-------Dans
le Sahara septentrional, s'étend, particulièrement désolée,
la chebka du Mzab. Le mot chebka, " filet " en
arabe, dit bien ce paysage monotone et fantastique, ce plateau pierreux,
la hamada, où les vallées désséchées
des oueds sahariens dessinent comme des mailles enserrant la masse des
entablements rocheux, les gour, épargnés par l'érosion.
Ce " désert dans le désert " est traversé
par la vallée de l'oued Mzab où se dressent les cinq cités.
LE DÉFI DU DÉSERT
-------En
somme, peu de contrées aussi déshéritées:
un sol presque exclusivement rocheux, avec, au creux des oueds, des lits
sablonneux, primitivement impropres à la culture, qu'il a fallu
aménager au prix d'efforts extraordinaires et indéfiniment
renouvelés. Un climat caractérisé par les excès
torrides de l'été, les écarts considérables
des températures et la sécheresse extrême de l'air.
Une vie précaire, suspendue à ces pluies diluviennes qui
déterminent, environ tous les 2 ou 3 ans, la crue de l'oued, et
à un travail de Danaïdes pour arracher l'eau à la terre.
Les années heureuses sont celles dont on dit " l'oued
a porté ", a eu une crue. Aussi, l'existence des palmeraies
suppose une véritable création continuée ; plus,
un " miracle continué ". Ânes et
chameaux tirent à longueur de journée, dans un grincement
de chaînes, les récipients de cuir qui déversent dans
les bassins d'irrigation l'eau arrachée au fond des puits.
-------L'adaptation
au milieu naturel exige une cohésion extrêmement forte, nécessaire
entre autres choses pour assurer l'organisation merveilleusement rationnelle
du système d'irrigation et de distribution d'eau : la falaise est
cernée par un réseau de canaux collecteurs qui reçoivent
les eaux de ruissellement et les conduisent à des réservoirs
; dans la construction des barrages destinés à permettre
l'utilisation des crues, même science. " Ce
ne sont pas, écrit Jean Brunhes,
des établissements humains qui valent seulement par l'effort réalisé
et le degré relatif de production et de bien-être obtenus
en dépit des conditions naturelles, ce sont des établissements
qui valent par leur perfection absolue ; ils représentent ce qu'on
peut imaginer et réaliser de mieux comme culture d'oasis. "
-------Mais
ce chef-d'uvre d'aménagement, outre qu'il dévore des
quantités énormes d'énergie, absorbe grande part
des revenus. En effet, la nourriture des animaux nécessaires au
puisage de l'eau, les salaires des ouvriers, tout cela contribue à
faire des jardins et maisons d'été un luxe ruineux. Marey
rapporte ce mot d'un caïd : " Nos banques,
à nous, Mozabites, ce sont nos puits. Tout s'y engouffre "
; et l'on connaît l'analyse souvent citée de Gautier (Moeurs
et tout. des Musulm., 56) : " Les oasis.,.
ne pourraient subsister longtemps par leurs propres ressources..., c'est
un cercle vicieux, un paradoxe financier, et à proprement parler
une fantaisie de millionnaire." De ce paradoxe, il faut
rechercher le pourquoi et le comment.
-------On
sait que les Mozabites sont des Kharedjites Abadhites (secte hérétique
de l'Islam) qui doivent leur nom au fait qu'ils se sont mis en dissidence
contre Ali, quatrième calife, gendre du prophète au nom
de deux principes - tirés d'une interprétation stricte du
Coran tenu pour loi unique, à laquelle on ne peut rien ajouter,
rien retrancher - à savoir que tous les croyants sont égaux
et que toute action est bonne ou mauvaise, l'arbitrage n'étant
admis qu'en des cas exceptionnels. Ainsi, ces rigoristes égalitaristes,
selon qui la religion doit être vivifiée par la foi mais
aussi par les oeuvres et la pureté de conscience, qui attachent
un grand prix à l'intention pieuse, qui rejettent le culte des
saints, qui veillent avec une rigueur extrême à la pureté
des moeurs, apparaissent comme les protestants et les puritains de l'Islam.
