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        Les bonnes monographies 
          consacrées par M. Lacoste, directeur de l'Inscription Maritime, 
          à la Marine algérienne sous les Turcs, aux usages, coutumes 
          et superstitions des marins algériens, à l'Amirauté 
          d'Alger à travers l'histoire, m'avaient mis en goût de 
          visiter des endroits qui furent renommés chez les peuples de 
          la mer. Dès que, sur l'initiative des Turcs, une jetée 
          eut relié à la ville les îlots ou plutôt les 
          rochers dits de l'Amirauté, la course algérienne prit 
          un développement considérable. Les raïs berbéresques 
          étaient assurés d'une excellente base d'opérations, 
          où leurs équipages se rafraîchissaient à 
          loisir au retour de profitables mais pénibles croisières 
          ; ils pouvaient radouber là leurs embarcations ; la sécurité 
          y était complète du fait de la haine méprisante 
          que la population portait à la gent chrétienne ; ils ne 
          cessaient d'ailleurs de fortifier les abords de la darse, où 
          ils abritaient les galères, fustes et autres menus navires qui 
          écumaient les côtes d'Europe.
          
          Ce furent les esclaves qu'ils enlevaient çà et là, 
          au hasard des rencontres, qui construisirent bâtiments et jetées 
          du petit port d'Alger. Cette main-d'uvre n'était point 
          mauvaise. Au milieu des bandes de captifs que les corsaires entassaient 
          dans leurs bagnes, ils savaient distinguer les compétences et 
          les affectaient aux travaux de leur spécialité. Grâce 
          aux déprédations des pirates, notre ville s'enrichit de 
          monuments qui ne manquent point de style, mosquées et palais, 
          forts et môles.
          
          Depuis bien longtemps, l'attention des archéologues s'est attachée 
          à ces témoins des fastes algériens ; on les a étudiés 
          par le menu, popularisés par l'image, dessin, peinture ou photographie. 
          On a retrouvé, dans les archives de la Régence, les pièces 
          de comptabilité qui les concernent, on sait ce qu'elles ont coûté 
          et le salaire des chaouchs qui soutenaient, à coups de bâton, 
          l'ardeur des prisonniers au service des chantiers. On a relevé 
          et déchiffré les inscriptions arabes qui appelaient la 
          bénédiction divine sur les deys bâtisseurs. On a 
          recueilli les chroniques du temps et les traditions locales. On a gémi, 
          dans la littérature, sur la férocité des Turcs.
          
          Qu'il me soit permis d'observer ici que les Turcs, s'ils avaient le 
          moindre souci de présenter leur défense, pourraient nous 
          inviter à la lecture des rapports de mer du bon vieux temps, 
          rédigés par des capitaines excellents chrétiens 
          et qui décrivent des abordages suivis de tortures et de massacres 
          abominables de chrétiens par des chrétiens, exécutés 
          dans le but commercial de s'emparer de marchandises précieuses 
          ; M. Henri de Castries, dans ses précieuses Sources inédites 
          de l'histoire du Maroc, publia certains de ces documents qui sont de 
          nature à nous éclairer sur les murs nautiques des 
          époques révolues et qui exposent aussi les coquineries 
          dont les corsaires européens ne furent point chiches à 
          l'égard des sultans maghrébins. Ils rappelleraient aussi 
          qu'à bord des galères du Roi très chrétien, 
          aussi bien que dans les chiourmes de Sa Majesté très catholique 
          peinaient, sur la rame, force Turcs enlevés sur les côtes 
          des territoires de Sa Hautesse, et ceci en pleine paix et sous la foi 
          officielle des traités. Comme je ne suis point turc, et n'ai 
          même point envie de le devenir, je n'insisterai pas sur un point 
          assez scabreux des chroniques marines internationales. En vérité, 
          le principal grief des nations civilisées contre les berbéresques 
          fut d'avoir organisé avec méthode et continuité, 
          en y introduisant de l'ordre et de la discipline, la piraterie. Convenons 
          que l'Algérie a toujours eu besoin, pour prospérer, du 
          concours des pays extérieurs. Ce concours nécessaire n'était 
          point bénévole, je le reconnais, quand régnaient 
          les deys dans la Régence d'Alger.
          
          Je n'entreprendrai pas de découvrir, après tant d'autres, 
          l'Amirauté. Je m'abstiendrai d'en donner l'historique. Des érudits 
          de grand mérite l'ont fait. M. Esquer, dans sa monumentale Iconographie 
          historique de l'Algérie, a reproduit les principaux aspects du 
          Peñon d'Alger et des arsenaux du XVI° siècle à 
          1871. Je ne déplorerai pas non plus, puisque maints bons esprits 
          assumèrent cette tâche, les appropriations aux besoins 
          modernes qui, depuis l'occupation de la ville par les Français, 
          ont mutilé les édifices anciens. La lumière, l'air 
          et le confort sont indispensables à l'homme civilisé ; 
          quand on le contraint de s'établir dans une maison dont s'accommodaient 
          des gens de murs différentes, il le modifie à son 
          usage. On a donc taillé, creusé, éventré, 
          démoli, rebâti, retranché, retouché, ajouté 
          et le tout sans souci de reconstituer un ensemble cohérent et 
          avec un dédain presque agressif des lois de l'esthétique.
          
