| ------COMMENÇONS 
        par le pire. Par la fin. ------Le village français d'Affreville 
        est mort en juillet 1962. II avait cent quatorze ans. C'est jeune pour 
        un village. Pour Affreville, c'était la pleine croissance. Nous 
        partions en laissant derrière nous des chantiers silencieux, des 
        projets anéantis, des dossiers inutiles. Portée par sa devise 
        favorite : " II n'est pas nécessaire 
        d'espérer pour entreprendre ", la municipalité 
        de ce village avait tellement entrepris, dans les dernières années, 
        qu'elle s'était reprise à espérer. Jusqu'au bout, 
        on tira les plans sur le cadastre. Si bien que, l'agonie venue, restaient 
        encore à bâtir quatre nouveaux groupes de H.L.M., un aérodrome, 
        une caserne, un hôtel des finances, une station de pompage, sept 
        aqueducs, un pont à tablier en béton armé, encore 
        un groupe scolaire et une église neuve.
 ------L'ancienne, née avec le village, 
        avait reçu un rude contrecoup du tremblement de terre d'Orléansville, 
        en septembre 1954. Peu de temps avant qu'une église ne serve plus 
        de rien à Affreville, en 1960, le conseil municipal décide 
        pourtant qu' " un avant-projet sera incessamment
 soumis par MM. les architectes Barrault et Di Martin (un merveilleux tandem 
        qui nous promet une belle réalisation) ; les idées générales 
        et maîtresses données par Mgr Duval, archevêque d'Alger, 
        à la nouvelle équipe nous permettent de penser que toute 
        diligence sera faite pour la pose de la première pierre, sous un 
        avenir très rapproché ".
 ------On ne posa jamais la première 
        pierre. L'avenir d'Affreville tourna court dès la signature des 
        accords d'Evian, le 18 mars 1962. Comme l'armée leva le camp avec 
        une avance notoire sur le calendrier, les rangs de la rébellion 
        s'étoffèrent brusquement de tous les partisans de la dernière 
        heure. Bref, en un mois, une vingtaine de Français sont enlevés, 
        dont certains ont la gorge tranchée au fond des oueds. On perd 
        la trace des autres. Dès lors, les gens d'Affreville se demandent 
        à quoi peut bien rimer leur présence dans ce patelin du 
        haut Chélif, entre Alger qui prenait le bateau et Oran qui se sabordait. 
        Le village ferma donc ses portes, ses bistrots, ses boutiques, sa mairie, 
        son église provisoire, son stade, sa piscine, ses écoles, 
        les grilles du monument aux morts, le portail des docks-silos, le cinéma, 
        la salle des fêtes. En définitive, resta, comme seul chrétien, 
        la statue en bronze de Mgr Affre, inaugurée en grande pompe il 
        n'y avait pas si longtemps et qui bénissait un silence dévasté. 
        Voilà. C'était fini...
 Alors, vinrent 
        les premiers colons  ------Au commencement, 
        il y eut les Romains. Le village s'appelait Malliana. A ne pas confondre 
        avec Miliana, qui en ce temps-là portait le nom de Succhabar. Malliana. 
        Un village de potiers fixés sur cette terre argileuse, ce qui expliquera 
        que trois briqueteries aient pu s'installer à Affreville, au moment 
        de l'ère française. Une tuile ronde, trouvée au village, 
        révéla son origine romaine. Elle portait, gravés, 
        les mots forma imbricis (type de tuile creuse).------Par la suite, des fouilles entreprises 
        dans un dessein autre que d'archéologie, mirent brusquement au 
        jour une pierre sur laquelle on lisait une inscription célébrant 
        la victoire d'AElius AElianus, gouverneur de la province de Maurétanie 
        césarienne, sur une tribu (déjà) rebelle de la chaîne 
        des Babors à l'extrême limite du commandement d'lElius klianus. 
        Pourquoi ce monument dédicatoire, élevé à 
        Malliana plutôt qu'à Caesarea (nom romain de Cherchell) ? 
        Peut-être rappelait-il aux légions romaines, qui passaient 
        souvent par là, les combats glorieux d'AElius...
 Puis, les Romains partis, Malliana s'effaça, au cours des siècles. 
        Alors, vinrent les premiers Français.
