------Tout a commencé
tandis que l'Algérie tout entière posait les problèmes
les plus divers aux différents corps de troupe stationnés
sur son territoire.
------La guerre
rallumait ses feux alors que je me trouvais en Tunisie. Un picotement
d'impatience, bien légitime, s'empara de moi. Recréer le
Théâtre aux armées en Algérie. Un souhait,
un rêve, une gageure en tout cas. Vite aplani par le commandement,
favorable au projet.
------Le moral
des troupes, voilà bien l'importance du facteur. Le commandement
en était imprégné. L'expérience acquise en
Indochine par le Théâtre aux armées restait présente
à tous.
------Tout
fut vite réglé, et les pionniers d'Indochine (Paul Sylvain,
l'imitateur, Guy Bell's, le jongleur, et Francis Landoll, le ventriloque)
me rejoignaient rapidement pour reprendre la sarabande sur le territoire
algérien.
------Le général
Salan, qui avait connu les premières heures de notre activité
en Extrême-Orient, allait favoriser notre installation en Algérie,
il fut notre aide, notre spectateur enthousiaste, et comme il avait raison!
Souvenirs, Souvenirs..., air connu.
Un nom pompeux
: le " Théâtre aux armées ".Une poignée
d'hommes, qui reprennent, après l'Indochine, la " sarabande
", comme
ils disent. D'est en ouest et des plages aux dunes, ils plantent
leurs tréteaux, là où il y a des soldats, et
donnent leur spectacle, souvent avec les moyens du bord. C'est le
" music hall en uniforme ". Un camion, avec une scène
se dépliant sur le côté, mécaniquement,
des
projecteurs, des décors chargés de rêve. L'illusion
était totale.
|
Pour des gars
qui " pitonnent " depuis des mois sans avoir rien vu que
le maquis, ce camion-là, c'est quelque chose ! |
-----Nos
souvenirs, dans cette " virée ", sont de ceux que l'on
n'oublie pas comme on veut, chaque jour apportant son lot de surprises,
de quiproquos, d'hôtes grincheux ou charmants.
------Un
vrai régal sur le plan documentaire et sur celui des relations
humaines.
------Civils
ou militaires, gros ou petits colons, petits pieds-noirs, musulmans, caïds
ou grands chefs, officiers, sous-officiers ou soldats, que de souvenirs
vous avez accrochés à nos pas. D'une frontière à
l'autre. De la plus grande à la plus petite oasis, nous vous avons
tous connus. Vous avez été notre vie, nos peines, nos joies.
------"Tant
que ton cur battra pour moi",
c'était le titre d'un des succès de François Deguelt.
À lui seul, ce titre évoquait toute l'Algérie, la
vie que nous y menions, et le rideau tombait sur les derniers accents
de sa chanson, devenue célèbre par son talent et sa gentillesse.
------Le rideau
tombait, comme chaque jour, commençait alors une deuxième
journée pour les membres du " Music-hall en uniforme ".
Que ce soit dans une salle confortable d'une grande ville, le préau
d'une école ou en plein air, dans un poste, il fallait replier
les tréteaux ambulants, emballer la sono, ranger les costumes,
les rideaux.
------L'élégante
scène qui n'avait rien à envier à celle d'un cabaret
parisien était appliquée sur le côté d'un camion
et descendait mécaniquement, tel un livre s'ouvrant.Quelques tubes
pour tendre plafond et coulisses de chauds tissus. Un système de
grands paravents de toile cachant l'avant
et l'arrière du camion et la perspective était fort agréable.
Ajoutez à cela une rampe et des projecteurs et l'illusion était
totale.
------L'intérieur
du camion était réservé à la loge, spécialement
aménagée de placards-penderies et d'un lavabo. C'était,
à travers nos tournées, notre home principal.
------Chaque
soir, tout était rangé minutieusement; aussi les ouvriers
des planches se transformaient-ils en machinistes et en débardeurs.
Mais quelques minutes plus tard, après un
bon rinçage, garçons et filles se retrouveront avec nos
hôtes pour entretenir une conversation autour d'une table bien garnie,
où chacun ira de son histoire. Je me souviens d'un jeune sous-lieutenant
qui, pendant toute une nuit, nous raconta les histoires les plus drôles,
les plus courtes, les plus longues, et les plus... féroces. A ma
question " Mais pourquoi ne pas travailler
dans un cabaret spécialisé à Paris? ",
il me répondit : " Impossible, je
suis trappiste... " Et c'était vrai!
------Après
ces sympathiques réceptions, nos filles se transformaient en entraîneuses
(en tout bien, tout honneur) pour quelques pas de danse, où il
leur fallait souvent esquiver la main baladeuse d'un garçon en
mal d'amour.