------La formation
des cités du Mzab (cf. Mercier, Civil. urb. au Mzab) a été
dominée par le souci de défendre cet exclusivisme religieux.
De là vient que les Abadhites s'imposent, au cours de leur histoire
mouvementée, des conditions d'existence de plus en plus difficiles.
Les cinq premières villes furent créées en moins
de 50 ans, à partir de 1011, date de la fondation de El Ateuf ;
elles se situent toutes dans le même oued et dans un rayon restreint,
à l'exception de deux villes plus récentes (XVII' siècle),
Guerrara et Berriane.
-------L'histoire
de ces " dissidents " livre donc le pourquoi de cet établissement
paradoxal, véritable défi lancé aux conditions naturelles.
Mais comment l'homme a-t-il pu avoir le dernier mot dans ce débat
désespéré avec le désert ? La vie, la survie
des cités du Mzab est suspendue à l'émigration temporaire
et au commerce (1/6' de la population masculine vit hors du Mzab) qui
permet au Mozabite d'acquérir le capital nécessaire pour
assurer l'entretien des oasis et la culture dispendieuse des palmiers.
Mais cette solution pose elle-même un problème : s'il est
vrai que " le Mzab véritable n'est
pas au Mzab " que " toute
sa force est... dans les petits groupes de négociants mozabites
épars dans toute l'Algérie " Gautier, ibid., 57), comment
se maintient la cohésion de l'ensemble contre toutes les forces
de dispersion et de dissolution ? Comment, en outre, ces puritains rigoristes
ont-ils pu devenir " des hommes d'argent,
des spécialistes du grand négoce et de la finance "
sans rien renier de leur hétérodoxie dévote ? Comment
un sens aigu des techniques capitalistes peut-il s'unir, en les mêmes
personnes, aux formes les plus intenses d'une piété qui
pénètre et domine leur vie entière ? Comment cet
univers religieux, étroitement clos sur lui-même, soucieux
de s'affirmer comme différent, a-t-il pu s'ouvrir sur le monde
de l'économie la plus moderne sans se laisser entamer ou altérer,
et en conservant entière son originalité ?
-------La
culture mozabite trouve le fondement de sa cohésion dans la richesse
de ses traditions historiques, légendaires et doctrinales, dans
la précision harmonieuse du jeu des groupes à l'intérieur
des différentes communautés, dans le fonctionnement ingénieux
des ittifâquât, consignés par écrit et fertiles
en jurisprudence, enfin, dans une doctrine souple et rigide à la
fois, qui définit un style de vie parfaitement original en Afrique
du Nord.
STRUCTURE SOCIALE ET
GOUVERNEMENT URBAIN
-------Les
cités du Mzab, distribuées selon un ordre serré,
sont le résultat d'une exécution raisonnée. Le "
horm " est le territoire sacré où se
dressent les cinq villes du Mzab proprement dit et où se maintient,
pure de toute souillure, l'observance de la vraie religion ; aussi, départs
ou retours s'accompagnent d'un rituel de désacralisation ou de
sacralisation. Ghardaïa est située sur la rive gauche de l'oued
Mzab. En aval, sur la même rive, Beni Isguen, la ville sainte des
docteurs et des juristes abadhites, la cité du traditionalisme
vivace et re belle aux innovations hérétiques. Face à
Beni Isguen, Melika, asile du conservatisme juridique. Plus loin, Bou
Noura et El Ateuf, dont la vie est bien diminuée et ralentie. Enfin,
les deux villes excentriques, Berriane et Guerrara.
Ghardaïa
|
-------Ghardaïa
présente la forme d'une ellipse : au point culminant, la mosquée
; des rues qui s'étagent à flanc de coteau en circonvolutions
concentriques, elles-mêmes coupées de rues perpendiculaires
descendant en rayons vers la base ; au pied de la colline et à
la périphérie, la place du marché, traversée
en sa longueur par une artère ; au-delà, un rempart polygonal
à angles très ouverts. Tout autour, des cimetières
et des terrains vagues (Mercier). La mosquée, l'histoire le confirme,
apparaît bien comme le centre autour duquel s'est engendrée
la cité. A la fois château fort, édifice religieux
et en certains cas magasin, comme la guelaâ, elle assure la protection
morale et matérielle de la cité qui vit à son ombre.
