| Alger, le 8 novembre 
        1942Yves Pleven
 Libéré depuis peu du service 
        aux Chantiers de Jeunesse, Victor prépare à Alger un concours 
        administratif. Son père et sa mère sont venus d'Oran en 
        congé. La famille habite chez sa grand-mère et sa tante, 
        rue Elie-de-Beaumont dans le centre. La veille, le samedi 7 novembre, 
        les Anciens des Chantiers avaient rendez- vous rue de Constantine au Foyer 
        CIE. Le bouche à oreille tenait lieu d'invitation à un déjeuner 
        pour le lendemain dimanche, sous la présidence du général 
        de La Porte du Theil, commissaire général des Chantiers 
        de Jeunesse de France et d'Afrique du Nord. Vers 17 heures, ce samedi-là, 
        on pouvait voir dans le local un tableau noir portant une inscription 
        à la craie: la réunion était remise à plus 
        tard. Un gradé des CJF, le dos rond, confirmait: " 
        Repassez demain... ".
 Dans la nuit, Victor est réveillé par le canon du Ramadan 
        qui aboie du Fort l'Empereur. C'est la pièce d'artillerie qui signale 
        d'un coup à blanc la fin du jeûne rituel de la journée. 
        On dirait un vieux chien à la niche. " Ouhh, houhh, heuhh, 
        heuhh ! " Tiens... Hier soir son père est rentré de 
        son tour en ville, il a rencontré ses amis. On dit qu'un important 
        convoi longe les côtes, se dirigeant vers Malte ou l'Égypte. 
        Les journaux indiquent la progression des troupes anglaises de Montgomery 
        en Libye. Elles repoussent vers l'ouest l'Afrikakorps de Rommel. Que fera 
        ce dernier devant la frontière tunisienne?
 
 Radio-Alger 
        ne diffuse qu'une onde muette. En tâtonnant sur le poste 
        de TSF, Victor entend soudain: " Ici Sottens émetteur national 
        Suisse, nous avons une nouvelle d'une importance extraordinaire, les troupes 
        anglo-américaines ont débarqué en Afrique du Nord, 
        Alger, Oran, Casablanca... ". Il est six heures du matin nous 
        sommes le 8 novembre 1942. C'est dimanche. Victor n'y croit pas, l'accent 
        est douteux. Il n'est certainement pas français. Ce poste émetteur, 
        il ne l'a jamais entendu. Il prend son vélo garé sur le 
        balcon et grimpe rue 
        Michelet. Au tournant de la Croix, près du Parc 
        de Galland, il essaye de voir le port mais il y a de la brume. 
        Il apprendra le lendemain que c'est un brouillard factice. Le canon s'est 
        tu.
 
 Jacques, sa sur Annie, Jacky, Jean-Pierre, sont partis la veille 
        pour une randonnée dans le Sahel et doivent être de retour 
        dimanche soir. Il est resté en ville pour potasser sa législation 
        algérienne ; répondant à l'appel des CJF, André 
        et Marc s'apprêtent à rejoindre Djidjelli. Suzanne prépare 
        un devoir de français: Verlaine.
 
 Victor reprend la montée, il arrive au carrefour de la Colonne 
        Voirol. Si ses amis reviennent, abrégeant leur sortie, 
        ils passeront par là, mais on ne voit ni tramway ni autobus. Un 
        commandant en uniforme des Troupes Coloniales, sa femme et ses deux fillettes 
        vont à la messe à Sainte Elisabeth. On .ne voit toujours 
        rien - la paix. On entend le pas régulier d'un cheval. Il monte 
        la côte attelé à une charrette, les grelots de son 
        collier rythment son effort dans le calme de ce matin. Le cocher porte 
        la blouse noire des maraîchers, un turban noir et blanc maintient 
        sa chéchia. Une seule femme est assise à même le plateau, 
        son blanc haik est répandu autour d'elle avec baluchons de couleurs. 
        Au carrefour, la charrette prend à gauche et descend vers Birmandreis.
 
 Son père étant parti aux nouvelles - il connaît bien 
        le personnel de Radio-Alger, Berthezène - Victor descend à 
        pied la rue Michelet par le trottoir de droite en allant vers la Grande 
        Poste. Il constate qu'il n'est pas le seul. A l'angle Hoche-Michel devant 
        la pharmacie fermée, un homme aux vêtements militaires, sans 
        insignes, s coiffure, semble monter la garde, résolu, pistolet 
        en main. Il le reconnaît, c'est ancien sous-officier du 5e Chasseurs 
        d'Afrique. On l'a vu souvent dans les défilés porter le 
        fanion du peloton. Une petite troupe vêtue de kaki descend du haut 
        de rue Michelet au pas de route assez rapide. Il entend divers commentaires, 
        des prisonniers ? Le Service d'Ordre Légionnaire (S.O.L.) ?
 
