|  LES DEUX 
        HOMMES qui ont fait le plus pour la pacification de l'Algérie, 
        écrivit le général Desvaux, sont Jules Gérard, 
        le fameux tueur de lions et par-dessus tout Robert-Houdin ".
 Cette affirmation n'est peut-être pas 
        aussi étonnante qu'il y paraît. On sait en effet que le capitaine 
        Gérard, qui tua une trentaine de lions dans la région de 
        Guelma entre 1844 et 1858, s'attira, par sa force et son courage, le respect 
        et la vénération des Arabes; ce faisant, il avait conscience 
        de " jouer à la mort ", non seulement pour lui, 
        " mais pour l'Europe civilisée, pour la France (GÉRARD 
        (Jules), La Chasse au lion, Robert Laffont, 1978, collection L'Algérie 
        Heureuse, p. 215. " . Le célèbre illusionniste 
        Robert-Houdin, quant à lui, vint en Algérie mission officielle 
        en Algérie en 1856.
 On lui demandait de réaliser des tours de magie devant les Arabes, 
        pour surpasser les marabouts et leur enlever tout crédit. Lui aussi 
        va employer des balles, même si les siennes sont truquées, 
        lui aussi va s'attirer leur estime, même si c'est plus par son adresse 
        que par sa force. Lui aussi agissait par patriotisme ( 
        grain de sel: le patriotisme? ça existe encore?) , puisqu'il 
        refusa l'importante somme d'argent que lui offrait le ministre de la Guerre. 
        Mais quel rôle joua t-il vraiment dans la pacification de l'Algérie?
 
 Un illusionniste déjà célèbre
 
        
          |  Jean-Eugène Robert-Houdin |  En 1854, Robert-Houdin reçoit une 
        lettre du colonel de Neveu, chef du bureau politique à Alger, le 
        priant de se rendre en Algérie pour donner des représentations 
        devant les principaux chefs de tribu. On sait quel rôle important 
        jouaient ces officiers des bureaux arabes, véritables " maîtres 
        Jacques de la colonisation ", même s'ils allaient vite 
        devenir impopulaires auprès des civils (l'affaire Doineau, ce capitaine 
        accusé du meurtre d'un agha, éclatera justement en 1856). 
        Beaucoup d'entre eux considéraient les marabouts et les confréries 
        comme des ennemis de la présence française et de Neveu avait 
        publié une synthèse sur ce sujet en 1845 sous le titre Les 
        Khouan, ordre religieux chez les musulmans de l'Algérie. Il comptait 
        donc sur Robert-Houdin pour mener auprès des Arabes une véritable 
        " action psychologique " comme diront plus tard les officiers 
        des SAS dont il se montre en quelque sorte le lointain précurseur 
        à cet égard.
 Mais Robert-Houdin commence par refuser. Il a 49 ans, il est célèbre, 
        il a fait des tournées dans toute l'Europe, il est fatigué 
        des voyages, et il goûte les douceurs du repos au " Prieuré 
        ", la maison qu'il vient d'acheter près de Blois, en compagnie 
        de sa seconde épouse (il est veuf de la première). Cette 
        maison est surnommée " l'Abbaye de l'attrape ", car c'est 
        une " maison intelligente ", où, grâce aux miracles 
        de l'électricité, les portes s'ouvrent toutes seules devant 
        les visiteurs, qui peuvent aussi admirer des automates dans le jardin, 
        comme un faux jardinier maniant un râteau, un faux ermite lisant 
        la Bible... Sa carrière est déjà derrière 
        lui, et il peut en être fier.
 
