sur site le 20-10-2003
-Profession ? Baladins du djebel

(Historia Magazine : la guerre d'Algérie, N° 236/43 – 10 juillet 1972)

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------Tout a commencé tandis que l'Algérie tout entière posait les problèmes les plus divers aux différents corps de troupe stationnés sur son territoire.
------La guerre rallumait ses feux alors que je me trouvais en Tunisie. Un picotement d'impatience, bien légitime, s'empara de moi. Recréer le Théâtre aux armées en Algérie. Un souhait, un rêve, une gageure en tout cas. Vite aplani par le commandement, favorable au projet.
------Le moral des troupes, voilà bien l'importance du facteur. Le commandement en était imprégné. L'expérience acquise en Indochine par le Théâtre aux armées restait présente à tous.
------Tout fut vite réglé, et les pionniers d'Indochine (Paul Sylvain, l'imitateur, Guy Bell's, le jongleur, et Francis Landoll, le ventriloque) me rejoignaient rapidement pour reprendre la sarabande sur le territoire algérien.
------Le général Salan, qui avait connu les premières heures de notre activité en Extrême-Orient, allait favoriser notre installation en Algérie, il fut notre aide, notre spectateur enthousiaste, et comme il avait raison! Souvenirs, Souvenirs..., air connu.

Un nom pompeux : le " Théâtre aux armées ".Une poignée d'hommes, qui reprennent, après l'Indochine, la " sarabande ", comme
ils disent. D'est en ouest et des plages aux dunes, ils plantent leurs tréteaux, là où il y a des soldats, et donnent leur spectacle, souvent avec les moyens du bord. C'est le " music hall en uniforme ". Un camion, avec une scène se dépliant sur le côté, mécaniquement, des
projecteurs, des décors chargés de rêve. L'illusion était totale.

Pour des gars qui " pitonnent " depuis des mois sans avoir rien vu que le maquis, ce camion-là, c'est quelque chose !

-----Nos souvenirs, dans cette " virée ", sont de ceux que l'on n'oublie pas comme on veut, chaque jour apportant son lot de surprises, de quiproquos, d'hôtes grincheux ou charmants.
------Un vrai régal sur le plan documentaire et sur celui des relations humaines.
------Civils ou militaires, gros ou petits colons, petits pieds-noirs, musulmans, caïds ou grands chefs, officiers, sous-officiers ou soldats, que de souvenirs vous avez accrochés à nos pas. D'une frontière à l'autre. De la plus grande à la plus petite oasis, nous vous avons tous connus. Vous avez été notre vie, nos peines, nos joies.

------"Tant que ton cœur battra pour moi", c'était le titre d'un des succès de François Deguelt. À lui seul, ce titre évoquait toute l'Algérie, la vie que nous y menions, et le rideau tombait sur les derniers accents de sa chanson, devenue célèbre par son talent et sa gentillesse.
------Le rideau tombait, comme chaque jour, commençait alors une deuxième journée pour les membres du " Music-hall en uniforme ". Que ce soit dans une salle confortable d'une grande ville, le préau d'une école ou en plein air, dans un poste, il fallait replier les tréteaux ambulants, emballer la sono, ranger les costumes, les rideaux.
------L'élégante scène qui n'avait rien à envier à celle d'un cabaret parisien était appliquée sur le côté d'un camion et descendait mécaniquement, tel un livre s'ouvrant.Quelques tubes pour tendre plafond et coulisses de chauds tissus. Un système de grands paravents de toile cachant l'avant
et l'arrière du camion et la perspective était fort agréable. Ajoutez à cela une rampe et des projecteurs et l'illusion était totale.
------L'intérieur du camion était réservé à la loge, spécialement aménagée de placards-penderies et d'un lavabo. C'était, à travers nos tournées, notre home principal.
------Chaque soir, tout était rangé minutieusement; aussi les ouvriers des planches se transformaient-ils en machinistes et en débardeurs. Mais quelques minutes plus tard, après un bon rinçage, garçons et filles se retrouveront avec nos hôtes pour entretenir une conversation autour d'une table bien garnie, où chacun ira de son histoire. Je me souviens d'un jeune sous-lieutenant qui, pendant toute une nuit, nous raconta les histoires les plus drôles, les plus courtes, les plus longues, et les plus... féroces. A ma question " Mais pourquoi ne pas travailler dans un cabaret spécialisé à Paris? ", il me répondit : " Impossible, je suis trappiste... " Et c'était vrai!
------Après ces sympathiques réceptions, nos filles se transformaient en entraîneuses (en tout bien, tout honneur) pour quelques pas de danse, où il leur fallait souvent esquiver la main baladeuse d'un garçon en mal d'amour.