 
 ------Tout commença par cinquante 
        feux. Cinquante familles de colons originaires de Paris et que la France 
        expédia là, en 1848, dans le cadre des fameuses colonies 
        agricoles fondées par le général de Lamoricière, 
        ministre de la Guerre dans le cabinet Cavaignac. Un coin de terre brûlée, 
        à 141 km d'Alger. Ces premiers colons-là cultivèrent 
        le mûries!`, élevèrent des vers à soie, fondèrent 
        une magnanerie, à mi-distance entre ce qui n'était pas encore 
        Affreville et ce qui était déjà Miliana, ville arabe 
        que l'armée avait soumise et où elle avait installé 
        une petite garnison.
 Le blé 
        remplace les jujubiers ------Le 14 novembre 
        1848, le gouvernement français décide de donner à 
        ce hameau de cinquante feux, le nom d'Affreville. D'une plume fière, 
        le premier maire, un certain Dr Méot, inscrivit sur les registres 
        : "Ce nom perpétue la mémoire 
        de Mgr Denis A f re, archevêque de Paris, mortellement blessé 
        sur les barricades, où il était allé porter des paroles 
        de paix, le 25 juin 1848".------En 1851, Napoléon III est au 
        pouvoir. Sur ordre du gouvernement impérial, on installe à 
        Affreville un camp de détenus politiques. Les quarante-huitards. 
        On leur ménage comme travaux forcés, l'ouverture des routes 
        de la plaine du haut Chélif, prise entre le mont Zaccar et les 
        premiers contreforts de l'Ouarsenis. Alors commence seulement le terrible 
        travail de défrichement entrepris par les colons. Là, il 
        n'y a pas de marécages, comme dans la Mitidja, mais des terres 
        couvertes d'immenses touffes de jujubiers épineux et de palmiers 
        nains. Peu à peu, des fermes se construisent. Ces temps héroïques 
        n'étaient pas si reculés qu'on n'en eût encore des 
        échos, à Affreville. Une famille qui s'appelait Napoléon, 
        débarqua, nantie d'une concession de 36 hectares, en bout de route, 
        du côté de l'Ouarsenis. Le grand-père, qui vivait 
        encore en 1958, avait dix ans, quand il arriva en carriole avec ses parents 
        :
 ------- Il n'y avait 
        rien ! Trente-six hectares de broussailles ! Je me souviens que mon père 
        et ma mère se laissèrent tomber sur un talus, avec leurs 
        balluchons, et que ma mère se mit à pleurer de désespoir 
        !"
 ------Dans cette plaine-là, les variations 
        de température peuvent atteindre trente degrés par jour. 
        En hiver, le thermomètre descend à 0 degré, souvent. 
        En été, le mercure grimpe jusqu'à 47 degrés 
        à l'ombre. Bien ! Le temps passe, le blé remplace les jujubiers 
        et l'année 1872 donne lieu à des festivités particulières.
 Un genre de village 
        texan. ------Le 14 septembre, 
        le village devient une commune de plein exercice. Bref, il devient majeur. 
        Et le le 1er mai 1872, le premier train Alger-Oran passe en gare d'Affreville. 
        La gare n'est encore qu'une baraque en planches. Par la suite, on la construira 
        dans le style de toutes les petites gares de province, en France. Et bien 
        plus tard, quand Affreville sera la grande gare du blé, contrôlant 
        toute la plaine, flanquée de docks-silos, les trains stopperont 
        devant des bâtiments rappelant la Provence, avec un luxe de tuiles 
        rondes et de fer forgé. Cette gare a décidé du destin 
        du village. Elle en a fait le centre d'une région de culture de 
        céréales et, en 1948, un siècle après sa fondation, 
        les cinquante feux sont devenus 12 061 habitants, dont 2 082 européens, 
        et 9 979 musulmans. Peut-être faut-il maintenant présenter 
        ce village.Le voyageur de passage pouvait le trouver laid. C'était un long 
        village mille-pattes. Une immense rue principale, bordée de faux-poivriers, 
        à l'ombre maigre, qu'on appelait rue d'Orléansville, alors 
        qu'en fait on l'avait baptisée avenue Mgr Affre. Mais comme elle 
        menait à Orléansville... Sur cette longue rue venaient se 
        brancher des ruelles, dont les unes, à bâbord, montaient 
        jusqu'à la voie de chemin de fer, et dont les autres, à 
        tribord, descendaient vers la plaine. C'était sans doute un village 
        laid, mais terriblement actif, entreprenant, turbulent.