 Jean-Eugène Robert est né à Blois en 1805, où 
        son père est horloger. Comme lui, il a le goût de la mécanique, 
        et il s'est marié avec la fille d'un horloger, Cécile Houdin, 
        dont il ajoutera le nom au sien avec un trait d'union. Mais il ne sera 
        pas horloger à son tour. Il s'installe à Paris, se lie avec 
        un fabricant de matériel magique, crée un cabinet d'automates, 
        réalise des tours stupéfiants devant Louis-Philippe, ouvre 
        enfin un théâtre au Palais-Royal, où il donne des 
        " Soirées fantastiques ". On peut y voir des enfants 
        suspendus dans le vide, des bouteilles inépuisables, de mystérieux 
        coffres de cristal... Surtout, il a renouvelé l'illusionnisme. 
        Avant lui, opéraient des escamoteurs en costume burlesque, entourés 
        de bric-à-brac et de têtes de mort. Lui, il se présente 
        en habit noir, la scène est un élégant salon, et 
        d'aimables poèmes accompagnent l'annonce de ses tours. Sa notoriété 
        est telle qu'il a fait des tournées en Belgique, en Allemagne, 
        en Angleterre devant la reine Victoria. Et il n'est pas seulement un prestidigitateur, 
        mais aussi un savant qui inventera l'iridoscope, l'interrupteur de courant, 
        ou l'ampoule à filament... Alors on comprend qu'il désire 
        se reposer, et qu'il ne soit guère tenté par un voyage en 
        Algérie, d'autant qu'il craint les 36 heures de navigation de Marseille 
        à Alger...
 
 Un " grand marabout blanc " en Algérie
 
 Pourtant, le colonel de Neveu le relance deux ans plus tard, et cette 
        fois, Robert-Houdin accepte d'aller en Algérie. " À 
        bout d'arguments sérieux, écrira-t-il ( Citation 
        extraite, comme les suivantes, de Robert-Houdin, Confidences d'un prestidigitateur, 
        Stock, 1995), et bien qu'il m'en coûtât de quitter 
        ma retraite, je me décidai à partir, car j'étais 
        fier, moi, simple artiste, de pouvoir rendre un service à mon pays 
        ".
 
 D'emblée il est persuadé que les marabouts et les agitateurs 
        qui se disent inspirés par le Prophète ne sont que des illusionnistes 
        de bas étage; selon lui, " ils parviennent à enflammer 
        le fanatisme de leurs coreligionnaires à l'aide de tours de passe-passe 
        aussi primitifs que les spectateurs devant lesquels ils sont présentés 
        ". Des agitateurs, il y en a encore dans l'Algérie du Second 
        Empire. Le Sud Saharien vient à peine d'être soumis et le 
        colonel Pélissier s'est emparé de Laghouat en 1852. Mais 
        la Kabylie a échappé jusque-là à la conquête 
        et un nouveau chef religieux y prêche la guerre sainte.
 
 Le maréchal Randon, gouverneur général depuis 1851, 
        y est parti en expédition depuis quelques jours, quand Robert-Houdin 
        débarque le 2 septembre 1856 à Alger, où il va rester 
        jusqu'en novembre. Une ordonnance vient le chercher " dans une 
        charmante barque " et le conduit place 
        du Gouvernement, à l'hôtel d'Orient, où 
        il est " logé comme un prince ", en compagnie de son 
        épouse, invitée elle aussi. Randon a mis à sa disposition 
        le 
        théâtre d'Alger, place Bab-Azoun (futur 
        square Bresson) et le maire, M. de Guiroye, lui facilite l'organisation 
        des séances. En occupant l'imagination des Algérois, " 
        il s'agit, lui dit le colonel de Neveu, de les empêcher 
        de se livrer, sur les éventualités de la campagne en Kabylie, 
        à d'absurdes suppositions, qui pourraient être très 
        préjudiciables au gouvernement ". La salle est toujours 
        pleine, mais on y voit peu d'Arabes, car " ces hommes de nature 
        indolente et sensuelle mettent bien au-dessus d'un spectacle le bonheur 
        de s'étendre sur une natte et d'y fumer en paix ".
 