Les villes du Mzab, comme la vie mozabite, ont deux " foyers "
bien distincts : la mosquée et le marché. La mosquée,
foyer de la vie religieuse a repoussé le marché, foyer de
la vie économique et de l'activité profane : les maisons
s'entassent comme un jeu de cubes et s'étagent, attirées,
happées par la mosquée qui prolonge leur élan de
son minaret dressé vers le ciel. En outre, la ville profane est
comme resserrée entre la mosquée et ces immenses nécropoles
qui entourent les villes du Mzab, champs de tombes anonymes où
se dressent les oratoires et les sanctuaires, où sont célébrées
les solennités publiques et où se tiennent même les
assises judiciaires comme pour affirmer la solidarité des vivants
et des morts. Le cimetière, immense ombre portée de la cité
vivante, est sans doute, comme plus généralement en Afrique
du Nord, le fondement et le symbole de l'attachement irréductible
qui unit l'homme à son sol. On sait que les Abadhites sont tenus
de se faire enterrer au Mzab. Chaque fraction a son cimetière distinct
dont le nom est emprunté à l'ancêtre qui, selon la
tradition, s'y trouve enseveli.
-------Enfin
le plan de la ville laisse entrevoir la structure de la société
mozabite. La " culture " mozabite est caractérisée
par l'intégration extrêmement forte de la famille étendue
(achira), élément simple et indivisible, clé de voûte
de l'édifice social. Le " clan " ou fraction (quebila),
groupant plusieurs familles a généralement son quartier
propre, son cimetière, son héros éponyme et son patrimoine
qu'il défend âprement. Certains de ces clans réunissent
non plusieurs familles, mais plusieurs groupes déjà constitués
de familles. Enfin la tribu (arch) rassemble plusieurs clans. Ainsi la
tribu de Ghardaïa comprend deux " clans " complexes (composés
de plusieurs groupes de familles) qui restent bien distincts quoique l'immigration
de fractions nouvelle bouleverse les limites que les anciennes s'étaient
assignées jusqu'à les faire disparaître.
-------Chaque
clan défend fortement son identité et sa cohésion
au prix de violents débats qui s'organisent selon les " çoffs
". On a vu que Ghardaïa est constituée par deux groupes
de fractions qui, au lieu de se fondre comme leurs quartiers, sont restés
profondément opposés. Le çoff de l'Est s'oppose au
çoff de l'Ouest, chacun s'intitulant aussi du nom du " clan
" qui le domine. Ici encore une " organisation dualiste ",
et la distribution de la société en deux groupes antagonistes
qui ne coïncident pas exactement avec l'organisation clanique. Les
çoffs, groupements infiniment complexes, jouent le même rôle
qu'en Kabylie ou en Aurès e t l'opposition, qu'entretiennent et
raniment les incidents journaliers, ne peut que se renforcer à
s'exercer sans' cesse au moindre prétexte.
-------Chaque
" clan " confie la police du quartier à des " magistrats
" et désigne en outre son chef et un certain nombre d'anciens,
pris dans des familles différentes, qui, avec les magistrats, forment
la djemaâ ; celle-ci se tenait autrefois à la " haouita
", ellipse de 26 pierres empruntées à des tombes et
disposées sur la place du marché, comme si les délibérations
juridiques et les débats politiques concernant les décisions
temporelles, avaient choisi pour s'exercer l'emplacement du commerce et
des transactions profanes, tout en invoquant la protection des morts.