 -----Un genre de village texan, avec autant 
        de bistrots que pouvaient en souhaiter les buveurs d'anisette, et autant 
        de cafés maures qu'en pouvaient espérer les joueurs de dominos.
 -----Autant 
        de temples qu'il y avait de cultes, c'est-à-dire, une mosquée, 
        une synagogue, une église. Six écoles, un hôpital 
        militaire, un centre de santé et une maternité. Un cours 
        complémentaire, un cours secondaire 
        et une école professionnelle agricole. Sept associations sportives, 
        allant de l'O.A. (Olympique Affrevillois), pour le football, à 
        l'A.S.B. (Association sportive des boulomanes) ; du S.C.A. (Sporting Club 
        Affrevillois), pour le tennis, à la " Joyeuse Raquette " 
        (ping-pong). On inaugura la piscine par des lâchers de ballons et 
        un corso fleuri. Dans la presse, ce jour-là, les correspondants 
        locaux des journaux d'Alger firent du style : Sur 
        le plongeoir de la splendide piscine, orgueil de la municipalité, 
        va s'élever la montgolfière " Affreville ", annonciatrice 
        de la joie et de la gaieté qui dominèrent en maîtresses, 
        les fêtes de la ville...
 -----Nous reviendrons aux fêtes. Après 
        les travaux. Affreville vivait au rythme des colons, dont le jour était 
        le jeudi. C'était la journée des affaires. Les Arabes appelaient 
        Affreville K'hmis (le jeudi) pour cette raison-là. Le jour des 
        affaires et du marché aux fruits et aux légumes. Les colons 
        accouraient de tous les coins de la plaine. C'était le jour des 
        banques, des achats de matériel, des commandes de bourrellerie, 
        de ferronnerie, le jour faste des bistrots et des restaurants. Chose étrange, 
        on pouvait voir, alors, le plus riche colon de la plaine arrêter 
        sa Mercedes devant le café du " Coq-Glorieux " pour y 
        déjeuner, sur un coin de table, d'un peu de pain et de charcuterie, 
        avec un vieil Espagnol de son âge. L'un avait réussi, l'autre 
        moins. Mais, entre les deux hommes, c'était un rite. Ils se retrouvaient 
        le jeudi comme aux premiers jours de leur aventure.
 -----Le rythme des colons, c'était 
        le rythme des saisons. Dans ce patelin où la pluie était 
        rare, on attendait la pluie à partir de janvier. Il arrivait que 
        janvier passât à sec, et février, et mars. Année 
        de mauvaises récoltes, cinq ou six quintaux à l'hectare. 
        Année d'emprunts aux banques et de vaches maigres pour le commerce. 
        Mais quand la pluie tombait, une allégresse particulière 
        secouait Affreville. On prévoyait le douze ou le quinze à 
        l'hectare. Les affaires reprenaient. Et la récolte vendue, les 
        fêtes d'Affreville - nous y venons - pouvaient préparer leurs 
        feux d'artifice. Ce ne sont pas de vains mots. Ruggieri, le " grand 
        artificier d'Alger ", venait planter ses décors autour du 
        kiosque à musique.
 -----" Féerique ! " comme 
        disaient les Affrevillois.
 -----C'était une débauche d'ampoules 
        et de guirlandes, de drapeaux et de fusées. Et trois jours de gloire 
        pour la société de musique, " les Enfants d'Affreville 
        ".
 -----" Les Enfants d'Affreville ". 
        La société fut créée, officieusement en 1883 
        et officiellement, statuts déposés à la préfecture 
        d'Alger, le 27 décembre 1900. Une société qui se 
        couvrit de lauriers. Pensez ! En 1883, tout le village l'acclama sur le 
        quai de la gare, car elle ramenait d'Alger le premier prix de lecture 
        à vue et le premier prix d'honneur. Les succès continuent 
        jusqu'en 1914. Sur le livre d'or de la société, on peut 
        lire alors : "La période de 1902 
        à 1914 laisse dans la mémoire des anciens d'Affreville le 
        souvenir d'une époque de prospérité. Grâce 
        au chef Morizard et à l'aide de la municipalité Casimir 
        Martin. La guerre de 1914 arrive. La plupart des musiciens
 vont faire leur devoir de Français. La société cesse 
        toute activité jusqu'en 1919".
