Azouaou Mammeri,
          l'un des premiers peintres berbères formés par la France
          Marion Vidal-Bué
        Azouaou Mammeri, apprécié 
          par Léonce Bénédite, conservateur du musée 
          du Luxembourg et personnalité à l'origine de bien des 
          initiatives en faveur du développement des arts en Algérie 
          comme " le premier artiste algérien qui a peint selon des 
          codes de représentation occidentaux ", était issu 
          d'une famille kabyle de notables francophiles et avait lui-même 
          assumé pour un temps la charge de caïd des Beni Yenni.
          
          La revue Algéria publiait en juin 1955 son entretien avec 
          le critique artistique Louis-Eugène Angeli, auquel il avait raconté 
          comment, encore élève, il avait pris sur lui d'écrire 
          à Prosper Ricard, lui aussi issu de l'école normale de 
          Bouzaréa et président de son comité, alors inspecteur 
          de l'enseignement artistique dans les écoles indigènes 
          [une entité mise en place par le gouverneur Charles Jonnart 
          dans le cadre de l'Université d'Alger afin de réhabiliter 
          l'artisanat algérien]. Celui- ci voit son premier tableau 
          et lui donne des recommandations. Revenu en Kabylie, Mammeri y rencontre 
          en 1910 le peintre Édouard Herzig, un passionné voué 
          à la sauvegarde des arts traditionnels, qui l'encourage et lui 
          enseigne quelques rudiments techniques. Nous venons de lire, sous la 
          plume de l'artiste lui-même comment, en poste d'instituteur à 
          Gouraya en 1913, il fait la connaissance de l'un des artistes français 
          les plus sincères dans ses représentations de la vie musulmane 
          et de la nature du pays : Léon Carré, alors en villégiature 
          dans la villa du gouverneur Jonnart. La carrière de Mammeri se 
          détermine ensuite pour la plus grande partie au Maroc où 
          il part comme instituteur, avant d'être nommé professeur 
          de dessin au collège musulman de Rabat. C'est là qu'il 
          parvient à la maturité de sa peinture, et conçoit 
          des scènes centrées sur la vie traditionnelle (" 
          L'École coranique ", " L'appel à 
          la prière ") et des paysages d'une grande intériorité, 
          oeuvres remarquées par le général Lyautey.
          
          Dès sa première participation à une exposition 
          collective au Pavillon de Marsan à Paris, ses deux toiles sont 
          acquises par Bénédite, comme on l'a vu. Lorsqu'il s'enhardit 
          à exposer seul à Paris, en 1921, l'un de ses tableaux 
          entre dans les collections du musée municipal d'Alger; les écrivains 
          Jean et Jérôme Tharaud rédigent un bel article dans 
          Art et Décoration, où ils estiment que ce jeune musulman 
          révèle " l'âme même du Maroc " 
          et fait preuve d'une " audacieuse simplicité à 
          nous rendre sensible cette vie si discrète, que nous autres étrangers, 
          sommes toujours tentés de colorier et de romantiser à 
          l'excès ". Plus tard, ils lui demanderont d'illustrer 
          un de leurs plus beaux ouvrages, Marrakech ou les Seigneurs de l'Atlas. 
          " Ce rêveur qui, le premier, le seul jusqu'à ce 
          jour,[ ...] a fait pénétrer en la puissante vie intérieure, 
          silencieuse et mystérieuse de l'âme musulmane ", 
          écrira en outre à son propos Pierre Angel, dans son livre 
          sur L'École Nord-Africaine dans la peinture contemporaine (1931).
          
