|  Léon Roches, 
        secrétaire de l'émir Abd el-Kaderpar Roland Courtinat
 Ma grand-mère paternelle, Marie-Gabrielle, 
        habitait dans un immeuble rue Léon-Roches (Léon 
        Roches, dans son ouvrage 32 ans à travers l'islam (Firmin Didot, 
        1884), explique l'origine de son patronyme. Sous le règne de Louis 
        XIII, un individu portant le nom de Roche, ayant subi une condamnation 
        infamante, un de ses descendants obtint par ordonnance royale en date 
        du 27 juillet 1634, la permission d'ajouter un " s " à 
        son nom.), qui débouchait près de la place des 
        Trois-Horloges, dans ce quartier populaire de Bab-el-Oued à Alger, 
        rendu si tristement célèbre par la haine recuite de la soldatesque 
        aux ordres en mars 1962. Ma grand-mère habitait au début 
        de la rue.
 Enfant, j'allais souvent lui rendre visite. Cet immeuble modeste du XIXè 
        siècle offrait peu de confort. L'appartement était situé 
        à gauche, au fond d'un long couloir obscur qui se terminait sur 
        les " commodités " communes à l'étage, 
        constituées de deux cellules comprenant des vasques " à 
        la turque ". La porte d'entrée du petit appartement jouxtait 
        la porte gauche de l'édicule.
 
 A cet âge-là j'étais bien incapable de dire qui était 
        ce " Léon Roches ", et pourquoi on avait donné 
        son nom à la rue où habitait ma grand-mère. Plus 
        tard, et au hasard de mes lectures, j'appris que ce fameux Léon 
        Roches avait été le secrétaire de l'émir Abd 
        el-Kader. Par quelles obscures circonstances un Français chrétien 
        était-il devenu le confident d'un prince musulman? ce qui augmentait 
        le caractère mystérieux du personnage.
 
 Mais je n'en savais toujours pas davantage. Ce mystère n'ayant 
        pu être éclairci, je décidai de l'enfouir dans le 
        tréfonds de mon subconscient et je l'oubliai pendant de nombreuses 
        années.
 
 Arrive l'hiver de la vie, qui s'invite quand on s'y attend le moins. C'est 
        cependant la période choisie pour faire le bilan de son existence. 
        Les souvenirs anciens m'assaillent. Je revois cette pauvre grand-mère, 
        si frêle dans son immense fauteuil. Et bien sûr le souvenir 
        de la rue et de ce Léon Roches qui reste toujours pour moi un inconnu. 
        Aussi je décide d'en savoir davantage.
 
 Léon, Michel, Jules, Marie Roches est né à Grenoble 
        le 27 septembre 1809. Il est le fils d'Alphonse et de Clémentine 
        Champagneux. Il commence ses études au lycée de Grenoble 
        et les achève au lycée de Tournon. Reçu bachelier 
        en 1828, il suit six mois le cours de droit à Grenoble; mais son 
        imagination ne peut se soumettre à une étude si rigide. 
        Il se rend à Marseille, auprès de négociants amis 
        de son père qui étaient en relations avec l'Orient. Il est 
        chargé de mission et découvre la Corse, la Sardaigne. II 
        parcourt la terre d 'Italie à 21 ans, et c'est pour lui un éblouissement.
 
 Cependant son père, qui avait été attaché 
        aux services de l'intendance militaire lors de l'expédition d'Alger, 
        s'était établi dans ce pays et avait monté des entreprises 
        agricoles. Appelé par lui, et après une certaine résistance, 
        il décide de partir le rejoindre en Algérie. Il s'embarque 
        à Marseille le 30 juin 1832.
 
 Le 12 juillet débarque sur le môle d'Alger un grand jeune 
        homme blond, aux traits fins, à la barbe naissante. II s'appelle 
        Léon Roches. Son géniteur habite une campagne aux environs 
        d'Alger, mais il possède dans la ville une maison mauresque. Tout 
        l'étonne, tout l'intéresse dans cette ville, mais ce qui 
        l'irrite le plus, c'est de se trouver au milieu d'un peuple dont il ne 
        comprend pas le langage. Il ne passe que cinq jours à Alger et 
        son père l'installe dans sa maison de campagne, Braham-Reïs, 
        à trois kilomètres d'Alger. C'est une maison ravissante.
 
