Alger, capitale de la bohème
          Jean Brune
        I1 peut paraître déconcertant, 
          au profane qui ne vient chercher en Afrique du Nord qu'un orientalisme 
          périmé, d'entendre déclarer Alger, capitale de 
          la bohème.La mode ne sait pas déceler les naissances. 
          Elle ne se passionne que pour les réputations confirmées. 
          Quand elle s'empare d'un lieu, la vie a cessé d'y battre: et 
          les touristes s'en vont chercher à Montmartre des peintres que 
          leur présence a chassés. La bohème renaît 
          sans cesse ailleurs. Mais les guides des agences de voyages ne le savent 
          pas encore.
          
          Les esthètes parisiens, enfermés dans ce que Camus a appelé 
          la " Bataille des clans ", semblent aboutir à une impasse. 
          L'Art français est menacé par une maladie byzantine: il 
          se morcelle en une multitude d'écoles stériles qui ne 
          sont que des modes éphémères. Le procédé 
          y tient lieu d'enthousiasme. Ceux qui s'échappent pour venir 
          butiner en Afrique quelques visions nouvelles ne peuvent rapporter que 
          des images superficielles. Paris ne connaît l'art nord-africain 
          que par ces retours de peintres métropolitains. Ils n'apportent 
          rien de nouveau parce qu'ils sont venus chasser des images avec leurs 
          yeux de Parisiens.
          
          Dans une chronique récente, publiée sur ce sujet, Franck 
          Brentano vient de donner une liste des peintres français dont 
          uvre garde un reflet d'un voyage africain. Il en déduit 
          que, décidément, rien de nouveau ne se dessine au Sud. 
          C'est précisément par ce moyen que l'on entre de plain-pied 
          dans l'erreur.
          
          Ce que les clans parisiens ne savent pas voir, c'est qu'il se crée 
          ici une province nouvelle. La part des traditions artistiques françaises 
          dans ce récent alliage est loin d'être capitale. Une foule 
          de jeunes peintres obscurs ont abordé à Alger, nouveau 
          maillon de la chaîne d'or des villes méditerranéennes 
          où se sont épanouies les plus subtiles civilisations. 
          Ainsi, autrefois, les escholiers de tous les pays d'Europe ont afflué 
          vers la Sorbonne. Comment ne naîtrait-il pas une plastique nouvelle 
          de la confrontation de leurs tendances. Sous un ciel vierge, devant 
          des paysages inédits, ils ont apporté les vieilles disciplines 
          catalanes, l'ivresse italienne et les soucis littéraires de l'école 
          de Paris. Il naîtra un jour de leur colloque ce qu'il faudra bien 
          appeler l'école d'Alger. Et l'éternelle tendance de l'Islam, 
          assoupi dans une bohème désabusée, ne manquera 
          pas de colorer uvre future de ses traditions justement réveillées.
          
          
          Toutes les conditions d'une Renaissance se trouvent réunies à 
          Alger en ce milieu de siècle. Paris, trop assuré de ses 
          triomphes, n'a pas encore voulu le reconnaître. Mais la toile 
          entrecroise lentement ses fils et définit ses couleurs.
          
          Comment Alger ne serait-il pas une capitale de la bohème? Tout 
          y incline à penser, la campagne bourdonne de souvenirs romains 
          surgis dans des paysages grecs, la Méditerranée raconte 
          ses souvenirs latins de vieux berceau de toutes les civilisations. L'équilibre 
          de la baie est une sereine leçon d'harmonie. Albert Marquet a 
          montré que le Port d'Alger, loin d'être cette furieuse 
          bataille de rouge, d'outremer et de noir qu'ont voulu y voir les orientalistes, 
          était, au contraire, comme Paris, un prisme où vibrent 
          les plus subtiles et les plus discrètes nuances de la lumière.
          
          Surtout, en quelques kilomètres carrés, se trouvent réunis 
          les austères volumes de l'architecture moderne, les complications 
          inutiles mais charmantes de l'Islam, et les sombres mystères 
          végétaux des jardins qui évoquent des Paradis persans. 
          Enfin, la nature est à Alger plus clémente qu'à 
          Paris. La vie y est moins âpre. Et le soleil cicatrise ou ennoblit 
          les pires misères sous un ciel qui distille de l'optimisme.
          
          Les artistes, comme les nomades du Sahara, n'ont pas besoin de la radio 
          pour se chuchoter les bonnes adresses. Ils sont venus des quatre coins 
          du monde latin. Ils sont restés à Alger. Tour à 
          tour réunis ou dispersés selon leurs caprices, ils ont 
          formé une " Constituante ". Elle élabore presque 
          à son insu une nouvelle plastique. Les anciens avaient ouvert 
          la route. Jean Launois le premier. Carco a dit un jour : " Dieu 
          sait si Jean Launois n'a jamais mis d'eau dans son vin, et pourtant 
          c'est en regardant couler la Seine que je pense à lui ! ".
          
          Jean Launois est mort dans une chambre d'hôtel d'Oran. Son cadavre 
          y est resté deux jours parce que les bonnes croyaient qu'il était 
          ivre.
          
          N'importe, il avait eu le temps de passer le sceptre à Charles 
          Brouty, avec les adresses des filles de la Casbah qui voulaient bien 
          poser. Puis sont venus les peintres catalans, ceux de Paris, ceux de 
          Provence et ceux de Naples, ils ont retrouvé ici les Algériens.
          
          Louise Bosserdet mène une bohème paradoxale dans l'antique 
          palais du ministre des Finances des Deys d'Alger. Terraciano ne peut 
          rêver que sur sa pastéra napolitaine. Bascoulès 
          regarde la place du Gouvernement de sa terrasse. Il appelle la mosquée 
          " la locomotive " parce que le dôme et le minaret en 
          évoquent irrésistiblement l'image.
          
          Tona s'est enfermé à Saint-Eugène. Tarrou hésite 
          entre les plages de la côte et les cafés d'Alger. Sanchez 
          Granados vit dans une cage sous sa soupente.
          
          Ce n'est pas tout. Nalard et Chouvet cherchent des formes nouvelles. 
          Le premier est inquiet, le second un optimiste qui gâche le plâtre 
          dans sa " salle de bains ". Etienne Chevalier rêve des 
          ravins du Sahel; Bernasconi élabore sous les mimosas de Ben Omar 
          des compositions et des farces dont Sanchez Granados est la victime. 
          G. Delbays, caché dans sa verrière, dessine les plus jolies 
          filles d'Alger.
          
          Et il y en a beaucoup d'autres. Me pardonneront-ils de les oublier ?
          
          De ce nombre sortiront les deux ou trois grands maîtres de demain. 
          En attendant cette éclosion, tout le monde se réunit pour 
          chanter des chansons grivoises dans une cave de la Pêcherie. Sur 
          les murs décorés par un anonyme avec d'intelligentes images 
          de pêcheurs algériens, il faudrait graver la phrase de 
          Jules de Goncourt qui écrivait à Paul Passy en 1849 : 
          " Décidément, mon cher, il n'y a que deux villes 
          au monde: Paris et Alger. Paris la ville de tout le monde... Alger la 
          ville de l'Artiste! ".