Les terreurs de Diane
et d'Yvonne
------Une courte
nuit de récupération, bien ou mal couché, passant
çà et là du palace des villes au plein air pur et
simple, ou à la chambrée glaciale ou transformée
en étuve. Les filles avaient la chance de trouver un peu plus de
confort. Mais que ne leur a-t-on pas fait entre le lit en portefeuille
et les souris blanches! Comble du diabolisme, un soir, deux farceurs avaient
glissé une ficelle sous la baraque de leur chambre, avaient attaché
un casque au centre, et tels des scieurs ils tiraient sur cette ficelle
invisible, faisant se déplacer le casque dans leur chambre. L'effet
était, paraît-il, saisissant. Et je dois dire que jamais
une attaque sur la route, un mitraillage ou une mine n'ont plus impressionné
Diane et Yvonne.
------Ah!
les nuits sur cette frontière tunisienne, avec pour seul relief
des kilomètres de fil de fer barbelé et la silhouette énigmatique
des radars. Donner un spectacle de music-hall dans ce paysage pour "
salaire de la peur " relevait du défi. Pas d'éclairage,
pas de bruit, ou alors, spectacle en plein air, le visage au soleil, avec
sous les yeux : " Chauffeur, attention! réseau en charge à
5 000 volts ". Quel bel éclairage, si un coup de frein malencontreux
nous avait jetés dans cet enfer du feu de Dieu!..
De Médéa
à Biskra, ou d'Alger à El-Oued, le Théâtre
aux armées, son camion, ses chansons, ses bons mots. Tout le
monde attendait ça, dans '' le bled. El-Oued, où aux
alentours les palmeraies sont enfouies dans des cratères de
sable, qu'il faut remonter, chaque jour, à l'aide de paniers,
pour que les palmiers ne soient pas engloutis. Des files d'hommes,
assument cette tâche. |
------Au petit matin,
nous nous retrouvions accompagnés de la longue file des blindés
en patrouille, nous protégeant et nous guidant (ce qui était
d'ailleurs préférable. La seule fois où nous sommes
partis seuls, nous nous sommes trompés et avons traversé
une zone entière infestée de fellaghas. Nous nous en sommes
tirés, mais pas avec les félicitations du commandement.
Nous avions sûrement la baraka), pour nous acheminer vers les postes
les plus déshérités. Stop dans un petit village qui
semblait être envahi par les femmes. Pas un stop au hasard, notre
circuit était organisé, mal, fort souvent d'ailleurs, mais
organisé sur les papiers d'état-major, ce qui ne correspondait
pas toujours aux réalités du moment ou de l'heure.
------Qu'importe,
lieutenant X..., seul en tant qu'homme, ou presque, avec vos femmes, vous
nous avez surpris! Pied-noir bon teint, votre travail était fantastique,
vous parliez parfaitement arabe, revêtiez la cachabia et vous mêliez
à la foule des marchés afin de recueillir de précieux
renseignements sur les installations des fellaghas et sur leurs projets.
Un colonel en pyjama
!
------Quant à
vos femmes au tablier de servante, elles ont assisté, cet après-midi-là,
au spectacle le fusil entre les jambes en guise de sac à main.
Ce sont mes " harkettes ", m'avez-vous dit. Elles patrouillent
chaque soir dans le village et dans les environs; elles sont redoutables
et bien connues des fellaghas.
------Bravo,
mesdames! nous étions assez stupéfaits, surtout si l'on
fait le parallèle avec nos charmantes P.M.F.A. ou F.F.A. dont le
charme ne va pas s'encombrer (sauf rares exceptions) de faits de guerre
nuisibles à toute esthétique...
------Nous
vous avons quittés un petit matin d'automne pour El-Oued. Notre
convoi toujours composé de la 403 familiale, d'un camion de matériel
et du camion scène-loge.
Quelques escales et c'était déjà le grand désert.
Une arrivée triomphale en pleine sieste à Touggourt. Un
soleil de feu, dans une ville complètement endormie et un colonel
qui nous réceptionna en... pyjama. En hurlant qu'il nous attendait
depuis la veille. C'est bien possible, mon colonel, seulement voilà,
dans les vents de sable la 403 renâclait un peu. Alors, nous arrivons
quand nous pouvons.
------Mais
pourquoi diable, mon colonel, étiez-vous encore en pyjama, le soir,
pour assister au spectacle? Pourquoi a-t-il fallu que l'alerte sonnât
durant le tour de chant de François Deguelt? Pourquoi vous avait-on
volé votre fanion alors que le cinéma d'en face affichait
le Fanion du colonel et qu'une main
avait ajouté On a volé
(et cependant nous vous jurons que le pickpocket du spectacle, Jo Valdys,
n'y était pour rien) ? Enfin... Pourquoi, la malchance s'acharnant
sur vous, a-t-il fallu qu'une roquette réduise en poussière
votre appartement et votre uniforme en lambeaux alors que vous étiez
en pyjama?... Quelle bonne soirée nous avons passée! ...