 Il parcourt à cheval la Mitidja, 
        mais doit rapidement seconder son père dans ses affaires car les 
        propriétés de celui-ci et de ses associés sont une 
        cause de dépenses improductives. Il décide de vendre la 
        propriété que lui a laissée en héritage sa 
        mère pour en consacrer le produit à la mise en valeur des 
        terres et des immeubles, Braham-Reïs compris.
 
 Il sent bien que pour seconder efficacement son père, il doit parler 
        l'arabe, bien qu'il n'ait aucune sympathie pour cette langue " dont 
        les sons gutturaux blessent les oreilles ". Par amour pour une jeune 
        mauresque d'une haute naissance et d'une radieuse beauté, nommée 
        Khadidja, il étudie l'arabe avec un tel acharnement avec son professeur 
        Abd-el-Razak ben Bassit, qu'au bout de huit mois il est capable d'avoir 
        une conversation avec son professeur. Mais cette étude ne le satisfait 
        pas entièrement. Il fréquente les cafés maures, assiste 
        aux séances des cadis (juges musulmans), et chaque semaine il va 
        chasser le sanglier avec les fermiers arabes de ses propriétés. 
        Hélas! Khadidja, déjà promise, est mariée 
        à son prétendant et le couple s'en va dans la propriété 
        qu'il possède dans la Mitidja.
 