 À la hauteur du lycée de Jeunes Filles, il croise deux jeunes 
        israélites, l'un porte fusil mitrailleur en bandoulière. 
        Malgré leur arme, leurs vêtements d'allure militai leur petit 
        sourire n'est pas triomphant. Ils ont les traits défaits. Sur le 
        trottoir gauche en allant vers la Poste, le Centre d'information de la 
        Révolution National une ancienne confiserie - expose un portrait 
        en couleurs du maréchal Pétain. La vi ne est couverte de 
        crachats.
 
 On ne peut pas dire qu'il y ait foule. La façade de la Grande Poste 
        donnant sur le boulevard Laferrière porte des traces de balles. 
        Il est 10 h 30. En revenant sur ses Victor se rend chez ses amis. Jacques, 
        Annie, Jacky sont revenus plus tôt que prévu de leur sortie 
        dans le Sahel. Devant la rumeur guerrière, ils avaient plié 
        bagage et z chant au canon, s'étaient hâtés de rentrer 
        en ville. En chemin, Jacky a même renon sa mère - " 
        On ne sait pas ce qui peut arriver, a-t-elle dit, je vais aux provisions 
        au marché de l'Agha... ".
 
 On entendait dire que les Américains avaient débarqué. 
        Qu'un croiseur était dans le port de l'Agha, lequel communique 
        avec le port des passagers, puis q s'était retiré devant 
        le canon du Fort l'Empereur faisant prisonnier un agent de p ce. Radio-Alger 
        diffusait sans arrêt des airs patriotiques, alternant avec une déclaration 
        martiale du général Giraud: " Un seul but, la victoire 
        ". On ne parlait d'Américains, mais on n'en voyait pas un 
        seul...
 
 Sorti de la planche Grande Guerre du Larousse un char d'assaut s'arrête 
           
        rue Péguy, sous le balcon de Jacques P., à 
        la hauteur de l'épicerie du Cercle Rouge. en panne. Son jumeau 
        arrive, tente un remorquage mais sans succès. Tombé en p 
        aussi? Les quelques badauds rient de bon cur avec les servants. 
        Victor est de en plus sceptique. Son père lui a rapporté 
        la confusion qui règne à la Radio, Berthezène: " 
        Le général Giraud, c'est un disque, précise-t-il. 
        Il tournait tout seul. À moment même, j'aurais pu le voler 
        ".
 En somme, le général Giraud n'est qu'un disque. Pas un seul 
        Américain n'est visible pas un Anglais, pas un bateau, et ce brouillard 
        suspect... Victor pense au coup Mers el-Kébir... Et si c'était 
        une ruse des Allemands? Cette radio de Sottens, émetteur national 
        suisse, qu'avant ce matin il n'avait jamais entendue?...
 
 Quelque temps auparavant, toujours averti par le bouche à oreille, 
        Jacques l'avait venu: une réunion des anciens des CJF se tenait 
        dans une salle à Bab-el-Oued.
 
 Débarquement de l'armée américaine sur la côte 
        algérienne. surprise, le commissaire régional CJF Van Hecke 
        ( le C. R. Van Hecke a sous son autorité 
        les cinq groupements CJF nord-africains totalisant 25000 à 30000 
        hommes qui ssnt maintenus en activité. Les anciens, au nombre de 
        18000 environ, seront rappelés le 14 novembre par voie de se. la 
        chef Van Hecke aura ainsi la responsabilité de 48000 hommes et 
        gradés.) y avait pris la parole. Jamais fonces Alphonse 
        comme on l'appelait familièrement, jamais Alphonse n'avait été 
        p virulent avec son accent flamand: " Bientôt, nous rendrons 
        coup pour coup à celui nous a eus ! ". Ces paroles assorties 
        d'un sonore coup de talon sur l'estrade, Victor a encore aux oreilles. 
        Certes, dans les Chantiers en Afrique du Nord et à la différer 
        de ceux de métropole, la reprise des hostilités était 
        admise, elle était en filigrane da les harangues des chefs, dans 
        les commandements, mais sans ambiguïté dans 1 chants de marche. 
        En particulier au Groupement 103 (Blida, Mitidja) connu pour s exercices 
        militaires. Aussi, entendre Alphonse parler si clairement, marquait un 
        degré de plus dans l'expression publique d'une position déjà 
        bien connue. Elle lui avait valu des remontrances, disait-on.
 