Les terreurs de Diane et d'Yvonne

------Une courte nuit de récupération, bien ou mal couché, passant çà et là du palace des villes au plein air pur et simple, ou à la chambrée glaciale ou transformée en étuve. Les filles avaient la chance de trouver un peu plus de confort. Mais que ne leur a-t-on pas fait entre le lit en portefeuille et les souris blanches! Comble du diabolisme, un soir, deux farceurs avaient glissé une ficelle sous la baraque de leur chambre, avaient attaché un casque au centre, et tels des scieurs ils tiraient sur cette ficelle invisible, faisant se déplacer le casque dans leur chambre. L'effet était, paraît-il, saisissant. Et je dois dire que jamais une attaque sur la route, un mitraillage ou une mine n'ont plus impressionné Diane et Yvonne.
------Ah! les nuits sur cette frontière tunisienne, avec pour seul relief des kilomètres de fil de fer barbelé et la silhouette énigmatique des radars. Donner un spectacle de music-hall dans ce paysage pour " salaire de la peur " relevait du défi. Pas d'éclairage, pas de bruit, ou alors, spectacle en plein air, le visage au soleil, avec sous les yeux : " Chauffeur, attention! réseau en charge à 5 000 volts ". Quel bel éclairage, si un coup de frein malencontreux nous avait jetés dans cet enfer du feu de Dieu!..

De Médéa à Biskra, ou d'Alger à El-Oued, le Théâtre aux armées, son camion, ses chansons, ses bons mots. Tout le monde attendait ça, dans '' le bled. El-Oued, où aux alentours les palmeraies sont enfouies dans des cratères de sable, qu'il faut remonter, chaque jour, à l'aide de paniers, pour que les palmiers ne soient pas engloutis. Des files d'hommes, assument cette tâche.

------Au petit matin, nous nous retrouvions accompagnés de la longue file des blindés en patrouille, nous protégeant et nous guidant (ce qui était d'ailleurs préférable. La seule fois où nous sommes partis seuls, nous nous sommes trompés et avons traversé une zone entière infestée de fellaghas. Nous nous en sommes tirés, mais pas avec les félicitations du commandement. Nous avions sûrement la baraka), pour nous acheminer vers les postes les plus déshérités. Stop dans un petit village qui semblait être envahi par les femmes. Pas un stop au hasard, notre circuit était organisé, mal, fort souvent d'ailleurs, mais organisé sur les papiers d'état-major, ce qui ne correspondait pas toujours aux réalités du moment ou de l'heure.
------Qu'importe, lieutenant X..., seul en tant qu'homme, ou presque, avec vos femmes, vous nous avez surpris! Pied-noir bon teint, votre travail était fantastique, vous parliez parfaitement arabe, revêtiez la cachabia et vous mêliez à la foule des marchés afin de recueillir de précieux renseignements sur les installations des fellaghas et sur leurs projets.

Un colonel en pyjama !

------Quant à vos femmes au tablier de servante, elles ont assisté, cet après-midi-là, au spectacle le fusil entre les jambes en guise de sac à main. Ce sont mes " harkettes ", m'avez-vous dit. Elles patrouillent chaque soir dans le village et dans les environs; elles sont redoutables et bien connues des fellaghas.
------Bravo, mesdames! nous étions assez stupéfaits, surtout si l'on fait le parallèle avec nos charmantes P.M.F.A. ou F.F.A. dont le charme ne va pas s'encombrer (sauf rares exceptions) de faits de guerre nuisibles à toute esthétique...
------Nous vous avons quittés un petit matin d'automne pour El-Oued. Notre convoi toujours composé de la 403 familiale, d'un camion de matériel et du camion scène-loge.
Quelques escales et c'était déjà le grand désert. Une arrivée triomphale en pleine sieste à Touggourt. Un soleil de feu, dans une ville complètement endormie et un colonel qui nous réceptionna en... pyjama. En hurlant qu'il nous attendait depuis la veille. C'est bien possible, mon colonel, seulement voilà, dans les vents de sable la 403 renâclait un peu. Alors, nous arrivons quand nous pouvons.
------Mais pourquoi diable, mon colonel, étiez-vous encore en pyjama, le soir, pour assister au spectacle? Pourquoi a-t-il fallu que l'alerte sonnât durant le tour de chant de François Deguelt? Pourquoi vous avait-on volé votre fanion alors que le cinéma d'en face affichait le Fanion du colonel et qu'une main avait ajouté On a volé (et cependant nous vous jurons que le pickpocket du spectacle, Jo Valdys, n'y était pour rien) ? Enfin... Pourquoi, la malchance s'acharnant sur vous, a-t-il fallu qu'une roquette réduise en poussière votre appartement et votre uniforme en lambeaux alors que vous étiez en pyjama?... Quelle bonne soirée nous avons passée! ...
------Par contre, ce soir-là notre chambre était très confortable, mais c'est à plat ventre sur la terrasse, tellement il faisait chaud, que nous avons passé la nuit, François Deguelt et moi. Nuit mémorable, puisqu'il y a composé son succès de l'année :"Je te tendrai les bras."