 Le roi de France a envoyé en Algérie une commission chargée 
        de s'enquérir de la situation de la conquête et de rédiger 
        un rapport indiquant les mesures à prendre pour la consolider et 
        l'administrer. Le père Roches reçoit à Braham-Reïs 
        les membres de cette commission. Quelques personnages arabes assistent 
        à cette réception et Léon sert d'interprète. 
        À leurs yeux il passe déjà pour un orientaliste, 
        et grâce à l'appui de M. Laurence, membre de la commission, 
        il est nommé interprète-traducteur assermenté. Ses 
        fonctions consistent à traduire les titres arabes des propriétés 
        acquises par les Européens et à interpréter les conditions 
        stipulées entre les parties. Aucun contrat, entre indigènes 
        et étrangers, n'est valable s'il n'a été passé 
        en présence d'un traducteur-interprète assermenté. 
        Cette nomination lui impose des efforts et un travail acharné. 
        La situation des colons est compromise par les hésitations du gouvernement 
        français et par les fautes des gouverneurs de l'Algérie. 
        La politique préconisée par la France est celle de l'occupation 
        restreinte. On nomme le comte Drouet d'Erlon gouverneur général 
        de l'Algérie (juillet 1834). II est chargé de faire appliquer 
        cette politique. Drouet d'Erlon, lieutenant général âgé 
        de 69 ans, est un officier probe et intelligent mais fatigué. Et 
        c'est ce gouverneur vacillant qui va se trouver en présence de 
        l'adversaire le plus redoutable qu'aient rencontré les Français 
        en Afrique du Nord. Le 8 juillet 1835, le maréchal Clauzel est 
        nommé gouverneur général de l'Algérie en remplacement 
        de Drouet d'Erlon. Les colons, découragés, reprennent confiance. 
        Léon Roches est présenté par son père au nouveau 
        gouverneur qui lui témoigne un vif intérêt. Clauzel 
        a l'intention d'installer à Médéah un vieux Turc, 
        le bey Mohammed ben Hussein, et à Milianah Sidi Mohammed ould Omar, 
        l'ami de Léon. Celui-ci saisit l'occasion de prendre part à 
        une expédition et demande au maréchal l'honneur de faire 
        partie de son état-major, en sa double qualité d'interprète 
        et de sous-lieutenant de cavalerie dans la Garde nationale.
 Le 29 mars 1836, le maréchal Clauzel 
        quitte Alger à la tête de ses troupes, soit environ 6000 
        hommes. La bataille du col de Mouzaïa est un succès. En revanche 
        l'installation des beys, tant à Médéah 
        qu'à Milianah 
        s'avère un échec. Malgré ses efforts, le général 
        Desmichels ne parvient pas à rendre confiance à la population 
        de Médéah. Le 9 avril, le maréchal Clauzel rentre 
        à Alger. Léon Roches reprend ses fonctions d'interprète 
        assermenté; mais cette expédition avait fait naître 
        chez lui des aspirations militaires. Léon Roches pense toujours à 
        Khadidja, dont le mari a rejoint le camp d'Abd el-Kader. Arrive la signature 
        du traité de la Tafna (30 mai 1837), avec ses conséquences 
        désastreuses pour la France. Un véritable enthousiasme s'était 
        manifesté à l'égard de ce chef musulman, non seulement 
        en Algérie, mais également en France. Il est donné 
        comme un homme de génie et de cur qui veut régénérer 
        sa nation. Léon Roches considère qu'Abd el-Kader peut et 
        veut accomplir une grande uvre. Il part donc le rejoindre, et aussi 
        - il faut bien le reconnaître - dans l'espoir de revoir Khadidja.
 Mais comment un chrétien peut-il inspirer confiance à un 
        prince musulman? Il se fait donc passer pour musulman. Il est presque 
        constamment habillé en costume arabe, et le bruit court parmi les 
        indigènes qu'il a embrassé la religion musulmane. Il se 
        plie aux pratiques religieuses, observe le Coran qui prescrit aux musulmans 
        cinq prières par jour avec les ablutions obligatoires, le respect 
        du jeûne du mois de ramadan.
 Après bien des péripéties, en décembre 1837, 
        Roches arrive enfin au camp d'Abd el-Kader. " Au milieu du camp 
        s'élève une immense tente. Une foule épaisse en obstrue 
        toujours l'entrée malgré les coups de bâton distribués 
        avec largesse sur les Arabes trop rapprochés: c'est la tente 
        du sultan. (...) Grâce aux chaouchs qui nous précédaient 
        et la dignité de mon introducteur, un passage nous fut ouvert au 
        milieu de la foule, nous pénétrâmes dans la tente 
        " (ROCHES (Léon), 32 ans 
        à travers l'islam, Firmin Didot, 1884.). Abd el-Kader 
        est né le 15 du mois de redjeb de l'année de l'Hégire 
        1223 (1808 de notre ère). Il est le fils de Sidi Mahdi-ed-Din. 
        Ses ancêtres, originaires de Médine, sont venus s'établir 
        au Maroc sous la dynastie des Edrissites, et c'est sonaïeul, Sidi 
        Kada ben Mokhtar qui quittera le Maroc pour s'installer chez les Hachem 
        Gheris.
 
 Il accompagne son père à l'un de ses pèlerinages. 
        Sidi Mahdi-edDin ne se contente pas de visiter les deux villes saintes 
        de
 Louis Alexis, baron Desmichels. l'islam (La Mecque et Médine), 
        il pousse son voyage jusqu'à Baghdad. Là, plusieurs dignitaires 
        font au jeune Abd el-Kader des prédictions de grandeur future qui 
        auront une forte influence plus tard sur lui. Le bey turc d'Oran, qui 
        connaît bien le fanatisme des Arabes et leur penchant pour le merveilleux, 
        craint l'empreinte de cette famille dans le beylicat d'Oran. Il fait saisir 
        Sidi Mahdi-ed-Din et le jette en prison.
 
 Le père d'Abd el-Kader parvient à s'échapper. Sa 
        persécution augmente son crédit auprès des Arabes 
        qui voient en lui une sorte de martyr. À
 plusieurs reprises il les conduit à la guerre sainte (djihad). 
        Parmi ses plus habiles cavaliers, celui qui déployait une brillante 
        bravoure était son fils Abd el-Kader. Aussi ses vertus guerrières 
        lui confèrent-elles un grand prestige parmi les populations belliqueuses 
        de la province d'Oran. Sidi Mahdi-ed-Din, le vieux marabout, sentant sa 
        mort prochaine, présente aux Hachem Gheris, Abd el-Kader, alors 
        âgé de 24 ans, comme héritier. Il est aussitôt 
        acclamé sultan (22 novembre 1832).
 