-------A l'image
de la cité profane, dominée par la mosquée, la vie
politique profane et son expression, la djemaâ des laïcs, est
dominée par les cle rcs, qui, presque toujours, vivent groupés
autour de la mosquée et entre lesquels on distingue les clercs
majeurs, animés d'un profond rigorisme religieux, et les clercs
mineurs. La djemaâ des laïcs, dirigée par un hakem,
détient comme en Kabylie ou dans l'Aurès le pouvoir législatif
et le pouvoir judiciaire. Cependant, au Mzab, elle est, par soi seule,
dépourvue d'autorité et d'efficace et se borne bien souvent
à assurer l'exécution des décisions. Elle se réunit,
pour toutes les questions d'importance, dans £a mosquée,
en présence du " conseil " (le " cercle ")
composé de 12 clercs majeurs et sous la présidence d'un
cheikh, chef local de la vie religieuse désigné par les
clercs. Il arrive que ces assemblées se tiennent aussi dans les
cimetières, comme pour mieux assurer l'autorité des clercs,
dépositaire de la tradition des ancêtres et détenteurs
de la haute juridiction sur tout ce qui relève de l'observance
des principes enfermés dans le Coran ou dans les ouvrages de doctrine
abadhite. Parmi les membres de la djemaâ laïque, seuls les
" magistrats " peuvent prendre la parole et le rôle des
anciens se borne assister et assentir.
-------C'est
parmi les clercs majeurs encore qu'est élu le cadi mozabite qui
juge à la fois selon le droit coranique et selon les " ittifâqât
", recueil écrit de coutumes. Ces ittifâqât toujours
susceptibles d'être modifiés pour régler les problèmes
de l'heure, mais sans cesse jugés en référence à
la jurisprudence religieuse, régissent aussi bien la vie politique
que les moeurs privées, prévoyant des sanctions archaïques
mais profondément redoutables : bastonnade, amende, ostracisme,
" excommunication ", sanction suprêmement redoutée,
qui exclut le coupable de la communauté religieuse et sociale,
les " laveurs de morts " refusant en outre dans ce cas d'accomplir
les rites de l'inhumation. De façon générale, aucune
décision importante, prescription civile, interdiction nouvelle,
sanction contre un délit grave, etc., n'est prise sans l'intervention
du " cercle ".
-------Le
chapitre des clercs qui fournit encore les dignitaires de la mosquée,
l'iman, le muezzin, les maîtres d'écoles coraniques et surtout
les cinq " laveurs des morts " en même temps " censeurs
de moeurs ", détenteurs d'une autorité morale immense,
possède un pouvoir presque absolu ; l'égalitarisme ne souffrant
qu'une exception - en dehors de la distinction floue, entre les "
acils ", descendants des premiers habitants de la cité et
les " nazils ", venus plus tard - à savoir l'opposition
entre les clercs et les laïcs, on peut à juste raison parier
de théocratie.
-------Sans
doute les clercs se tiennent-ils à l'écart des affaires
quotidiennes et laissent-ils à l'assemblée des laïcs
le soin des affaires temporelles,l'autorisant à élaborer
des " ittifâquât " touchant l'organisation
de la cité. Sans doute, les laïcs sont-ils associés
au gouvernement de la cité à travers leurs représentants
aux assemblées qui doivent être consultés, mais en
cas de conflit, les clercs ont toujours le dernier mot, parce qu'ils disposent
d'armes redoutables, l'excommunication contre les individus et contre
la communauté, la suspension de toutes les activités religieuses.
-------Ainsi,
le consistoire qui dirige les cités est à la fois "
assemblée des anciens et magistère
moral ". Les ittifâquât, où s'exprime
le réalisme minutieux déjà observé dans les
kanouns kabyles ou chaouïa - l'intervention constante et méticuleuse
du groupe trouvant ici son fondement dans la doctrine religieuse - laissent
apparaître toute la complexité cohérente de l'ordre
moral mozabite, fondement d'une des réussites sociales les plus
étonnantes et clé de ce miracle de l'adaptation parfaitement
réussie à la nouveauté, jointe à la fidélité
totale envers la tradition la plus stricte.