 

------Arrivée à Ouargla. Les pistes devenant trop mauvaises pour continuer en véhicules, nous prîmes l'avion pour les oasis, après une visite traditionnelle à Hassi-Messaoud, où la réception des " pétroliers " donna lieu à des libations sauvages à la lueur des torches géantes des derricks.
------À Edjelé, un vent de sable rouge emporta comme un fétu de paille notre décor de fortune; éclairage, rideaux, tout avait disparu avec la pluie et le vent. Qu'à cela ne tienne, le spectacle se déroula sous forme de cabaret dans une des salles à manger du campement. Fort-Charlet-Djanet, la plus belle oasis qui soit, où l'unique bistrot était tenu par une ancienne péripatéticienne, qui faisait fonction, par surcroît, de buraliste, d'écrivain public et je ne sais quoi encore, tout en écoutant à longueur de journée des chansons paillardes sur un tourne-disque dont l'aiguille sautait sous les grains de sable.
------Et puis Tamanrasset, terre de mission du P. de Foucauld. Tamanrasset, ça ne se décrit pas, c'est trop grand, trop beau, trop long à décrire. El-Goléa et ses mouches, à croire qu'elles avaient élu domicile uniquement ici, et retour à Ouargla après quelques autres escales afin de reprendre notre matériel routier, bien heureux de quitter ce JU-52 poussif où, pour tout confort, nous voyagions sur les sacs de ravitaillement, le nez dans les oignons et les pieds dans les patates. J'avais personnellement trouvé un endroit idéal dans les toilettes; ce n'était pas très confortable, mais je bénéficiais d'un cabinet particulier...
------Merci à vous en passant, joyeux pilotes, radio, navigateur, qui nous avez trimbalés tant de fois.

Le marabout guérisseur

------En remontant vers le nord, Ghardaïa, la ville bleue, Laghouat, la ville verte, firent évidemment nos délices bien que nous n'ayons guère le temps de faire du tourisme.
------Les kilomètres, nous ne les comptions jamais et quand nous arrivions chez les légionnaires, toute fatigue était effacée, même quand une grenade éclatait dans les premiers rangs des gars de la 13e D.B.L.E. Notre arrivée à la légion était toujours une explosion de joie et qu'il soit 8 heures ou 16 heures, une première chose s'imposait, le casse-croûte. Ah! les légionnaires, que ne nous ont-ils pas fait faire! - séance supplémentaire pour les gars qui arrivaient ou partaient de façon inattendue en opération. Ils nous traînaient les après-midi en hélicoptère dans les postes situés sur les pitons pour y retrouver quelque gars complètement isolés. La nuit, nous la passions dans leur cabaret, car je ne sais pas comment ils se débrouillaient mais, partout où ils vivaient, il y avait toujours un coin intime transformé en cabaret, dans un cadre toujours très étudié, même sous la tente. Dès qu'ils avaient un moment libre ils nous imposaient la visite de leur coin. Ce jour-là nous nous sommes rendus du côté de Djelfa chez le marabout guérisseur.

 

Une bombe dans le public...