 Le jeune sultan, tout en continuant à conduire à la guerre 
        sainte les tribus de la province d'Oran, cherche à étendre 
        sa domination sur toute l'Algérie. La politique d'occupation restreinte 
        favorise la fortune d'Abd el-Kader. Maître de Mascara et de Tlemcen, 
        il domine les hautes plaines intérieures de l'Oranie. Il est loin 
        cependant de réaliser autour de lui une union nationale. Mais le 
        jeune émir n'est pas pressé.
 
 Le nouveau chef de la division d'Oran, le général Desmichels, 
        arrive plein d'ardeur dans un pays qu'il ne connaît pas (avril 1833). 
        II occupe les ports d'Arzew 
        et de Mostaganem. 
        Cette volonté d'étendre l'influence française oppose 
        le général d'Oran à Abd el-Kader, qui s'investit 
        du titre de défenseur des croyants. II réussit à 
        s'emparer de Tlemcen, d'où il se proclame kalifat du sultan du 
        Maroc, Abd er-Rhaman. Sa victoire détermine de nouvelles tribus 
        à se joindre à lui.
 
 Le général Desmichels entreprend de négocier avec 
        Abd el-Kader une réconciliation et même une alliance formelle. 
        L'occupation restreinte qui constitue la politique du gouvernement français 
        implique une entente entre les Français, maîtres des ports, 
        et les indigènes de l'intérieur. Mais le but essentiel de 
        cette négociation est de ravitailler les garnisons françaises, 
        au bord de la disette.
 
 Victoires et défaites se succèdent pour les deux camps dans 
        des accrochages sans avantage notable. Arrive à Oran le général 
        Thomas Bugeaud de la Piconnerie. Cet ancien officier de l'armée 
        de Suchet en Espagne est un hobereau de province, député 
        d'Excideuil. C'est le général de confiance du roi Louis-Philippe. 
        Ce soldat-politicien sait faire la guerre. Il rencontre l'armée 
        d'Abd el-Kader vers l'embouchure de la Tafna et lui inflige une lourde 
        défaite à La Sikkak le 6 juillet 1836. Mais Bugeaud s'en 
        tient aux consignes : après avoir débloqué Rachgoun 
        et ravitaillé Tlemcen, il rentre en France.
 
 Le maréchal Clauzel se tourne vers Constantine et y subit une lourde 
        défaite. Celle-ci marque la fin de la tentative de conquête 
        de l'intérieur de l'Algérie. On revient à l'occupation 
        restreinte. Cette politique n'est concevable que si les Berbères 
        acceptent la présence française sur une partie du territoire, 
        et si les opérations militaires à l'est sont rendues possibles 
        par la neutralité d'Abd el-Kader à l'ouest.
 
 C'est la mission confiée au général Bugeaud qui revient 
        à Oran le 5 avril 1837. Alors qu'avec les moyens militaires dont 
        il dispose, il peut amener Abd el-Kader à composition, il préfère, 
        tout en montrant sa force, la négociation. Bugeaud parcourt l'Oranie 
        et s'installe au camp de la Tafna. Il accepte l'entremise douteuse d'un 
        commerçant juif d'Oran, Ben Duran, qui avait déjà 
        rempli des fonctions d'intermédiaire entre Français et Arabes. 
        Bugeaud ne l'aime pas et l'accuse rapidement de jouer " un double 
        jeu ". Le traité de la Tafna est signé le 20 mai 1837. 
        Les deux interprètes, un Syrien pour l'émir, Ben Duran pour 
        Bugeaud, commencent la rédaction. Les articles du traité 
        restent vagues et soulèvent des ambiguïtés qui tiennent 
        à la difficulté de faire concorder les versions française 
        et arabe du texte. En étant trop habiles, les interprètes 
        ont brouillé les pistes. Les deux versions sont inconciliables. 
        Le traité n'est pas avantageux pour la France, et Damrémont, 
        gouverneur général, dénigre tout de suite et avec 
        une certaine véhémence, cette convention. Cependant, en 
        juin, la Chambre ratifie le traité de la Tafna.
 
