| -----A l'extrémité 
        de la rue Bruce, avec ce qui restait de la Djenina, l'ancien palais du 
        gouvernement, commençait un pays nouveau, celui des maroquiniers, 
        des cordonniers, des ciseleurs, des marchands de soieries et de bijouteries 
        indigènes. C'était aussi celui des marchands de tabac. Il 
        y en avait un fameux, juste en face de la cathédrale, à 
        l'angle du passage Duchassaing, le vieil Omar ben Smaya, qui, en échange 
        de trois vilains sous, déposait gracieusement dans votre main un 
        petit sac de chébli, - le chébli, fleur des tabacs algériens, 
        fin et doux au toucher comme une chevelure féminine et qui dégageait 
        une odeur de miel. La boutique, une étroite échoppe, ouverte 
        sur la rue était bariolée de couleurs tendres, comme celles 
        du grand bazar de Stamboul, et le patron lui-même, coiffé 
        du turban de fine mousseline blanche, à côté de son 
        fils qui servait le client, en séroual soutaché d'or et 
        en veste de soie vert pomme...-----A l'époque où je l'ai 
        connu, ce quartier était déjà tout transformé 
        à l'européenne, éventré en tous sens et mis 
        à l'alignement. La cathédrale affligeait déjà 
        par son orientalisme de pacotille. On n'y retrouvait presque aucune trace 
        de la mosquée des Ketchaoua, qu'elle a remplacée. Les seules 
        consolations pour les dévots de la couleur locale, c'étaient, 
        comme aujourd'hui encore, le palais du gouverneur et l'archevêché, 
        - le premier si mutilé et remanié qu'il en est devenu méconnaissable; 
        l'autre toujours charmant (c'était " le palais de la fille 
        du sultan "), mais non supérieur aux autres vieux logis d'Alger. 
        Et pourtant,si ! Il s'en distingue par les colorations amorties et les 
        nuances exquises de ses faïences, la grâce et la légèreté 
        de ses stucages. On dirait un palais de mousseline, un kiosque, où 
        les arcades des patios, les koubas, les murs et les pavements, tout est 
        tendu de gaze mauve et blanche...
 -----Mais, derrière la cathédrale, 
        entre la rue de la Lyre et la rue Randon, il y avait un îlot de 
        maisons restées à peu près intactes, refuge des petites 
        industries locales : des échoppes de brodeurs et de teinturiers. 
        C'était le quartier de la couleur, des écheveaux de soie 
        et des fils d'or, dévidés par des ouvriers en gandouras, 
        qui, s'aidant du pied et de la main, faisaient tourner leurs rouets, tandis 
        que, plus loin, des ruisseaux vineux ou turquins jaillissaient des étoffes 
        tordues par des hommes à demi nus qui ressemblaient à des 
        vendangeurs... Dans ces parages, il y avait, en particulier, une ruelle 
        sinistre, où je ne m'attardais point, mais que j'aimais à 
        traverser rapidement, comme un bain brûlant ou glacial qu'on ne 
        peut supporter que quelques instants : une quintessence de saleté 
        farouche et de pittoresque barbare. Cette venelle, raboteuse et grimpante, 
        s'appelle, je crois, par on ne sait quelle lugubre ironie, la rue Saint-Vincent-de-Paul. 
        Elle part du chevet de la cathédrale pour aboutir aux escaliers 
        qui débouchent sur la place Randon. Elle est noire comme un cul-de-four 
        et si étroite qu'on ne peut guère y passer à deux 
        de front. Les auvents et les surplombs se touchent, forment une 
        espèce de couloir voûté! Çà et là, 
        des porches obscurs, des impasses pleines de ténèbres hostiles 
        et méphitiques, ou bien par l'entre-bâillement d'une porte 
        ouverte, des patios sortides aux supports primitifs, aux murs barbouillés 
        de couleurs grossières, mais tout cela imprégné d'une 
        humanité vieille comme l'Afrique elle-même et qui, du haut 
        de ses millénaires, se rit de notre petit monde. Poursuivi par 
        d'étranges odeurs et des visions fuyantes de formes voilées, 
        je débusquais enfin, en pleine lumière et en pleine chaleur 
        méridiennes devant l'escalier de la place Randon, dans un carrefour 
        exigu, où s'exaspéraient et se surchauffaient d'atroces 
        puanteurs.
 -----Au pied de l'escalier, on se heurtait 
        toujours à un mendiant accroupi dans un burnous terreux, un aveugle 
        aux yeux blancs exorbités dans une face en pleine lune, trouée 
        de petite vérole, et qui, d'une voix impérieuse, réclamait 
        l'aumône au nom de Sidi Abd-el-Kader.
 -----«Sidi Abd-el-Kader! Sidi Abd-el-Kader!...» 
        cette mélopée arabe me perçait les oreilles, me chassait 
        comme un vil Roumi vers la petite place, où se dresse la synagogue 
        et qui est un des coins les plus grouillants de la vieille ville. C'est 
        un marché mi-européen mi-indigène, dont la principale 
        clientèle est formée de Musulmans et de Juifs. Une mêlée 
        de burnous crasseux, de vieux caftans et de culottes noires, et, au milieu 
        de cette foule hurlante et gesticulante, de grosses Juives en châles 
        à ramages, en robes de velours ou de soie violette, qui tanguent 
        dû ventre et de la croupe, en traînant des couffins de victuailles. 
        On vend de tout sur ce marché de la place Randon : des vieilles 
        ferrailles, des vieux habits, des légumes, des viandes bleuâtres 
        d'agneaux et de cabris, des galettes indigènes, feuilletées 
        au beurre, des tas de petits pains ronds encore tout chauds et saupoudrés 
        de grains d'anis ou de cumin qui ressemblent à des crottes de souris... 
        Et, dominant le tumulte des odeurs et des couleurs, la voix perçante, 
        inexorable de l'aveugle
 «Sidi Abd-el-Kader! Sidi Abd-el-Kader!»...
 
 
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