|  Sauveur Galliéro 
        (1914-1963)Portrait à plusieurs mains d'un peintre algérois emblématique
 par Marion Vidal-Bué
 Les lecteurs de l'algérianiste connaissent 
        bien Galliéro, " l'enfant terrible de la peinture algérienne 
        " dont l'oeuvre s'est pleinement développée à 
        Alger dans les années d'après la Deuxième Guerre 
        mondiale, pour se terminer prématurément à Paris 
        peu après l'indépendance (voir l'algérianiste n° 
        92 de décembre 2000). Certains parmi les anciens l'ont même 
        côtoyé, et se souviennent de sa souple silhouette, de la 
        sympathie immédiate qu'il provoquait, si ce n'est de ses tableaux, 
        parfois déconcertants par leur style expressionniste.
 Mieux qu'aucun autre, il a incarné la vitalité, l'esprit 
        créatif et la chaleur humaine communicative des Européens 
        d'Algérie, autrement dit des Pieds-Noirs, en même temps que 
        l'image de l'artiste moderne, généreux et non-conformiste.
 
 La plupart de ses amis écrivains ou peintres ont livré des 
        témoignages vécus qui composent le portrait d'un homme inoubliable, 
        complétant idéalement le créateur intensément 
        doué. " Beau comme un pâtre grec " se souvenait 
        Louis Nallard, ce peintre né à Alger qui sut conquérir 
        une belle notoriété parisienne. Il s'amusait, racontait 
        celui-ci, à faire croire aux yaouleds de la rue de la Lyre qu'il 
        était l'acteur des films de Tarzan, obtenant à tous les 
        coups un franc succès auprès d'eux... C'est qu'il adorait 
        aller au cinéma à Bab-el-Oued, en particulier pour voir 
        des westerns qui avaient sa prédilection.
 
 On le comparait aussi souvent à un gitan, fier et libre comme eux, 
        habillé de trois fois rien et marchant volontiers pieds nus, mais 
        affichant une élégance naturelle accrue par sa désinvolture 
        et sa nonchalance. Le peintre espagnol Orlando Pelayo, réfugié 
        politique en Algérie, le restituait ainsi: " Le geste très 
        lent (au ralenti), sourire et démarche de " gitano " 
        sédentaire qui aurait oublié le négoce ancestral 
        pour ne pratiquer que les pures affaires de l'amitié ".
 
 Dans sa mentalité comme dans sa tenue, un hippie avant l'heure, 
        disait de son côté l'architecte et peintre Jean de Maisonseul.
 
        
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                 Sauveur Galliéro
 " Beau comme un pâtre grec "...
 |  Sauveur, comme tout le monde l'appelait, 
        l'enfant de Bab-el-Oued élevé par une mère pauvre 
        et courageuse, s'intéressait avant tout aux gens, avec lesquels 
        il engageait facilement le dialogue dans les rues d'Alger ou d'Oran, ami 
        avec tous,quel que soit leur milieu social ou leur religion, reconnu par 
        tous, tant pour ses qualités humaines qu'artistiques. Demeurant 
        dans ses années de maturité dans un petit appartement d'une 
        vieille maison arabe à la lisière de la Casbah, il trouvait 
        ses modèles parmi ses plus humbles voisins, mais pouvait se montrer 
        en toutes circonstances " aussi à l'aise avec le consul américain 
        qu'avec le pêcheur à la ligne ". Son ami l'artiste algérois 
        Louis Bénisti louait à ce propos son esprit savoureux et 
        sa belle conversation qui, toujours, séduisaient et retenaient 
        l'attention.
 Dénué de mesquinerie, disponible pour tous, il n'hésitait 
        jamais à aider les autres, savait conseiller et guider les jeunes, 
        sans les critiquer mais avec rigueur et professionnalisme, prêt 
        à proposer une exposition pour les faire connaître. Freddy 
        Tiffou, André Cardona, Mohammed Bouzid, Marcel Bouqueton, Louis 
        Nallard, Choukri Mesli, entre beaucoup d'autres, bénéficièrent 
        ainsi de son attention bienveillante et reçurent ses encouragements 
        dans leurs débuts. Les confrères de sa génération, 
        tels JAR Durand arrivé comme professeur de peinture à Alger, 
        Henri Chouvet, Louis Bernasconi ou René Sintès, qui partageaient 
        son goût de l'expression moderne et sans concessions, furent de 
        proches interlocuteurs et amis. Plusieurs témoignages le dépeignent 
        comme l'archétype de cette " génération du môle 
        ", cette bande de jeunes artistes qui, à Alger, savaient associer 
        les plaisirs de l'intellect à ceux que procurait l'environnement 
        éblouissant de la ville baignée par la Méditerranée. 
        Gabriel Audisio en a merveilleusement disserté dans L'Opéra 
        fabuleux. Il y avait là aussi Jean Brune, Jean de Maisonseul, Emmanuel 
        Roblès, plus tard Jean Sénac, tous poètes, intelligents, 
        curieux, avides de tout. On les voyait partir vers le port d'un pas décidé, 
        se prélasser sur la jetée, se jeter régulièrement 
        dans l'eau fraîche et discuter interminablement par petits groupes 
        des choses de la vie aussi bien que d'art et de littérature.
 