 Randon revient en vainqueur à Alger le 20 octobre. Se déroulent 
        alors les habituelles fêtes d'automne en l'honneur des chefs de 
        tribus du Tell et du Sud et les abords de la ville se remplissent d'hommes, 
        de tentes et de chevaux. Le 28 octobre, Robert-Houdin dorme une représentation 
        spéciale pour eux. Leur installation au théâtre est 
        longue à opérer, car " ces hommes de la nature ne 
        pouvaient pas comprendre qu'on s'emboîtât ainsi, côte 
        à côte ". Outre les aghas, bachaghas, officiers, 
        interprètes, il y a là le maréchal Randon, sa famille, 
        son état-major, le préfet, le maire et, bien sûr, 
        le colonel de Neveu, très affairé. Pour Robert Houdin, il 
        ne s'agit pas seulement de distraire, mais de " frapper juste 
        et fort sur des imaginations grossières, car je jouais le rôle 
        de marabout français " dit-il. Alors d'un chapeau, il 
        fait sortir des boulets de canon et d'une corne d'abondance une multitude 
        d'objets qu'il distribue à l'assistance; un hercule, choisi parmi 
        elle, mais frappé d'une secousse électrique, ne peut pas 
        soulever un coffre pourtant léger, la balle tirée par le 
        pistolet d'un second dévie de sa course, un troisième est 
        littéralement escamoté sous un " gobelet d'étoffe 
        ". D'abord pétrifiés, les Arabes terrorisés, 
        s'enfuient en évoquant le diable (chitan). Mais, après le 
        spectacle, les interprètes leur font comprendre qu'il s'agit de 
        prestidigitation, non de sorcellerie, et des relations amicales s'établissent 
        entre eux et " le grand marabout blanc ", décidément 
        supérieur à leurs prétendus sorciers... Trois jours 
        plus tard, au cours d'une réception chez le gouverneur, ils le 
        remercient en lui offrant un poème calligraphié en deux 
        langues: " À un marchand, on donne de l'or ; à un 
        guerrier, on offre des armes; à toi, nous te présentons 
        un témoignage d'admiration que tu pourras léguer à 
        tes enfants ".
 
 Mais Robert-Houdin veut connaître à son tour les marabouts 
        et " autres jongleurs indigènes ". En novembre, 
        il assiste, avec le colonel de Neveu, à une séance des Aïssaouas, 
        ces fameux convulsionnaires déjà évoqués par 
        Théophile Gautier qui les rencontra en 1845 près de Blida, 
        et fit le récit de leurs étonnantes coutumes ( HOURANT 
        (Georges-Pierre), Ils ont tant aimé l'Algérie, Mémoire 
        de Notre Temps, 2003, p. 50 et 289 à 292.). On sait 
        qu'ils commencent par danser sur place de plus en plus vite, puis se transpercent 
        avec des poignards, marchent sur du fer rouge, ou bien encore avalent 
        des scorpions vivants, clous et verre pilé, et tout cela sans difficulté.
 
 Robert-Houdin, lui n'y voit que trucs et illusion, il dénombre 
        huit tours, en donne une explication rationnelle, et affirme que des Européens, 
        eux aussi, les ont déjà réalisés: " Il 
        n'est pas nécessaire d'être inspiré d'Allah ou d'Aïssa 
        pour jouer avec des métaux incandescents ".
 Pour terminer son voyage, Robert- Houdin part, avec son épouse, 
        " pour l'intérieur de l'Afrique ", muni de lettres 
        du colonel de Neveu pour des chefs de bureaux arabes, ses subordonnés; 
        après deux jours de diligence, il arrive à Médéa, 
        qu'il visite sous la conduite du capitaine Ritter.
 
 Puis ce dernier lui donne un guide et des chevaux pour aller jusque chez 
        le Bachaga Boualam. Le guide, ancien élève du lycée 
        Louis le Grand et bachelier ès sciences, mais caïd d'une toute 
        petite tribu, s'éclipse en cours de route pour n'avoir pas à 
        rendre visite à son important rival dont il est jaloux. Malgré 
        ce désagrément, Robert-Houdin, sous un soleil brûlant, 
        trouve sa route à travers les ravins d'un pays " inculte 
        et désert " et arrive chez Boualam. Ce dernier reçoit 
        somptueusement ses invités, les asperge de la tête aux pieds 
        d'eau de rose (" nous empestions à force de sentir bon 
        "), leur offre une soupe au piment qui leur met la bouche en feu 
        tandis que leur hôte en avale sans sourciller d'énormes cuillerées; 
        enfin la soupe est suivie d'un ragoût de mouton et d'un poulet rôti 
        dépecés avec les doigts, le tout accompagnant " couscoussou 
        et friandises ".
 En échange, Robert-Houdin exécute quelques tours d'adresse; 
        comme un marabout sceptique veut se battre contre lui avec un revolver, 
        il réussit à en truquer les balles et sort ainsi victorieux 
        d'un duel dangereux, qui inquiétait à juste titre son épouse.
 
