roger Machado en est le directeur 
        musical, à la fois pianiste et accompagnateur. La Argentinita a 
        comme partenaire un jeune danseur talentueux : José Greco. À 
        la mort de la danseuse, c'est sa jeune soeur, Pilar Lopez, qui, avec José 
        Greco, en deviendront les danseurs étoiles.
 
 Greco fonde alors sa propre compagnie tournant d'abord en Grande-Bretagne, 
        puis aux USA où il crée une école de danse espagnole, 
        la José Greco School of spanish arts, suivie d'une fondation 
        The José Greco Foundation for hispanic dance.
 
 La carrière de Roger Machado ne peut être dissociée 
        de celle de Greco, toutes deux intimement liées et qui font la 
        gloire de cette troupe célèbre où danse également 
        l'épouse de José : Nana Lorca.
 *** Les voyages continuent à travers tous 
        les continents. Une des dernières tournées, de novembre 
        1974 à avril 1975, est effectuée en Australie, en Extrême- 
        Orient, aux USA, et au Canada. Roger Machado, quant il le peut, donne 
        quelques concerts. Mais il aime à retrouver, avec son épouse, 
        le hâvre reposant d'une retraite au bord de la Marne. C'est là 
        que le couple accueillera généreusement, lors de leur exode, 
        la famille " dépatriée " d'Algérie.
 Au cours de sa longue et brillante carrière artistique, Roger Machado 
        a-t-il développé sa liberté d'écriture, ainsi 
        que le lui avait recommandé NadiaBoulanger? Ce que je sais de lui, 
        c'est qu'aimant la danse, cette expression du corps où s'expriment 
        la vie, l'amour, la mort et surtout l'âme, il a beaucoup écrit 
        de musiques à danser: des paso-doble, des jotas, des tangos avec 
        leurs orchestrations complètes. Ces musiques sont dansées 
        quotidiennement aujourd'hui: elles vivent.
 
 Sa dernière oeuvre, " l'album de Caroline ", six pièces 
        pour flûte et piano - opus 145 - composée en 1983, écrite 
        à ma demande et dédiée à sa filleule et à 
        la mienne - Roger Machado n'eut pas d'enfant - est un véritable 
        petit bijou musical.
 
 Roger Machado a disparu en 1996, à 90 ans. Comme les étoiles, 
        il ne s'est pas éteint. Il continue de briller dans les mémoires 
        et de résonner dans les coeurs de tous ceux qui l'ont connu, entendu 
        et aimé.
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