          Le pire est qu'à entasser une foule d'officiers, de sous-officiers, 
          de fonctionnaires et de marins dans des locaux qui n'étaient 
          nullement préparés à les recevoir, on ne leur a 
          point fourni, en dépit des efforts des architectes, ce dont on 
          était fort désireux de les pourvoir : une résidence 
          attrayante. Ce ne sont que dédales d'escaliers, de couloirs tortueux, 
          de recoins, de logements dans l'imprévu, le courant d'air, l'a 
          peu près. On a l'impression que tout le monde, du chef au subordonné, 
          est à l'étroit. J'ajoute que cet état de fait est 
          combattu avec succès par la bonne humeur et la camaraderie affectueuse 
          des occupants, habitués à ne point jouir de toutes leurs 
          aises sur les bateaux.
          
          En parcourant, sous la courtoise conduite de M. Lacoste, ces étranges 
          demeures, je me rappelais que le marin était l'homme le plus 
          facile à contenter du monde et évoquais le souvenir des 
          belles pages où Iann Karmor, l'un des meilleurs commandants de 
          la marine marchande, fit l'Apothéose des pompons rouges. Point 
          de bruit, de la discrétion, de l'exactitude. Chacun est à 
          son devoir. 
          
          Avant de me mener à la promenade, M. Lacoste me montra ses collections. 
          Il possède une série unique de pommes sculptées 
          de mat, travaillées par des sculpteurs sur bois napolitains ; 
          l'uvre est rude et cependant harmonieuse. De leur côté, 
          les naratori ou enlumineurs ornaient autrefois de décorations 
          coloriées les bordages du bateau et la base du matereau. M. Lacoste 
          en a des photographies du plus haut intérêt, de même 
          qu'il serre en ses cartons quantité de dessins et d'estampes 
          se rapportant à l'Amirauté dont il a scruté jusqu'aux 
          moindres mystères.
          
          Nous pénétrons maintenant dans le magasin aux tins. On 
          n'ignore pas que les tins sont les pièces de bois qui soutiennent 
          les coques des navires dans la cale sèche. Un écusson 
          où figure en relief un croissant embrassant une rose à 
          cinq pétales surmonte l'entrée des voûtes. Le magasin 
          aux tins est devenu une cave aux vins. Ce fut la mosquée des 
          corsaires. On distingue encore le départ de l'escalier qui accédait 
          au minaret. Cet escalier est maintenant bouché. Le minaret est 
          devenu, je crois, un cabinet de toilette dans un appartement particulier. 
          Une petite galerie adventice, voûtée, se termine en cul-de-sac 
          ; elle a été construite en briques minces noyées 
          dans un lit de mortier. A la base des murailles apparaît le rocher 
          primitif ; le sol est carrelé de briques sur champ, qui s'entrecroisent 
          à angle droit. Dans ces magasins règne une humidité 
          magnifique. L'eau ruisselle le long des voûtes et tombe en gouttelettes 
          sur le sol.
          Derrière l'allée principale, en est une autre de moindre 
          largeur, sur laquelle ouvrent des chambrettes, des couloirs qui descendaient 
          jadis dans un sous-sol transformé en citerne, et qui sont à 
          ce jour murés. Le crépuscule, dans ces souterrains, est 
          d'une douceur intime qui se fond par gradations avec les ténèbres 
          veloutées des fonds. On entend les vagues battre la roche au 
          dehors. Dans ces vastes locaux vides, on pourrait installer à 
          l'aise quelque laboratoire marin, quelque musée nautique. Un 
          cinéaste sans doute en tirerait parti pour le décor d'un 
          tragique drame de l'écran ; certains carrefours de galeries me 
          paraissent très photogéniques pour un professionnel du 
          film.
          
          Plus loin, derrière la porte des Lions, qui fut l'entrée 
          d'un corps de garde turc, au Ras-el-Moul, je vis un râtelier d'armes 
          où les janissaires plaçaient leurs fusils, crosse en l'air, 
          ainsi qu'il est habituel aux orientaux. Ce corps de garde n'est plus 
          qu'un cabinet de débarras. Nous n'avons plus le respect des antiquailles. 
          M. Lacoste, en riant, me proposa de visiter la chambre-aux-mains-sanglantes. 
          Je refusai d'y pénétrer quand il m'apprit que cet admirable 
          titre de roman-feuilleton dissimulait une réalité des 
          plus plates. Dans cette salle, on trouva aux murs des empreintes ici 
          rouges et là noires de mains. On songea d'abord à des 
          drames affreux. Puis, on analysa ces empreintes : le rouge n'était 
          que du minium et non du sang, et le noir que du goudron. Des peintres 
          de bateau avaient essuyé là leurs doigts poissés 
          de couleur.
          
          Je ne jetai qu'un coup d'il sur l'ancien bagne, encombré 
          de caisses poudreuses. Il n'offrait pas moins d'incommodités 
          que les batteries où logeait la garnison, au temps des bons corsaires 
          qui, le plus souvent, n'étaient point d'origine turque ou arabe, 
          mais se recrutaient parmi les renégats des côtes méditerranéennes.
          Je ne m'arrêtai point aux fadaises orientalistes du marabout et 
          de la fontaine tarie, dont la banalité ne retient plus même 
          l'attention des peintres orientalistes. Nous parcourûmes les terre-pleins 
          du peñon. M. Lacoste me permettait d'admirer des stèles 
          de tombeaux découverts dans les fossés de l'ancien Alger. 
          
          
          L'horizon du large se couvrait de brumes épaisses ; je tentai, 
          sans y parvenir, de me remémorer des vers sublimes et fuligineux 
          du Cimetière marin. Peu à peu, mon aimable conducteur 
          m'arrachait à ces âpres paysages, et m'introduisait dans 
          le plus exquis des boudoirs...