          Exposées à Alger en 1924, l'année où Mammeri 
          a bénéficié d'une bourse d'études du gouvernement 
          général pour l'Espagne (à la Casa Velazquez à 
          Madrid), ses oeuvres font sensation, selon Louis-Eugène Angeli, 
          " car elles fournissaient un exemple rare, sinon unique, de 
          peintre musulman entièrement acquis à l'art vivant 
          ". On le rapproche alors de Marius de Buzon, l'un des meilleurs 
          peintres Abd-el-Tif fixé en Algérie. Ceux qui s'intéressent 
          à l'art algérien se félicitent de cette percée 
          d'un autochtone, le musée municipal d'Alger acquiert encore des 
          oeuvres et la presse consacre le talent de ce " nouveau peintre 
          oriental entre tant d'orientalistes ", dont " les deux 
          plus belles qualités " sont, selon le critique de Notre 
          Rive, une " notion d'atmosphère incroyablement pure, 
          une vision puissante des masses et des plans " (1927).
          
          Dans sa préface de l'invitation-catalogue à l'exposition 
          " Azouaou Mammeri " à Paris en mai 1922 (l'artiste 
          était alors professeur à Rabat), Léonce Bénédite, 
          exposait d'emblée la question " du droit des musulmans 
          à reproduire les images des êtres vivants par la peinture 
          ", souvent évoquée pour expliquer l'arrivée 
          tardive de ceux-ci sur la scène artistique :
          
          Ce n'est certes pas une exposition banale que celle qui s'ouvre aujourd'hui... 
          Voici, en effet, la première fois qu'un artiste musulman nous 
          offre une exposition de peinture, et de peinture conçue tout 
          à fait avec notre vision et nos méthodes occidentales 
          [. ..] ". Par rapport aux écoles " où l'on cultivait 
          l'étude des réalités vivantes, la figure humaine 
          et le paysage ", expliquait-il, " tout autre nous semblait 
          l'art arabe; nous le croyions étroitement borné, par la 
          loi coranique, aux combinaisons exclusives du décor. Notre ami 
          Si Azouaou Mammeri vient nous détranper aujourdhui ". 
          Vrai musulman croyant et pratiquant, Algérien vivant au Maroc 
          " citadelle de la religion musulmane ", Mammeri avait, selon 
          Bénédite, consulté par scrupule avant de montrer 
          ses uvres " les plus grands tolbas à propos des libertés 
          qu'on aurait pu l'accuser de prendre " et ceux-ci avaient été 
          " d'accord avec lui sur la signification à donner au fameux 
          passage relatif à l'interdiction de la reproduction des images 
          ". " Ce qui est interdit, c'est de reproduire des images " 
          qui portent une ombre ", c'est-à-dire des figurations sculptées, 
          en un mot, ce qui pouvait devenir des idoles ".
          
          Bénédite louait le courage de Mammeri " à 
          sortir des sentiers battus et à montrer à ses jeunes coreligionnaires 
          le chemin qui est le chemin de l'avenir " et concluait: " 
          Souhaitons, pour le bien de 17slam, comme pour celui de la France, 
          que Mammeri fasse des disaples et aidons-le, de notre côté, 
          dans la tâche qu'il s'est donnée et dans la mission qu'il 
          peut remplir ".
          
          L'exposition de Mammeri à la galerie Charpentier à Paris 
          en mai 1931 est placée sous le patronage du maréchal Lyautey, 
          qui se réjouit " devant ces intérieurs et ces 
          scènes de la vie orientale, d'une expression si fidèle 
          et si juste " et affirme " c'est parce que vous avez 
          su rester fidèle à vos moeurs, à vos croyances, 
          à vos traditions, que votre art a du caractère, qu'il 
          donne une telle impression de sincérité et qu'il plaira 
          à tous ceux qui connaissent et aiment votre pays ". 
          En effet, l'artiste poursuivit une carrière enviable et jalonnée 
          d'expositions, du Maroc à sa Kabylie natale, puis à l'Arbâ 
          Beni-Moussa, dans la campagne algéroise, où il prit sa 
          retraite.
          
          Le Grand Prix Artistique de l'Algérie lui fut décerné 
          à titre posthume en 1955.