         
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 " Les Deux-Moulins "
 (coll. part.).
 |  Voici Galliéro en action dans ces 
        jours d'euphorie: " Dès que le printemps réchauffe 
        la baie, il " se tape le bain " pendant des heures et puis, 
        quand le soleil l'écrase, il fait entrer dans les pages d'un petit 
        carnet, à l'aide d'un bout de crayon et d'une petite boîte 
        d'aquarelle, les instants parfaits qui l'éblouissent ".
 Jacques Burel, autre ami peintre qui fut un professeur de dessin très 
        aimé de ses élèves dans les dernières années 
        du lycée Gautier d'Alger, a parfaitement cerné le processus 
        d'imprégnation qui menait le peintre à la création 
        : " Il a dormi sur le môle en plein soleil. Il est le môle. 
        Dans un petit carnet qui ne le quitte pas il y a quelques croquis des 
        blocs et des enfants qui vont plonger. À côté, une 
        phrase: ce n'est pas moi qui fais la peinture, c'est la peinture qui me 
        fait. Sauveur sur le môle de l'Amirauté. Assis en tailleur 
        il semble rêver. Il est l'image de la paresse. Il travaille. Il 
        se laisse pénétrer par le soleil et par ce qu'il voit: toutes 
        ces barques, la mer, les arcades, les phares. Cette nuit ou n'importe 
        quelle autre, cela deviendra peinture dans la grotte du 10 rue ÉmileMaupas 
        ".
 
 Car c'était la peinture, ce besoin vital et permanent de projeter 
        sa vision, qui permettait à Galliéro de s'exprimer le plus 
        complètement. Il l'associait à tous les moments de sa vie, 
        bons ou difficiles et c'est pourquoi il put faire passer dans son art 
        toute une charge d'émotions qui vibrent encore pour nous aujourd'hui 
        : tantôt du bonheur de vivre entouré d'amis sous le soleil, 
        tantôt de l'émotion devant la misère ou la guerre.
 
 Bien entendu, la vie ne fut pas toujours rose et Sauveur connut ses périodes 
        de tristesse et de profonde angoisse, des moments de doute et de grande 
        pauvreté, durant lesquelles il n'en continuait pas moins de sourire 
        et de séduire, ainsi que le rappelait le professeur Jean Lusinchi 
        dans un hommage posthume en 1964.
 