 Nous avons vu plus haut que quelques mois plus tard Léon Roches 
        se porte à la rencontre de l'émir. Entré dans la 
        tente, il avance vers lui, les yeux baissés, s'agenouille et lui 
        baise la main, selon l'usage. " Je levai mes regards sur lui. 
        Je crus rêver quand je vis fixés sur moi ses beaux yeux bleus, 
        bordés de longs cils noirs, brillant de cette humidité qui 
        donne en même temps au regard tant d'éclat et de douceur. 
        Il remarqua l'impression qu'il venait de produire sur moi; il en parut 
        flatté et me fit signe de m'accroupir devant lui. Je l'examinai 
        alors avec attention. Son teint blanc a une pâleur mate; son front 
        est large et élevé. Des sourcils noirs, fins et bien arqués 
        surmontent les grands yeux bleus qui m'ont fasciné. Son nez est 
        fin et légèrement aquilin, ses lèvres minces sans 
        être pincées; sa barbe noire et soyeuse encadre légèrement 
        l'ovale de sa figure expressive. Un petit ouchem ( Tatouage) 
        entre les deux sourcils fait ressortir la pureté de son front. 
        Sa main, maigre et petite, est remarquablement blanche, des veines bleues 
        la sillonnent; ses doigts longs et effilés sont terminés 
        par des ongles roses parfaitement taillés; son pied, sur lequel 
        il appuie presque toujours une de ses mains, ne leur cède ni en 
        blancheur ni en distinction " ( ROCHES 
        (Léon), 32 ans à travers l'islam, Firmin Didot, 1884.).
 
 Abd el-Kader interroge son invité et lui demande pourquoi il a 
        embrassé l'islamisme. L'intéressé lui répond 
        que le plus puissant motif, c'est le désir de connaître celui 
        dont il admire le courage et les vertus. II lui apprend que les musulmans 
        d'Alger l'ont nommé Omar. L'émir questionne ensuite Léon 
        Roches sur ses antécédents, sa famille, son père 
        qui est à Alger, sa religion. Satisfait de ses réponses 
        il lui fait signe de se retirer. Abd el-Kader témoigne beaucoup 
        de bienveillance à son invité. Il lui promet de lui faire 
        enseigner le Coran par le cadi du camp qui a été son premier 
        instituteur. Au cours de leurs entretiens, Roches se hasarde à 
        lui demander pourquoi il a fait la paix avec les Français. L'émir 
        lui répond qu'il s'est inspiré de la parole de Dieu qui 
        dit dans le Coran: " La paix avec les infidèles doit être 
        considérée par les musulmans comme une trêve pendant 
        laquelle ils doivent se préparer à la guerre ".
 
 Léon Roches se rend compte que l'émir veut jouer un rôle 
        plus noble qu'il ne l'avait imaginé: régénérer 
        son peuple, réveiller sa foi, chasser l'ennemi de sa patrie. Quelle 
        sera sa position auprès de lui? En le servant fidèlement, 
        il sera forcément amené à desservir son pays.
 Certaines tribus se refusent à payer l'impôt imposé 
        par Abd el-Kader. C'est le cas notamment de la tribu des Zouetna, formée 
        de Kouloughlis (Fruit de l'union d'un 
        Turc et d'une mauresque.)). Cette tribu, s'étant révoltée 
        contre le gouvernement des deys d'Alger, fut chassée de la ville. 
        Elle s'est retirée dans une vallée, l'oued Zitoun (rivière 
        des oliviers), et se livre à l'agriculture. Abd el-Kader décide 
        d'attaquer les rebelles de l'oued Zitoun, et Léon Roches combattra 
        pour la première fois sous les yeux de l'émir.
 