-------Le
dialogue entre clercs et laïcs, entre le monde sacré et le
monde profane, se double du débat entre le groupe politique plus
ou moins étendu et l'unité sociale fondamentale, de type
agnatique, entre les solidarités larges mais dans la même
mesure inconsistantes et les particularismes étroits mais qui prennent
force dans le sentiment familial. Sans doute, les Mozabites ont-ils conscience
de participer à une unité que l'on peut appeler, faute de
meilleur mot, confédération, unité circonstancielle,
comme son homologue kabyle. Toutes les raisons favorables au dépassement
du particularisme des groupes agnatiques semblent réunies : situation
insulaire dans un monde naturel et humain hostile, mémoire d'un
passé commun, sentiment d'appartenir à une communauté
religieuse qui se définit par un surcroît de rigueur et d'intransigeance,
" la famille de Dieu ", le peuple élu. Cette foi religieuse
qui se pose par opposition, possède une conscience aiguë de
son originalité, mais l'affirmation de soi y est avant tout affirmation
de la différence.
|
|
-------Les tentatives
d'union politique des cités n'apparaissent que sous l'effet de
causes temporaires, politiques ou juridiques (par exemple, quand le Mzab
fait sa soumission à la France). Les représentants des villes
du Mzab se réunissaient hors de toute cité, pour y traiter
des questions touchant les intérêts généraux
de la " confédération " mozabite. Mais ces essais
de synoecisme, sans cesse compromis par l'esprit particulariste, s'évanouissaient
avec la cause qui les avait déterminés. Ainsi (comme en
Kabylie et en Aurès), disparus les grands ébranlements qui
font revivre les larges solidarités, l'équilibre se rétablit
autour des unités étroites de type agnatique, le lien entre
les cités agissant plus par opposition à l'externe que par
cohésion interne.
PURITANISME ET CAPITALISME
-------Cependant,
on conçoit combien grandes doivent être les forces d'intégration
quand on sait combien sont puissantes les forces de dispersion : en effet,
rien ne parvient à déterminer la rupture du Mozabite avec
sa communauté, ni la dureté et a rudesse de la terre de
ses ancêtres, ni l'attrait des conditions de vie plus humaines qu'il
peut connaître dans les villes du Tell, ni l'ivresse des richesses
acquises, comme si l'or, ainsi que dans les contes, n'était que
sable hors de l'enceinte du Mzab, ni les longs séjours loin des
siens et la vie communautaire, ni le bannissement pour un meurtre commis
à l'occasion de lutte de çoffs, ni les conflits d'intérêt
entre les cités, les groupes, ou les individus ; à toutes
les influences dissolvantes s'opposent la pression extrêmement vivace
que le groupe exerce sur tous ses membres par l'intermédiaire de
la doctrine, la cohésion déterminée par l'effervescence
intense de la vie religieuse, la présence dans tous les actes de
la vie et au coeur de tous les hommes, de la loi religieuse vécue
à la fois comme règle qui s'impose de l'extérieur
et comme signification intérieure de la conduite. Par suite, la
moindre concession ou le moindre relâchement de la règle
suffiraient à ruiner cette société, artificiellement
édifiée en un monde artificiellement créé
(cf.. île de Djerba).
-------Ce
n'est donc qu'au prix d'un rigorisme volontariste et d'un exclusivisme
fondé sur un haut sentiment de son originalité et de son
excellence, ce n'est que par la vertu d'un particularisme affirmé
et conscient de son identité, que la " culture " mozabite
peut résister à la dissolution (de là une sorte de
refus systématique des nouveautés). Lors même qu'il
s'engage dans les activités les plus profanes de l'économie
moderne, lors même qu'il demeure longtemps séparé
du foyer de vie religieuse et sociale, le Mozabite sauvegarde inaltéré
et inaltérable son attachement à la terre, à la société,
à la religion des cités qui restent " l'arche sainte,
la cellule close, où se forme l'âme des générations
nouvelles, dans la discipline rigide des familles inviolées et
dans l'atmosphère théologique des séminaires "
(E.F. Gautier).