------Par
contre, ce soir-là notre chambre était très confortable,
mais c'est à plat ventre sur la terrasse, tellement il faisait
chaud, que nous avons passé la nuit, François Deguelt et
moi. Nuit mémorable, puisqu'il y a composé son succès
de l'année :"Je te tendrai les bras."
|
|
------Arrivée
à Ouargla. Les pistes devenant trop mauvaises pour continuer en
véhicules, nous prîmes l'avion pour les oasis, après
une visite traditionnelle à Hassi-Messaoud, où la réception
des " pétroliers " donna lieu à des libations
sauvages à la lueur des torches géantes des derricks.
------À
Edjelé, un vent de sable rouge emporta comme un fétu de
paille notre décor de fortune; éclairage, rideaux, tout
avait disparu avec la pluie et le vent. Qu'à cela ne tienne, le
spectacle se déroula sous forme de cabaret dans une des salles
à manger du campement. Fort-Charlet-Djanet, la plus belle oasis
qui soit, où l'unique bistrot était tenu par une ancienne
péripatéticienne, qui faisait fonction, par surcroît,
de buraliste, d'écrivain public et je ne sais quoi encore, tout
en écoutant à longueur de journée des chansons paillardes
sur un tourne-disque dont l'aiguille sautait sous les grains de sable.
------Et puis
Tamanrasset, terre de mission du P. de Foucauld. Tamanrasset, ça
ne se décrit pas, c'est trop grand, trop beau, trop long à
décrire. El-Goléa et ses mouches, à croire qu'elles
avaient élu domicile uniquement ici, et retour à Ouargla
après quelques autres escales afin de reprendre notre matériel
routier, bien heureux de quitter ce JU-52 poussif où, pour tout
confort, nous voyagions sur les sacs de ravitaillement, le nez dans les
oignons et les pieds dans les patates. J'avais personnellement trouvé
un endroit idéal dans les toilettes; ce n'était pas très
confortable, mais je bénéficiais d'un cabinet particulier...
------Merci
à vous en passant, joyeux pilotes, radio, navigateur, qui nous
avez trimbalés tant de fois.
Le marabout guérisseur
------En remontant
vers le nord, Ghardaïa, la ville bleue, Laghouat, la ville verte,
firent évidemment nos délices bien que nous n'ayons guère
le temps de faire du tourisme.
------Les
kilomètres, nous ne les comptions jamais et quand nous arrivions
chez les légionnaires, toute fatigue était effacée,
même quand une grenade éclatait dans les premiers rangs des
gars de la 13e D.B.L.E. Notre arrivée à la légion
était toujours une explosion de joie et qu'il soit 8 heures ou
16 heures, une première chose s'imposait, le casse-croûte.
Ah! les légionnaires, que ne nous ont-ils pas fait faire! - séance
supplémentaire pour les gars qui arrivaient ou partaient de façon
inattendue en opération. Ils nous traînaient les après-midi
en hélicoptère dans les postes situés sur
les pitons pour y retrouver quelque gars complètement isolés.
La nuit, nous la passions dans leur cabaret, car je ne sais pas comment
ils se débrouillaient mais, partout où ils vivaient, il
y avait toujours un coin intime transformé en cabaret, dans un
cadre toujours très étudié, même sous la tente.
Dès qu'ils avaient un moment libre ils nous imposaient la visite
de leur coin. Ce jour-là nous nous sommes rendus du côté
de Djelfa chez le marabout guérisseur.
Une bombe dans le public...
------Pourquoi
ce vieil ascète avait-il manifesté le désir de nous
rencontrer? Que représentait pour lui le Théâtre aux
armées? Je ne le sais pas encore à ce jour. Par contre,
je ne suis pas près d'oublier l'étrange sensation des sentiments
éprouvés. Le cercueil de l'ancêtre drapé de
voilages aux vives couleurs auprès duquel nous avons pris un délicieux
café accompagné de dattes, entourés de plusieurs
dizaines de femmes et d'hommes venus de très loin avec leurs animaux
bêlants et caquetants et dont le sacrifice devait exorciser les
malades.
------Je dois
dire que compte tenu de grandeur du cimetière qui entourait la
" résidence " du mage, l'opération "guérison-miracle
" ne devait pas toujours réussir.
------Imaginez
un spectacle du Théâtre aux armées accompagné
des incantations du digne vieillard dominant le tumulte, des groupes étranges,
une bête renversée sur l'épaule, l'apaisement au cur,
un sourire indéfinissable sur les lèvres, celui de la foi
et de l'espérance...