 Mais l'affaire ne paraît pas aussi simple que prévu. Les 
        troupes d'Abd el-Kader subissent des pertes, et quand le feu cesse, 300 
        montagnards ont résisté à 1 500 fantassins réguliers 
        et à 3 000 cavaliers, l'élite du camp. Les troupes d'Abd 
        el-Kader ont environ 100 hommes hors de combat. Dix-huit prisonniers sont 
        amenés devant l'émir et décapités. Devant 
        ce massacre, Roches se retire, brisé. Abd el-Kader vient de lui 
        apparaître comme un chef injuste et cruel.
 
 Commence pour le confident de l'émir le temps de la suspicion. 
        Sous prétexte d'y faire son éducation religieuse, début 
        1838, Abd el-Kader envoie Léon Roches à Tlemcen. Il est 
        en fait placé sous la surveillance du khalifat de Tlemcen. Il est 
        soupçonné d'espionnage. À Tlemcen il reçoit 
        la visite de déserteurs, la plupart sont des Allemands de la Légion 
        étrangère. Parmi eux il a la surprise de découvrir 
        Isidore Dordeleau, qui avait habité chez son père, car le 
        20e de ligne, auquel il appartenait, occupait le poste à l'entrée 
        du vallon de Braham-Reïs. Avec Isidore, promu domestique, il tente 
        de fuir de Tlemcen; mais ils sont tous les deux rattrapés par une 
        centaine de cavaliers envoyés à leur poursuite par le khalifat 
        et ramenés à Tlemcen. Léon Roches finit par apprendre 
        qu'il avait été calomnié auprès d'Abd el-Kader. 
        On avait assuré l'émir que son confident était un 
        espion envoyé par la France pour pénétrer ses secrets 
        et étudier ses ressources. On insinuait même qu'il avait 
        été chargé de l'assassiner en cas de déclaration 
        de guerre.
 
 Léon Roches décide alors de retourner auprès d'Abd 
        el-Kader. Le 17 mars 1838, ses préparatifs achevés, il prend 
        la route, accompagné de son fidèle Isidore. Ils arrivent 
        le let avril à Médéah. Aux chaouchs qui l'arrêtent, 
        il demande d'annoncer à l'émir qu'Omar ould Rouch (fils 
        de Roches), qui arrive de Tlemcen, demande à lui parler. " 
        Pour toi, fils de Mahdi-ed-Din, j'ai abandonné mon pays, ma 
        famille et mon bien-être; séduit par la renommée de 
        ton courage, de tes vertus et de tes nobles desseins, je suis venu t'offrir 
        mes services sans arrière-pensée et tu m'as exilé 
        comme un espion de la France ! Tu as ajouté foi aux calomnies de 
        vils Algériens qui redoutaient sans doute que je ne te dévoile 
        leurs turpitudes (...). Est-ce là l'accueil que tu devais faire 
        à un chrétien de distinction qui avait librement embrassé 
        l'islamisme et qui est venu apporter son concours à l'accomplissement 
        de la tâche que tu as entreprise de régénérer 
        ton peuple ? "
 
 Roches rentre en grâce. Cinq minutes d'entretien avec le sultan 
        avaient suffi pour faire, à nouveau, du renégat fugitif, 
        un personnage important. Au nombre des secrétaires de l'émir 
        se trouvait un ancien assesseur du cadi que Léon avait connu à 
        Alger. Cet homme usa de son crédit auprès d'Abd el-Kader 
        pour faire disparaître dans l'esprit de celui-ci la fâcheuse 
        impression qu'avaient produites les calomnies. Léon Roches devient 
        un familier d'Abd el-Kader.
 
 Deux mois se sont écoulés depuis que Roches vit dans l'intimité 
        d'Abd el-Kader. Soucieux d'étendre son autorité sur tout 
        le territoire, l'émir a l'intention de monter une expédition 
        contre le marabout Sidi Mohammed-el-Tedjini, qui se méfie des souverains 
        temporels et a juré de ne jamais se trouver en face d'un sultan. 
        Au lieu de tenter un rapprochement entre Tedjini et l'émir, les 
        marabouts, jaloux de son influence, enveniment la question. Abd el-Kader 
        rassemble son armée pour donner l'assaut à Aïn Mehdi, 
        oasis de Sidi Mohammed-elTedjini.
 