 Enfin, il se rend à Miliana, 
        terme de son voyage où l'accueille le capitaine Bourceret et où 
        il assiste à une spectaculaire fantasia.
 
 Nouvelle diffa, avec moutons embrochés au bout de longues perches 
        comme des bannières, et nouveaux tours de notre prestidigitateur, 
        qui produisent comme prévu de gros effets sur les " imaginations 
        superstitieuses " des Arabes : on s'enfuit à son approche, 
        on le prend encore une fois pour le diable, " mais, dit-il, 
        si j'avais pris le costume mahométan, ils se seraient au contraire 
        prosternés devant moi comme un envoyé de Dieu ". 
        Robert-Houdin revient à Alger, en évitant cette fois les 
        chemins de traverse, " car, écrit-il, ces sortes 
        de parties de plaisir, qui ne sont en réalité que des parties 
        de fatigue, peuvent être agréables tout au plus une fois 
        et ne servent qu'à raviver la jouissance du bien-être que 
        nous avons quitté ".
 
 D'ailleurs, son retour sera bien mouvementé: une tempête 
        surprend son bateau, qui est ballotté par les vents pendant neuf 
        jours avant d'être jeté sur la côte espagnole à 
        Rosas, d'où il regagne la France, en traversant les Pyrénées 
        par de mauvais chemins semés de fondrières ! Rentré 
        enfin au " Prieuré ", il y fera des séjours de 
        plus en plus longs et il racontera ses souvenirs d'Algérie et les 
        autres dans ses Confidences d'un prestidigitateur qui connaîtront 
        un grand succès, et qui seront suivies de trois autres livres sur 
        le jeu et la magie.
 
 Hélas ! en 1870, son fils est tué à la guerre et, 
        miné par le chagrin, il meurt à 66 ans en 1871, après 
        avoir vu Blois occupé par les Prussiens.
 
 Détourner les Arabes des miracles
 
 Si son souvenir est toujours resté présent en France (une 
        Maison de la Magie qui lui est consacrée a été ouverte 
        à Blois en 1998), il n'en fut pas de même en Algérie.
 
 Quelle y fut son influence? Sans doute, son explication des prodiges opérés 
        par les marabouts ou par les Aïssaouas est-elle réductrice; 
        en bon voltairien qu'il est comme la plupart des officiers des bureaux 
        arabes qu'il fréquenta, il n'y voit qu'imposture et truquage là 
        où il faudrait sans doute prendre en compte une dimension proprement 
        religieuse, voire mystique.
 
 Baudelaire ne s'y est pas trompé, qui écrivit dans Fusées 
        à propos de cette épopée algérienne : " 
        Il appartenait à une société d'incrédules 
        d'envoyer Robert- Houdin chez les Arabes pour les détourner des 
        miracles ". Et, de toute façon, son intervention fut trop 
        isolée et trop courte pour laisser des traces profondes; ainsi, 
        quelques années après, se déclenchait la grande insurrection 
        kabyle.
 
 Sur le moment pourtant, sa mission eut un éclatant succès. 
        En témoigne le dialogue entre le maréchal Randon et un chef 
        kabyle venu faire sa soumission à Alger, et qui avait assisté 
        aux représentations du prestidigitateur. Au Maréchal qui 
        lui demandait " Est-ce que tu as pris ces miracles au sérieux? 
        ", le chef indigène, étonné, lui répondit 
        : " Au lieu de faire tuer tes soldats pour soumettre les Kabyles, 
        envoie ton marabout français chez les rebelles et avant quinze 
        jours, il te les ramène tous ici ". Conviction erronée 
        ou justifiée? Les spectateurs avaient-ils cru que le " 
        grand sorcier blanc " possédait des pouvoirs surnaturels 
        supérieurs? Ou bien certains furent-ils convaincus, grâce 
        à lui, que la magie n'est qu'une illusion et qu'ils avaient été 
        trompés jusque-là par leurs marabouts?
 
 Quoi qu'il en soit, le séjour de Robert-Houdin n'en restera pas 
        moins l'un des épisodes les plus surprenants de l'histoire de la 
        France en Algérie.
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