 C'est au cours d'une de ces périodes noires d'avant la Guerre Mondiale, 
        qu'il partit à Oran pour trouver refuge auprès d'Albert 
        Camus et que se place une anecdote fameuse. Louis Bénisti racontait: 
        " A Oran, attablés dans un café avec Camus, on voit 
        Sauveur qui déboule, habillé comme un prince. Surprise. 
        Il nous annonce que sa mère était morte la veille, à 
        l'hospice de Marengo et qu'on venait de l'enterrer. Le lendemain il allait 
        voir un film de Fernandel avec sa petite amie. Camus s'inspira de l'histoire 
        pour L'Étranger. Mais Sauveur adorait sa mère, dont le châle 
        était cloué sur l'un des murs de sa chambre " (  
        Le cinéaste italien Luchino Visconti tourna en Algérie en 
        1966-1967, son film " L'Étranger ", d'après le 
        roman de Camus. Marcello Mastroïanni, avec l'aide de Jean Sénac 
        qui fit office de " conseiller littéraire ", devait essayer 
        de recomposer l'attitude " naturelle " du personnage, en partie 
        inspirée par celle de Galliéro.).
 
 L'éditeur et libraire Edmond Charlot rapportait que Galliéro, 
        ambidextre, était capable de peindre de ses deux mains à 
        la fois, avec deux pinceaux et des couleurs différentes. " 
        Une vraie cigale ", " se fichant pas mal de vendre ", disait 
        encore Charlot. Toujours impécunieux, devenu père de quatre 
        enfants après avoir épousé Nicole, il ne pouvait 
        guère s'offrir des toiles et des couleurs fines pour peindre ses 
        tableaux, et utilisait pour donner vie à ses impressions les supports 
        les plus divers, du bout de papier ou de carton au contreplaqué, 
        avec des pigments de fortune qui impliquaient une gamme chromatique forcément 
        restreinte. Ce qui ne l'empêchait pas de créer un monde pictural 
        assez fort qui passionna un artiste de la dimension de Jean Dubuffet, 
        ravi de discuter avec lui des techniques de leur art sans entraves, lors 
        d'une première visite à Alger en 1947. Ce fut en effet Galliéro 
        qui pilota Dubuffet dans la Casbah qu'il connaissait si bien et où 
        il avait ses entrées partout.
 
         
          |  " Suffren " (coll. 
              part.). |  
 L'écrivain Jean Sénac donnait quelques clés pour 
        entrer dans son oeuvre en 1948: " Algérien authentique, d'une 
        extraordinaire pureté, passionné, écorché, 
        heureux, Sauveur Galliéro va dans le soleil, le sel des plages, 
        la boue des rues, l'odeur des beignets et des lentisques. Un crayon ou 
        du goudron pris au hasard des routes, un bout de papier, un morceau de 
        bois lui suffisent pour noter, croquer, coincer la vie, entre deux bains 
        l'été, entre deux grippes l'hiver. Rentré dans sa 
        petite chambre de la Casbah d'Alger, avec pour chevalet un coin de balcon 
        au-dessus du patio, il peint, avide de consommer, d'épuiser ce 
        jour de " noces avec le monde ". La main court, saute, hésite, 
        délaye, écrase, griffe, au fil de la fantaisie, de l'exigence. 
        Galliéro barbouille ses toiles, les encombre puis, patiemment, 
        essaie d'en extraire le " jus ", l'indispensable. [...] Ses 
        tableaux chantent, crient ou, silencieux, invitent à quelque émouvante 
        aventure. Il fait signe au coeur autant qu'à et tous deux répondent, 
        étonnés de tant de franchise, de violence, de pudeur... 
        " (SÉNAC (Jean), Journal 
        des instituteurs de l'Afrique du Nord, éd. Fernand Nathan, Paris, 
        1948, deuxième année, n° 6, décembre. Article 
        reproduit dans Jean Sénac, Visages d'Algérie, Regards sur 
        l'art, documents réunis par Hamid Nacer-Khodja, éd. Paris-Méditerranée, 
        2002, p. 84.). Albert Camus qui l'avait poussé pour 
        sa première exposition à Paris en 1945, avait déjà 
        loué cette sincérité, ce tempérament: " 
        Il a peint avec la force de sa nature, chargeant de matière des 
        toiles qui vous communiquaient une odeur épaisse d'humanité
 élémentaire " (Albert 
        Camus, carton d'invitation à l'exposition de Galliéro à 
        Paris en 1945, reproduit dans le même
 ouvrage, p. 87.).
 