 Le siège de la forteresse dure jusqu'en décembre 1838. Sidi 
        Mohammed-elTedjini doit capituler. Les conditions sont dures :
 - versement d'une rançon égale au montant des dépenses 
        occasionnées pendant le siège;
 - évacuation d'Aïn Mehdi;
 - comme garantie de l'exécution des articles de la capitulation, 
        Tedjini remet son fils en otage entre les mains du sultan.
 
 Le 2 décembre 1838 le siège est levé. Abd el-Kader 
        ordonne la destruction de la ville. Sous le regard de l'émir, le 
        12 janvier 1839 une formidable explosion se fait entendre et la ville 
        s'écroule sous une énorme colonne de fumée et de 
        débris. Sur l'ordre d'Abd el-Kader, Léon Roches écrit 
        un récit succinct du siège d'Aïn Mehdi et l'adresse 
        au maréchal Vallée, gouverneur général.
 
 Abd el-Kader, tout en désirant recommencer la guerre sainte, ne 
        veut pas assumer la rupture du traité de paix qu'il avait signé. 
        Il prend la résolution de s'adresser directement au roi de France, 
        et il exige que ses lettres au souverain et aux ministres soient rédigées 
        en français par Léon Roches. C'est à l'occasion de 
        cette correspondance que l'émir, en dévoilant ses intentions, 
        enlève à Léon Roches tout espoir du maintien de la 
        paix.
 
 En arrivant à Taza le 5 juillet 1839 Roches apprend qu'au grand 
        conseil du 3 juillet la djihad est décidée. La guerre avec 
        la France est imminente. Le 3 octobre une discussion s'engage entre Abd 
        el-Kader et Léon Roches :
 - " Pourquoi cette tristesse peinte sur ta figure ? Ne devrais-tu 
        pas, au contraire, te réjouir de l'occasion que Dieu te donne de 
        prouver ta foi en combattant les infidèles? "
 - " Je t'ai répété maintes fois que je redoutais 
        la guerre parce qu'elle sera funeste à toi et à ton peuple; 
        mais en outre de cette considération, crois-tu donc que mon coeur 
        n'est pas déchiré à la pensée d'être 
        forcé de combattre les enfants de la France, cette mère 
        qui m'a nourri, élevé, et qui abrite mon père ? ".
 - " Tu prononces des paroles impies. Que parles-tu de frères 
        et de patrie ? Oublies-tu que le jour où tu as embrassé 
        notre sainte religion tu as rompu tous les liens qui t'attachaient aux 
        infidèles ? Tu as parlé comme un chrétien, Omar, 
        songe que tu es musulman ".
 - " Eh bien, non, je ne suis pas musulman " (  
        ROCHES (Léon), op. cit.).
 
 Abd el-Kader devient blême. Ses lèvres tremblent. Il lève 
        les bras au ciel. " Laâb-ed-Din ! Laâb-ed-Din ! " 
        (joueur de religion! joueur de religion!). Léon Roches croit que 
        sa dernière heure a sonné. Mais non. L'émir le chasse. 
        Il ne devait plus le revoir. Flanqué de son fidèle Isidore, 
        Léon Roches prend la route d'Oran où il arrive début 
        novembre 1839. Dès l'annonce de son arrivée, il est conduit 
        à l'état-major du général commandant la province. 
        II quitte Oran pour Alger le 16 novembre et embarque sur le bateau à 
        vapeur l'Achéron. Il entre dans le port d'Alger le 19 novembre 
        1839.
 
 Le maréchal Vallée, gouverneur général, lui 
        offre de prendre le poste d'interprète militaire de troisième 
        classe qu'il accepte. Il fait un court séjour à Paris, début 
        1840, où il fournit au ministère de la Guerre des renseignements 
        sur ce qu'il a vu pendant son séjour chez Abd el-Kader. De retour 
        à Alger, Léon Roches participe, en tant qu'interprète 
        militaire, à des opérations.
 