-------Le
charme et les attraits des terres d'émigration ne sauraient retenir,
parce que tout est fait pour rappeler avec force - et en particulier ces
kanouns qui prescrivent des retours périodiques destinés
à assurer la permanence du groupe et à replonger les émigrés
dans l'atmosphère religieuse - que la fin de l'émigration
n'est pas l'émigration elle-même, ni, même ce qu'elle
procure, mais la conservation du groupe, condition de survie pour la communauté
religieuse. Au regard de cet impératif absolu, sans cesse affirmé,
il n'est rien que d relatif. C'est donc la doctrine et le style de vie
qu'elle inspire qui constituent la clé du " paradoxe "
mozabite. On peut sans doute tenter d'expliquer la réussite économique
et sociale que consti ue le Mzab et même les principes et la doctrine
qui la fondent, en termes d'économie, et prétendre que,
en raison de la pauvreté de leur terre, les Mozabites n'avaient
d'autres recours que l'émigration et le commerce qui eussent exigé
d'eux, en tout cas, certaines des vertus que le dogme leur impose. Ne
faut-il pas penser plutôt que la doctrine et les règles de
vie qu'elle prescrit préparaient les Mozabites à la réussite
dans le monde du commerce et de l'économie moderne ?
-------Comme
la réforme, avec la croyance en la prédestination et la
prédamnation, l'abadhisme introduit la notion d'une ascèse
laborieuse dans le monde - l'homme ayant le devoir d'augmenter ses richesses
et la misère étant spontanément considérée
comme punition de Dieu pour des fautes passées - du fait que les
oeuvres sont aussi importantes que la foi. Le travail, entendu comme ascèse
et discipline, est considéré comme sacré.
-------De
plus la doctrine invalide les prières dont le sens n'est pas parfaitement
compris de ceux qui les récitent ; en sorte que le croyant doit
savoir lire et écrire la langue du Coran, les clercs faisant de
l'instruction publique leur première tâche. Pourvu de ce
minimum de science qu'exige la religion, le Mozabite est armé pour
la pratique du commerce. La doctrine prescrit encore les vertus d'honnêteté,
exalte les qualités de volonté et de discipline, ainsi que
le détachement à l'égard des choses de ce monde et
interdit rigoureusement le luxe et la prodigalité, toute infraction
à ces principes étant sanctionnée par les ittifâqât.
Aussi, comme il ne peut utiliser à des dépenses de luxe
l'argent amassé, le Mozabite n'a d'autres ressources que de le
réinvestir.
-------L'ascèse
dans le siècle excluant toute jouissance de la vie, l'accumulation
du capital devient une fin en soi qui, interprétée en termes
d'eudémonisme ou d'hédonisme, parait absolument irrationnelle.
En outre, par un phénomène étrange de ré interprétation,
des attitudes et des préceptes doués d'un sens déterminé
dans le contexte religieux et social du Mzab traditionnel, reçoivent
une signification et même une fonction nouvelles, dans le contexte
de l'économie moderne. Ainsi l'entraide qu'impose la solidarité
entre tenants de la même doctrine ou entre membres d'une même
cité, d'un même " clan . ou d'une même famille,
vient à se convertir en " entente commerciale " et même
en
société de capitaux ". De façon générale,
les fonds de commerce sont propriété du groupe familial,
les associés exerçant le contrôle des comptes et l'argent
acquis étant destiné à la famille demeurée
au Mzab. Partout, en toutes circonstances, l'entraide s'exerce. Souvent,
le père emploie ses propres enfants ou l'oncle ses neveux ; dans
la plupart des cas, les employés appartiennent à la famille
de leur patron, ou bien font partie du même clan ou de la même
tribu.