------Et même
quand nous partions, amis légionnaires, au petit matin, quand nous
n'avions pu vous rencontrer tous, vous nous guettiez, une poêle
à frire d'une main pour nous faire croire que la route était
minée à cet endroit, une bouteille de champagne dans l'autre
main, celle de l'au-revoir.
------Ces
quelques anecdotes, féroces drôles, s'ajoutent à des
milliers d'autres mais je dois dire qu'il en fut de tragiques. Souvenez-vous,
habitants de Bouïra, ce soir de 1957 - sept morts, cinquante blessés
: une bombe venait d'éclater dans la foule des spectateurs, vous
étiez là, immobiles, hébétés, saisis
de vertiges.
------Vous
avez à peine bougé. Tony Valéry chantait la Corse
et patrouilla ensuite mitraillette à la main. Valdys dispensa ses
illusions, un revolver en travers de ses colifichets, tandis que les filles
se transformaient en infirmières et les camions en ambulances.
------C'était
la vie, une fois de plus le spectacle commencé dans la joie se
terminait dans les larmes et dans le sang.
------Après
un tel périple, notre repos à Alger était bien mérité.
Périodiquement nous revenions dans les villes,
vers une civilisation ou une forme de guerre totalement différente.
Notre pays à nous, c'était la Kabylie dans le froid, le
Sahara dans la chaleur.
------Notre
périple ouest, c'était de l'Algérois à l'Oranie.
Oran, nous l'aimions beaucoup et nous y avions beaucoup d'amis. Notre
plus beau souvenir c'est un spectacle dans le Théâtre de
verdure. 10 000 spectateurs avec, pour fond sonore, l'éclatement
des bombes de plastic dans différents coins de la ville. Et puis
c'était Sidi-BelAbbès (fief de la légion), Tlemcen,
Colomb-Béchar et puis, à nouveau, un tracteur du ciel nous
emmenait à Béni-Abbès (l'oasis aux mille fraisiers),
Timimoun (dormir dans le lit qui avait abrité le sommeil de la
grande-duchesse de Luxembourg), Adrar et sa place de la Concorde, Reggane
et sa bombe atomique...
------Mais,
chaque jour, c'était inlassablement, le voyage, le montage, le
démontage, le spectacle, l'arrivée ou le départ de
l'un des membres de la troupe avec, les soirs de dernière, les
éternelles farces, la meilleure contre F. Deguelt étant
le lâcher sur scène d'une centaine de gros cafards, sur lesquels
nous avions collé une carte de visite; essayez et vous verrez.
------Avoir
le cafard, c'était parfois le lot de tous. Nous nous étions
chargés du contraire, même si nous n'en avions pas envie.
Le moral, c'était pour tous le soutien clé, et Dieu sait
si l'on avait besoin de moral à Taberga ou à Morsott.
------Mais
ils étaient regonflés, les gars qui parfois assistaient
au spectacle assis dans les camions, prêts à partir, le fusil
entre les jambes. Ils partaient en hurlant de joie, le cur réchauffé
de chansons, de mots drôles, d'illusion. Ils étaient gonflés,
tous ces jeunes appelés qu'ils soient fils de commerçants,
de paysans, ou étudiants. Ils ont été notre soutien.
------Puis
vinrent nos derniers galas...
------Mais
après des années de cette vie de fou, insensiblement, bêtement,
tout se terminait à présent; sur le plan politique, les
événements se précipitaient, chacun sentant que nous
donnions nos derniers " galas ".
Nous redoutions ce dernier retour sur Alger. Nous le redoutions, car nous
savions d'avance que nous arriverions pour vivre les dernières
heures tragiques que l'Algérie tout entière allait devoir
traverser. Le sang qui coule se passe de chansons, de comédie et
d'illusions, même s'il prépare de grandes choses, à
ce qu'on dit.
------Baladins
de la joie, ici s'arrêtait notre mission. Bientôt, très
bientôt, nous n'aurions plus le droit, ni le pouvoir, hélas!
de faire rire qui que ce soit sur cette terre où les murs rougissaient
par-ci par-là du sang des dernières victimes.
------Quant
au public, ce cher public qui fut toujours l'essentiel de nos préoccupations,
il s'est dispersé une fois le rideau tombé. Avec un soupir,
il a quitté notre Théâtre pour le théâtre
moins réjouissant de la vie, où de spectateur il est devenu
l'acteur pitoyable et pourtant sincère de la vérité
que nous savons.
------Le grand
voile du silence est retombé avec le reste sur nos tréteaux
ambulants. Celui de l'oubli, j'en suis sûr, ne sera jamais tissé
pour aucun de nous.
Michel LEGAY
|