------Pourquoi ce vieil ascète avait-il manifesté le désir de nous rencontrer? Que représentait pour lui le Théâtre aux armées? Je ne le sais pas encore à ce jour. Par contre, je ne suis pas près d'oublier l'étrange sensation des sentiments éprouvés. Le cercueil de l'ancêtre drapé de voilages aux vives couleurs auprès duquel nous avons pris un délicieux café accompagné de dattes, entourés de plusieurs dizaines de femmes et d'hommes venus de très loin avec leurs animaux bêlants et caquetants et dont le sacrifice devait exorciser les malades.
------Je dois dire que compte tenu de grandeur du cimetière qui entourait la " résidence " du mage, l'opération "guérison-miracle " ne devait pas toujours réussir.
------Imaginez un spectacle du Théâtre aux armées accompagné des incantations du digne vieillard dominant le tumulte, des groupes étranges, une bête renversée sur l'épaule, l'apaisement au cœur, un sourire indéfinissable sur les lèvres, celui de la foi et de l'espérance...
------Et même quand nous partions, amis légionnaires, au petit matin, quand nous n'avions pu vous rencontrer tous, vous nous guettiez, une poêle à frire d'une main pour nous faire croire que la route était minée à cet endroit, une bouteille de champagne dans l'autre main, celle de l'au-revoir.
------Ces quelques anecdotes, féroces drôles, s'ajoutent à des milliers d'autres mais je dois dire qu'il en fut de tragiques. Souvenez-vous, habitants de Bouïra, ce soir de 1957 - sept morts, cinquante blessés : une bombe venait d'éclater dans la foule des spectateurs, vous étiez là, immobiles, hébétés, saisis de vertiges.
------Vous avez à peine bougé. Tony Valéry chantait la Corse et patrouilla ensuite mitraillette à la main. Valdys dispensa ses illusions, un revolver en travers de ses colifichets, tandis que les filles se transformaient en infirmières et les camions en ambulances.
------C'était la vie, une fois de plus le spectacle commencé dans la joie se terminait dans les larmes et dans le sang.
------Après un tel périple, notre repos à Alger était bien mérité. Périodiquement nous revenions dans les villes, vers une civilisation ou une forme de guerre totalement différente. Notre pays à nous, c'était la Kabylie dans le froid, le Sahara dans la chaleur.
------Notre périple ouest, c'était de l'Algérois à l'Oranie. Oran, nous l'aimions beaucoup et nous y avions beaucoup d'amis. Notre plus beau souvenir c'est un spectacle dans le Théâtre de verdure. 10 000 spectateurs avec, pour fond sonore, l'éclatement des bombes de plastic dans différents coins de la ville. Et puis c'était Sidi-BelAbbès (fief de la légion), Tlemcen, Colomb-Béchar et puis, à nouveau, un tracteur du ciel nous emmenait à Béni-Abbès (l'oasis aux mille fraisiers), Timimoun (dormir dans le lit qui avait abrité le sommeil de la grande-duchesse de Luxembourg), Adrar et sa place de la Concorde, Reggane et sa bombe atomique...
------Mais, chaque jour, c'était inlassablement, le voyage, le montage, le démontage, le spectacle, l'arrivée ou le départ de l'un des membres de la troupe avec, les soirs de dernière, les éternelles farces, la meilleure contre F. Deguelt étant le lâcher sur scène d'une centaine de gros cafards, sur lesquels nous avions collé une carte de visite; essayez et vous verrez.
------Avoir le cafard, c'était parfois le lot de tous. Nous nous étions chargés du contraire, même si nous n'en avions pas envie. Le moral, c'était pour tous le soutien clé, et Dieu sait si l'on avait besoin de moral à Taberga ou à Morsott.
------Mais ils étaient regonflés, les gars qui parfois assistaient au spectacle assis dans les camions, prêts à partir, le fusil entre les jambes. Ils partaient en hurlant de joie, le cœur réchauffé de chansons, de mots drôles, d'illusion. Ils étaient gonflés, tous ces jeunes appelés qu'ils soient fils de commerçants, de paysans, ou étudiants. Ils ont été notre soutien.
------Puis vinrent nos derniers galas...
------Mais après des années de cette vie de fou, insensiblement, bêtement, tout se terminait à présent; sur le plan politique, les événements se précipitaient, chacun sentant que nous donnions nos derniers " galas ".
Nous redoutions ce dernier retour sur Alger. Nous le redoutions, car nous savions d'avance que nous arriverions pour vivre les dernières heures tragiques que l'Algérie tout entière allait devoir traverser. Le sang qui coule se passe de chansons, de comédie et d'illusions, même s'il prépare de grandes choses, à ce qu'on dit.
------Baladins de la joie, ici s'arrêtait notre mission. Bientôt, très bientôt, nous n'aurions plus le droit, ni le pouvoir, hélas! de faire rire qui que ce soit sur cette terre où les murs rougissaient par-ci par-là du sang des dernières victimes.
------Quant au public, ce cher public qui fut toujours l'essentiel de nos préoccupations, il s'est dispersé une fois le rideau tombé. Avec un soupir, il a quitté notre Théâtre pour le théâtre moins réjouissant de la vie, où de spectateur il est devenu l'acteur pitoyable et pourtant sincère de la vérité que nous savons.
------Le grand voile du silence est retombé avec le reste sur nos tréteaux ambulants. Celui de l'oubli, j'en suis sûr, ne sera jamais tissé pour aucun de nous.

Michel LEGAY