-------La
cohésion extrêmement forte de la famille constitue donc,
avec le sentiment d'appartenir à une communauté religieuse
originale et la volontéd'y demeurer fidèle, le meilleur
obstacle à la dispersion en même temps que la condition de
possibilité de l'émigration (cf. Kabylie). De sorte que
la femme, sauvegarde du groupe, constitue la racine de la société
des émigrés, comme on le_ voit dans la règle fondamentale,
véritable " loi de salut public " qui interdit à
toute femme de quitter le Mzab et où s'affirme la volonté
résolue de sauvegarder la communauté, en empêchant
tout exode définitif. On rapporte qu'en 1928, la population de
Berriane s'unit pour s'opposer au départ d'une femme vers Alger
(Vigouroux). C'est que les femmes ancrent les Mozabites à la terre
de leurs pères, à leur passé, leurs traditions, dont
elles sont les gardiennes ; sous la surveillance des anciens, qui veillent
à leur conduite, elles enseignent aux enfants les vertus fondamentales
et le strict respect des lois. Parmi elles, " les laveuses des morts
" exercent une énorme influence. Elles ont pour tâche
essentielles d'enseigner aux autres femmes dont elles surveillent la conduite,
les principes de la religion. Le comportement de la femme mozabite est
en effet strictement réglé et défini par une foule
de prescriptions et d'interdits.
-------Ainsi
que dans toute l'Afrique du Nord, les femmes forment une société
distincte. Au Mzab, ces caractères sont poussés à
la limite. Elles ont une sorte de culte particulier, tout encombré
d'étranges superstitions et en marge de la religion offic ielle
qui est 'affaire des hommes ; elles ont leur sorcellerie avec des rites
particuliers ; des chansons qui leur sont propres ; des travaux spéciaux
ou des techniques spéciales pour les travaux communs ; un langage
original même par sa phonétique. son vocabulaire et sa phraséologie.
La séparation des sociétés masculines et féminines
est presque totale (voile qui ne découvre qu'un oeil ; local réservé
à la mosquée, etc.), mais ne va pas sans conférer
une certaine autonomie à la société féminine
et l'institution des laveuses de morts en fait foi, qui exercent sur les
femmes une autorité analogue à celle que détiennent
les 12 clercs chez les hommes (par exemple, le pouvoir d'excommunication).
LE DIALOGUE ENTRE LA PERMANENCE ET L'ALTÉRATION
-------Pour
comprendre une culture aussi cohérente, il est indispensable de
renoncer au projet de tout expliquer par une cause privilégiée.
S'il ne fa ut pas douter que le défi lancé par la nature
la plus hostile réclame, impérativement, cette conduite
volontariste, cette mobilisation incessante des énergies, cet effort
tendu, obstiné et têtu pour assurer la survie du groupe,
bref les vertus même que prescrit la religion, il n'est pas moins
sûr que, n faisant du travail et de l'entraide des devoirs sacrés,
en prescrivant le renoncement au luxe et en inspirant à tous les
membres de la communauté religieuse un fort sentiment de leur originalité
et la ferme résolution de la défendre, la doctrine puritaine
et rigoriste qu'ils professaient, outre qu'elle leur a fourni les armes
indispensables pour vaincre les difficultés naturelles, leur a
donné les moyens et la volonté, propre aux minorités,
de réussir dans le monde de l'économie moderne, les préservant
de la dissolution dont leur " culture " était menacée
par le contact de la civilisation occidentale. Aussi le débat entre
l'interprétation spiritualiste ou webérienne et l'interprétation
" matérialiste " n'a-t-il guère ici de sens, parce
que tout se tient inséparablement joint et lié, que tout,
par suite, est cause en même temps qu'effet. Ainsi le dogme, ainsi
le milieu naturel et l'économie, ainsi la structure politique et
familiale. En chacun de ces domaines, se manifeste l'esprit tout entier
de cette civilisation, sorte d'édifice où chaque pierre
est clé de voûte.
-------A partir
de chacun de ces thèmes pris comme centre, il est possible d'engendrer
l'ensemble de la culture, puisqu'il n'en est aucun qui ne prenne sens
par tous les autres : la désolation et l'hostilité de l'environnement
naturel renvoient d'une part à l'irrédentisme et à
l'exclusivisme de la doctrine religieuse qui en a déterminé
le choix, et d'autre part à l'émigration qui permet la survie
au désert ; mais l'émigration elle-même suppose d'une
part la doctrine religieuse, garantie de cohésion, incitationà
l'adaptation raisonnée et valeur des valeurs dont il faut à
tout prix assurer la sauvegarde en en maintenant les fondements économiques
; et d'autre part la famille dont la forte unité, outre qu'elle
assure l'équilibre social, est la sécurité et le
point d'attache de l'émigré ; stabilité et solidité
de la famille sont elles-mêmes ménagées par la doctrine
religieuse, par l'ordre moral que fait régner le gouvernement des
clercs et par l'ensemble de l'organisation politique ; mais celle-ci en
retour doit grande part de sa cohésion à l'éducation
octroyée aux enfants par le groupe familial, chargé d'enseigner,
selon les méthodes strictement et précisément définies,
le respect des principes et la pratique des vertus qui fondent l'existence
de la société.