 Est-il possible d'étudier? On essaye sans vraiment pouvoir fixer 
        son attention. La nu est tombée. On entend des avions. Victor décide 
        de monter sur la terrasse de l'in meuble. Justement sa grand-mère 
        dispose de la clef de la buanderie cette semaine. Au; loin un tac-tac-tac. 
        B. voit ses premières traçantes sur les hauteurs de la ville. 
        Elle] semblent avoir pour cible le haut du boulevard Galliéni ou 
        la Robertsau. Soudain venu des hauteurs du ciel, un sifflement qui s'intensifie 
        comme une menace, suivi; d'une très forte explosion. Puis un second 
        sifflement et une explosion toute proche!... Des Américains? Des 
        Anglais? Des Italiens? Des Allemands? Mlle H. rejoint Victor sur la terrasse:
 - " Nous sommes bombardés... ".
 - " Oui. On dit que les Américains ont débarqué. 
        Ils ont dû toucher les stocks d'essence sur le port... ".
 - " Alors nous sommes Américains, maintenant. Seigneur! Moi 
        qui était allée les applaudir
 en 1917à leur arrivée en France! Nous sommes Américains 
        ! ", répète, stupéfaite et attristée, 
        mlle H.
 
 
 Radio-Alger - mais est-ce bien Radio-Alger? - Radio-Alger continue à 
        diffuser si arrêt des airs patriotiques et l'allocution du général 
        Giraud. Mais toujours pas général ni de soldats américains. 
        La famille qui ne sait quoi penser, passe à table. Le père 
        s'attend à être rappelé à son poste au Service 
        télégraphique d'Oran, son épouse est de plus en plus 
        inquiète. Bien plus tard, Victor remarquera que c'est le dernier 
        repas en commun que prend le cercle de famille. La nuit est calme.
 
 La Dépêche algérienne du lundi n'est pas causante... 
        On précise que l'amiral Darlan trouve toujours à Alger. 
        Victor se souvient de l'avoir vu, il y a juste huit jours lors d'une revue 
        devant l'ancienne Mairie. Laissant ses bouquins, il prend son vélo 
        et aux nouvelles en ville. Toujours pas d'Américains. Alger est 
        bien une ville méditéranéenne, où, quel que 
        soit le site géographique, il y aura toujours un forum. forum de 
        fait, c'est la rue Michelet devant les Facultés. L'on y croise 
        cent visages familiers. Il est possible de s'interpeller pour avoir des 
        nouvelles. On entend prononcer nom nouveau, les soldats américains 
        seraient commandés par un certain général" Hazenauer 
        ". Le scepticisme subsiste. Le président des États-Unis 
        aurait fait déclaration. Pas de navire, mais toujours ce brouillard, 
        il y a sûrement quelque ch à cacher dans la baie. Hôtel 
        d'Angleterre, rampe Bugeaud. C'est là que logent les officiers 
        de la Commission d'armistice italienne. Victor arrive à temps pour 
        un spectacle unique. Sur la terrasse de l'hôtel, un officier allemand 
        en uniforme clair, raide coi au garde-à-vous, jumelles à 
        contemple le spectacle incroyable que révèle brouillard 
        qui se dissipe peu à peu: d'innombrables bateaux dans la baie. 
        L'officier - n'aura pas le temps de les compter... Un taxi s'arrête 
        devant l'entrée de l'hôtel( Quatre militaires de l'Axe s'y 
        engouffrent sous les huées d'une douzaine de manifestants. Vae 
        victis ! Ouais !
 
 Vers midi peut-être, on voit du haut du boulevard un groupe de militaires 
        étrangers rassemblés devant la Gare maritime, une quinzaine 
        de mètres en contrebas. Ils une trentaine, l'un d'eux déploie 
        un grand drapeau américain. Ils portent des formes clairs, et semblent 
        faire partie d'une troupe de présentation. Ils restent place, attendant 
        les ordres. Pour Victor, le soldat américain porte un grand chapeau 
        de boy-scout, ceux-là ont un casque qui rappelle celui bien connu 
        de l'armée mande, serait-il couvert de tissu? Les photos de l'Illustration, 
        les actualités du cinéma du Plateau, ont popularisé 
        le casque des Yankees, c'est celui des soldats anglais. Il r pelle furieusement 
        le plat à barbe de Don Quichotte. Et puis, ceux de 1917 portai 
        une culotte de cheval et des jambières lacées. Par la suite, 
        en s'approchant, on pourra constater que chacun porte sur l'épaule 
        gauche un petit drapeau américain tissu, fixé aux quatre 
        coins par des bouts de papier collant. Peu convaincant... saura quelque 
        temps après, que des militaires anglais ont débarqué 
        portant l' uniforme américain, pour des raisons politiques - " 
        remember Mers el-Kébir ".
 - " Et alors qu'est-ce qu'ils veulent nous faire croire avec cette 
        bricole? Pour faire américain ça suffit pas... ".
 Victor approche un soldat sous les arcades de la Préfecture. Il 
        monte la garde, et venant, son fusil à l'épaule, une respectable 
        baïonnette sur la cuisse. Sur son dos, s'ajuste une pelle démontable. 
        Autour du cou, il porte une pointe d'un vert éclatant, d'une couleur 
        électrique jamais vue... Le casque est loin d'être en tissu, 
        son acier est recouvert d'un filet... Blizzard est écrit sur le 
        sac.
 - " Blizzard is a cold wind ", fait Victor, (le blizzard est 
        un vent froid).
 - " Yeah! You bet'cha ! ", (Oui! Tu parles !), répond 
        Blizzard qui, de ce fait cesse d' une énigme.
 