 -----Elle renaîtra en 1929. Et avec 
        elle," les Enfants d'Affreville " vont jouer au concours international 
        de Genève. L'événement se prépare dans la 
        fièvre générale.A leur retour c'est du délire 
        : premier
 prix d'honneur !
 -----Et la seconde guerre mondiale, qui, 
        cette fois encore, disloquera l'orchestre !
 -----Pendant cette seconde guerre mondiale, 
        le village connaîtra des jours surprenants. Il fera connaissance 
        avec l'Amérique. En 1942, Affreville devient un relais pour les 
        convois américains qui débarquent à Oran, et foncent 
        sur la Tunisie. L'Affrevillois en était resté à l'Amérique 
        de La Fayette. Il découvre soudain celle des rangers. Les convois 
        arrivent à la tombée de la nuit. Ils campent au grand marché, 
        le marché aux bestiaux, dont les murs ont été construits 
        par les déportés politiques en 1851.
 -----Si les Américains ne faisaient 
        que camper ! Toilette faite, les G.I. déboulent dans le village, 
        tirent des pétards dans les réverbères et dans les 
        glaces des bistrots, traquent les nymphettes, les poursuivent jusque chez 
        elles, à l'indignation des pères - pas commodes - qui empoignent 
        leur fusil de chasse... Bref, d'un commun accord, la population décide 
        de fermer portes et fenêtres et faire le vide à l'arrivée 
        des convois.
 Des Américains 
        bien tranquilles -----Jusqu'au jour 
        où deux mille Américains viennent s'installer pour un temps 
        indéterminé. Ils débouchent dans une ville morte. 
        Les Arabes se claquemurent deux fois plus que les Européens car, 
        au début, quand passaient les convois, des Mauresques ont été 
        attrapées au lasso...-----En fait, ces deux mille Yankees, accueillis 
        par le silence - et quelle méfiance forment le service cartographique 
        de l'armée américaine en Afrique du Nord. Affreville tombera 
        des nues en apprenant que c'est dans les docks, réquisitionnés 
        par les arrivants, que se sont préparées les cartes des 
        débarquements en Corse, en Italie, dans le midi de la France. Ces 
        Américains bien tranquilles passeront un an dans le village, et 
        ce séjour se soldera par huit mariages...
 -----1945. C'est l'armistice. Des noms viennent 
        allonger la liste déjà bien fournie, gravée sur la 
        colonne du monument aux morts. -----Parviennent 
        jusqu'à Affreville les sanglants échos de Sétif. 
        Aux élections législatives du 19 octobre 1947, la liste 
        du deuxième collège, qui porte l'étiquette M.T.L.D., 
        est élue par 840 voix sur 1 221 votants.
 -----Comme l'a fait, à Alger, Jacques 
        Chevallier, le nouveau maire d'Affreville, Me C. Gougé, accueille 
        au conseil municipal un adjoint de tendance M.T.L.D., M. Bouaraoua. C'est 
        aussi la municipalité du dialogue et des entreprises d'habitat 
        et de scolarisation mixtes. Quand la rébellion éclatera, 
        les élus musulmans resteront à leur poste, il semblera qu'aucune 
        pression ne s'exerce sur eux et comme Affreville restera calme pendant 
        les deux premières années de la rébellion, on pensera 
        que c'est un " coin tranquille ". En fait, la rébellion 
        avait fait du village un centre de ravitaillement pour les bandes armées 
        qui s'organisaient dans le massif de l'Ouarsenis, dominant la plaine.
 -----Affreville était située 
        à l'intersection de trois zones de la wilaya 4. Et l'état-major 
        de celle-ci ne tenait pas à mobiliser trop de militaires français 
        dans ce coin en multipliant des attentats ou des embuscades dans cette 
        région. Sous un calme apparent, la situation pourrissait lentement, 
        sûrement et d'autant plus dangereusement que le quartier européen 
        était encerclé par les quartiers musulmans ; de surcroît, 
        trois briqueteries, une fabrique de plâtre et une carrière 
        de pierre fournissaient le F.L.N. en explosifs, grâce à des 
        complicités, acquises de gré ou de force, parmi les ouvriers 
        musulmans. Le destin du village était scellé, à n'en 
        pas douter dès les premiers jours. Autant en emporte le vent...
 Marie ELBE 
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