-------On ne s'étonnera
pas qu'une société aussi fortement consciente de ses valeurs,
et de celles surtout qui ne peuvent être reniées sans que
le groupe ne vienne à perdre son identité, ait su conserver
entière son originalité. Certains observateurs, après
l'annexion du Mzab, s'interrogeaient sur l'issue du choc entre la pentapole
traditionnaliste et les puissances techniques et rationnelles du monde
moderne. Ainsi, le Docteur Amat prédisait en 1888, une rapide décadence
du Mzab. pour des raisons économiques et sociales : abolition du
trafic (les esclaves, amélioration des transports et surtout sécurité
nouvellement assurée qui devait, selon lui, inciter les habitants
des cités du
désert à gagner des régions plus favorisées
de l'Afrique du Nord. De même E. Zeys argumentait en faveur de l'annulation
de la loi interdisant aux femmes l'émigration et prévoyait
le départ de familles entières vers le Tell. Aucune de ces
prévisions ne s'est réalisée ;les Mozabites, devenus
hommes de commerce et de finance, et parmi les plus habiles, persistent
à laisser leur famille et leur maison au désert et à
se faire enterrer dans le sol de leur vallée.
-------La résistance
d'un groupe traditionnel à la pression de la civilisation occidentale
ne peut s'appuyer sur le seul pouvoir de la volonté et doit disposer
de ressources matérielles, spirituelles et intellectuelles considérables.
Les Mozabites sont protégés de la désagrégation
par leur richesse et leur admirable gouvernement urbain. Grâce à
leur éducation, ils ont pu maîtriser suffisamment les techniques
commerciales modernes et les pratiques capitalistes, pour engager leurs
biens dans une économie hautement complétive. De plus, leurs
cités n'ont jamais été en contact direct et constant
avec les membres de la civilisation occidentale. Mais tout cela serait
de peu sans la force spirituelle qui anime cette communauté.
-------Comme
le Calvinisme, la doctrine exalte la discipline personnelle et l'ascèse
laborieuse en ce monde ; elle impose le devoir d'acquérir des richesses
non point pour le bénéfice personnel mais pour la gloire
de Dieu et la permanence de la communauté. En outre, le monde des
valeurs s'organise autour de deux pôles opposés, le domaine
du profane, la vie économique, et le domaine sacré, la vie
religieuse. La conscience vécue de cette distinction peut seule
expliquer que la résistance farouche le particularisme têtu
et scrupuleux, la fidélité ombrageuse à soi-même,
puissent coexister avec l'évolution avisée, l'effort de
transaction et d'élaboration réfléchie ; jamais peut-être
le dialogue entre la permanence et l'altération n'a présenté
une telle rigueur lucide.
-------Le maintien
de la stabilité, loin d'exclure l'altération, suppose la
capacité de se modifier pour répondre aux situations nouvelles
(principe d'hérnéostasis). Mais ces transactions doivent
s'accompagner de la conscience, claire ou obscure, des valeurs et des
normes dont la permanence doit être maintenue à tout prix
(" point focal culturel ", par opposition à celles qui
peuvent être modifiées ou réinterprétèes
afin d'assurer stabilité aux premières (éléments
marginaux). C'est dans ce contexte que prend pleinement sens la réussite
matérielle des Mozabites et leur adaptation presque miraculeuse
à des former, d'activité économique étrangères
à la stricte tradition, l'altération consciemment assumée
étant destinée à garantir la permanence des valeurs
inaltérables, celles qui fondent la communauté spirituelle.
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