 Le général Bugeaud arrive à Alger le 22 février 
        1841 et accorde une audience à Léon Roches. Son intention 
        est de l'attacher à sa personne. En juillet 1841 Roches est chargé 
        par le général Bugeaud d'une mission délicate. II 
        s'agit de se rendre à La Mecque au moment du pèlerinage 
        du monde musulman, de rencontrer plusieurs hauts personnages de l'Algérie 
        et du Maroc, et d'obtenir de l'aréopage des principaux oulémas 
        de l'islamisme une fatwa, dont le sens serait à peu près: 
        " Quand un pays musulman est envahi par les infidèles, 
        les croyants doivent-ils combattre sans merci, jusqu'au jour où 
        il est avéré que la continuation de la guerre ne peut amener 
        que l'effusion du sang musulman, sans espoir de chasser l'infidèle 
        ? Si, dans ce cas, l'infidèle consent à une trêve, 
        en laissant aux croyants leurs femmes, leurs enfants et l'exercice de 
        leur religion, les croyants leur doivent-ils obéissance pendant 
        toute la durée de la trêve ? ".
 
 Roches accomplit sa mission, d'abord à Kairouan, puis au Caire, 
        enfin Médine et La Mec ue. II obtient cette fatwa. Échappant 
        par miracle au massacre, le jour même du pèlerinage (janvier 
        1842) à La Mecque, il rentre en Europe. Mais le général 
        Bugeaud le rappelle près de lui. En juin 1842 Roches reçoit 
        la croix de la Légion d'honneur, avec le titre d'interprète 
        en chef. Après avoir pris part à de nombreuses expéditions, 
        il assiste le 14 août 1844 à la bataille de l'Isly. Il reçoit 
        du souverain Louis-Philippe la Croix d'officier (janvier 1845).
 
 Suite à une lettre (15 juillet 1845) du maréchal Bugeaud 
        à Guizot, alors ministre des Affaires étrangères, 
        Léon Roches est nommé en 1846 secrétaire de la légation 
        à Tanger. En 1848, il gère la mission au Maroc en qualité 
        de chargé d'affaires. En 1849 il est nommé consul à 
        Trieste; en juin 1852 consul général à Tripoli de 
        Barbarie; en juillet 1855 consul général chargé d'affaires 
        à Tunis; en octobre 1863 consul général chargé 
        d'affaires au Japon, avec le titre de ministre plénipotentiaire; 
        en mai 1868 ministre plénipotentiaire. II est commandeur de la 
        Légion d'honneur le 15 août 1858. En 1872 il fait valoir 
        ses droits à la retraite comme ministreplénipotentiaire 
        et se retire à Tain (Drôme). II meurt à l'âge 
        de 92 ans.
 Très tôt, les aventures extraordinaires de ce personnage 
        ont soulevé de vives controverses. Le National, dans son numéro 
        du 18 janvier 1846, s'élève avec beaucoup de violence contre 
        la nomination de Léon Roches au consulat de Tanger: " M. 
        Roches est dans une position toute particulière et qui le rend 
        impropre aux fonctions qu'on lui destine. Il a embrassé la religion 
        mahométane et consacré son abjuration par un mariage avec 
        une Algérienne ". Dans l'esprit d'aventure qui poussa 
        Léon Roches chez Abd el-Kader, il est vrai qu'il se fit passer 
        pour musulman, mais n'a pas pour autant apostasié. Il le révélera 
        du reste à l'émir lui-même. Un éminent professeur, 
        Marcel Émerit, consacrera dans la Revue Africaine un volumineux 
        article, faisant une analyse spectrographique de l'ouvrage de Léon 
        Roches. Il démontera, point par point, la falsification des détails 
        pouvant nuire à la légende future du personnage.
 
 De Léon Roches, le maréchal Bugeaud dit le plus grand bien. 
        Le général Azan, meilleur historien de l'Algérie, 
        dans son livre sur Abd el-Kader ne trouve pas trace de la fameuse fatwa. 
        Léon Roches a-t-il réellement vécu ces aventures 
        rocambolesques? A-t-il été un affabulateur, un imposteur? 
        Nul ne le saura jamais...
 
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