 En dépit de son yeah plutôt germanique de sonorité, 
        c'est bien un militaire américain. Sottens émetteur national 
        suisse, disait vrai hier matin. Avouez, il convenait de vérifier.
 
 Entretenant la conversation, Victor apprend que Blizzard est " joiner 
        in the civilian life " (menuisier dans le civil), qu'il est natif 
        de l'Ohio, et que " the scarf is to wave at the aviation " (son 
        écharpe est prévue pour des signaux à l'aviation). 
        Quant au petit drapeau maintenu par du papier collant " Oh, it's 
        a fast minute job ", dit-il, (un bricolage de dernière minute). 
        Du moins c'est ce que Victor comprend de cette langue anglaise à 
        la prononciation si éloignée de celle enseignée au 
        lycée... Un homme à l'accent des Trois Horloges leur emboîte 
        le pas. Blizzard continue à faire son va-et-vient de factionnaire 
        devant la grande porte de la Préfecture, avec à ses côtés 
        Victor tenant son vélo par le guidon et Trois Horloges insistant 
        pour avoir des bons de lait: " mes enfants en ont besoin ".
 Victor fait sa première traduction verbale... Très calme, 
        Blizzard répond qu'il convient de faire pareille demande plus tard.
 
 La moitié de la population algéroise est sur les boulevards 
        du front de mer qui surplombent les quais du port des passagers de plus 
        de quinze mètres. On ne peut rêver amphithéâtre 
        pouvant mieux convenir à ces scènes de débarquement 
        d'autant plus imposantes qu'elles sont inattendues et révélées 
        enfin après quarante-huit heures de curiosité impatiente. 
        Que cachait ce bandeau de brume que l'on avait, devant les yeux? Le rideau 
        est tiré sur une flotte de cargos et de navires de guerre à 
        l'ancre dans la baie. Certains sont déjà à poste 
        dans les docks. Ce spectacle va durer des jours. Les quais commencent 
        à recevoir de grandes caisses en bois empilées comme un 
        jeu de cubes, des camions, des ambulances. On verra bientôt deux 
        chars d'assaut avec leurs équipages. De drôles de petites 
        voitures sans capote, circulent avec une étonnante souplesse parmi 
        les dépôts de matériels, prenant des virages abrupts 
        pour éviter les rassemblements de soldats. Tout est neuf, les voitures, 
        les chars, les caisses, et jusqu aux tenues de combat dont on distingue 
        les plis; les guêtres luisent de leur apprêt Des camions non 
        bâchés où prennent place des escouades de soldats 
        comme sortis d'une boîte, commencent à monter par les rampes. 
        Acclamés sur les boulevards, ils jettent des bonbons, du chewing-gum, 
        des paquets de cigarettes, de petits étuis de cigares. De leur 
        pouce joint en arrondi à l'index, ils font un signe qui laisse 
        les populations algéroises interloquées, mal à l'aise. 
        Mais quelqu'un comprend: " OK, tout va bien ". Et voilà 
        les Algérois confrontés à une culture qu'ils devront 
        assimiler, moins vite cependant que les yaouleds, lesquels déjà 
        bilingues, deviendront des truchements officieux pour anglophones...
 
 Un bonhomme adipeux, pas rasé de huit jours s'extasie à 
        voix haute devant cet extraordinaire spectacle. Comme cinquante mille 
        Algérois, il est accoudé à la rampe de fonte du boulevard 
        de la République. " Ah ! Ils sont venus! Ils sont là! 
        Les voilà! Fini les discours. Fini la Révolution Nationale! 
        C'est la liberté! Et qu'est-ce qu'ils débequent " 
        s'exclame-il avec emphase.
 " C'est ça, dit son voisin, fini le marché 
        noir ".
 
 Ils se regardent de travers. Les noms d'oiseaux vont voler. Victor file 
        sur son vélo.
 
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