 Et Lucien Mainssieux, lui-même peintre et fin critique d'art, avait 
        lui aussi analysé et apprécié cet aspect de la peinture 
        de son confrère aux alentours de 1945: " Pauvreté extrême 
        des moyens, richesse excessive des sentiments, ingéniosité 
        stupéfiante des cuisines et des techniques, où il entre 
        du pastel, de l'aquarelle, de la gouache, du fusain, des craies de couleur, 
        voire du crayon bleu de menuisier, tout cela tripoté et malaxé 
        à même un papier bourru, imprégné, translucide 
        de vernis accumulés; il est un artiste qui a sinon choisi, du moins 
        héroïquement accepté de se présenter sous les 
        espèces les plus défavorables, les aspects les plus calamiteux, 
        de l'impécuniosité et des matériaux d'infortune; 
        l'esprit créant et vivifiant la matière. Ses sujets : bas-fonds 
        de la misère [...1 personnages hâves, attitudes déjetées, 
        résignées [...] profils étranges. La couleur s'avère 
        à la fois terne et pleine de lui- sauces rares. On songe à 
        Rouault et à ses recherches précieuses sur vulgaires papiers 
        de boucherie ou d'épicerie [...] " (MAINSSIEUX 
        (Lucien), Écrits, manuscrits conservés au musée Mainssieux, 
        Voiron, p. 92.)
 
 Mais Galliéro savait aussi capter et transmettre des visions plus 
        riantes, notamment dans ses aquarelles beaucoup plus aériennes, 
        par exemple celles peintes à Oran à peu près à 
        la même époque de la guerre et que Mainssieux évoquait 
        encore: "Le frais bouquet des tendres paysages de Miliana, méritoirement 
        exécuté au cours de la vie militaire ".
 
 Bien des aquarelles peintes à Alger, sur le port ou sur les hauteurs 
        de Notre-Dame d'Afrique, et sur les plages des alentours attestent également 
        son amour irrépressible de la vie et de la nature, et c'est Emmanuel 
        Roblès qu'il faut alors citer: " Tout au long de sa vie, Sauveur 
        Galliéro comme Albert Camus dans ses années de jeunesse, 
        a célébré ses noces avec Alger, le soleil et la mer. 
        Dans sa majeure partie, son oeuvre est un chant passionné, un hymne 
        à la joie, et même certaines petites toiles, pour étroites 
        que soient leurs limites, bouillonnent et débordent d'allégresse 
        ". Les mots d'A. Gaubert-Savelli, pour finir, révèlent 
        l'intégrité de l'homme dans le contexte des années 
        sombres d'après 1954: " Quand j'ai fait la connaissance de 
        Galliéro l'insécurité régnait à Alger 
        comme dans toute l'Algérie mais Sauveur était Sauveur Galliéro, 
        le peintre qui, comme Albert Camus, transcendait cette tragédie, 
        la haine, les préjugés, les solutions toutes faites étant 
        absentes de son univers. Car Sauveur était un homme au grand coeur 
        qui comprenait tous ses compatriotes quels qu'ils fussent. Personne ne 
        l'incluait dans un quelconque camp et il n'appartenait à aucun. 
        Il aimait tout simplement cette Algérie qui le lui rendait
 bien et tout le monde le respectait " (GAUBERT 
        SAVELLI (A.), Un grand peintre africain, Sauveur Galliéro, in C'est 
        nous les Africains, n° 45, novembre-décembre 1978.).
 
 Les témoignages cités ici émanent de textes des 
        personnalités suivantes:
 Professeur Jean Lusinchi, Louis Nallard, Maria Manton, Orlando Pelayo, 
        Louis Bénisti, Jean de Maisonseul, Lucien Mainssieux.
 
 Nous renouvelons nos très vifs remerciements à MM. Christophe 
        Galliéro et Gérard Belais pour leur précieuse collaboration.
 
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